Histoire d’une voix

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

Comme tous les biographes d’Ella Fitzgerald, Steven Jezo-Vannier, qui vient de publier Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, est confronté à une vraie difficulté. Comment raconter la vie d’une artiste dont on ignore tant de choses de la vie personnelle, notamment au sujet de son enfance et de son adolescence ? On proposera alors de suivre à la trace la carrière de cette artiste.

Ella Fitzgerald naît en 1917 à Newport News (Virginie) et meurt en 1996 à Beverly Hills (Californie). À la fin de l’adolescence, elle se fait remarquer en gagnant des concours amateurs de chants à Harlem, avant d’être recrutée par Chick Webb pour son orchestre. Ses conseillers (agents, producteurs) sont s’abord Moe Gale et Joe Glaser, puis Milt Gabler. Quand Norman Granz entre en jeu, la carrière de Fitzgerald paraît prendre un élan nouveau. Ardent défenseur du jazz et militant antiraciste, Granz lance notamment la série des Great American Songbooks (Cole Porter, Rodgers & Hart, Duke Ellington, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen, Jerome Kern, Johnny Mercer); entre 1956 et 1964, cette série d’enregistrements fera autant pour asseoir la carrière de Fitzgerald que pour démontrer la légitimité du jazz comme musique sérieuse de l’Amérique. Entre les années 1930 et la fin des années 1980, la chanteuse passera son temps en tournée aux quatre coins du globe; cela ne lui permet guère d’avoir une vie privée (amoureuse, familiale) riche. On l’entend à la radio, on la voit à la télévision. Ses dernières années sont marquées par des maladies à répétition.

Sur le plan musical, l’auteur présente clairement ce qui caractérise celle qui fut d’abord «The First Lady of Swing», puis «The First Lady of Jazz», et enfin «The First Lady of Song» : étendue du registre vocal; sens du rythme; clarté de la diction; goût de l’improvisation; maîtrise du scat, sa «signature artistique» (p. 82); énergie en apparence à toute épreuve; étendue de son répertoire (on le lui a souvent reproché), des ballades classiques du jazz aux chansons des Beatles, en passant par le blues et le country. Les amis et collaborateurs y sont : Louis Armstrong, Duke Ellington, Oscar Peterson, Count Basie, Joe Pass, Frank Sinatra, Ray Brown, Dizzy Gillespie, etc. Les faiblesses ne sont pas masquées : chez Capitol, Fitzgerald s’est «égarée» (p. 311). La comparaison avec Billie Holiday est une figure obligée de ce genre de livre.

Jezo-Vannier suit méthodiquement et dans le détail la carrière de la chanteuse. Son ouvrage est d’abord et avant tout une synthèse des travaux existants, dûment cités en notes. Il est quand même quelques aspects de cette carrière sur lesquels il apporte un éclairage neuf. C’est le cas quand l’auteur explique comment l’orientation stylistique d’Ella Fitzgerald doit beaucoup plus qu’on ne le dit à Milt Gabler; toutes les réussites de la chanteuse ne sont pas le fait du seul Granz, malgré ce que lui-même a pu prétendre (p. 166, p. 181, p. 210). Un autre passage (p. 262-263), sur le quoting, cette «tradition du jazz qui consiste à citer et intégrer différents airs dans une même chanson» (p. 263), est également novateur.

Sur le plan de la psychologie fitzgeraldienne, Jezo-Vannier insiste sur l’insécurité de la chanteuse : «Consciemment ou non, Ella utilise la chanson pour apaiser ses doutes et être aimée» (p. 40); «Le manque d’estime déforme la vision qu’Ella a d’elle-même» (p. 89); «Sa vision d’elle-même et de ses capacités est déformée par le doute» (p. 177); «Hypersensible, elle peut facilement chavirer, se renfermer et subir les affres de la dépression» (p. 290). Cela ne fait pas de doute.

Sauf pour les dernières années de la vie de Fitzgerald, traitées un peu succinctement, cette biographie musicale donne à lire avec honnêteté et précision une carrière hors du commun.

 

Référence

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.

Frédéric Beigbeder est un mononc’

Frédéric Beigbeder, Bibliothèque de survie, 2021, couverture

Frédéric Beigbeder vient de publier sa Bibliothèque de survie. Il faut saluer la brièveté de ce «petit précis de littérature du nouveau siècle» (p. 13), de ce «panorama rapide» (p. 14), de ce «manuel de combat» (p. 15). L’auteur, qui serait critique littéraire, y propose, du dernier au premier, son «top 50 de 2021» (p. 27), en l’occurrence des œuvres qu’il aime, de 1673 à 2021, en expliquant malheureusement ses choix.

Bibliothèque de survie n’étant pas avare de marques de la première personne du singulier (je me moi), on pourrait facilement dresser l’autoportrait de son signataire. À chaque jour suffit sa peine : contentons-nous d’un seul aspect de cet autoportrait.

Pour le dire en français populaire du Québec, Frédéric Beigbeder est un mononc’. (Les lecteurs hexagonaux, pour ne pas être largués, pourraient remplacer mononc’ par beauf.) Comment reconnaît-on le mononc’ ?

Il regarde le monde par l’entrebâillement de sa braguette. Il est tout échauffé dès qu’il est question de prostitution (il est pour). Il se vante sans se vanter de ses conquêtes sexuelles : «Une amie commune a publié un roman sur leur vie sexuelle; j’ai béni le ciel qu’elle ne se souvienne plus de moi» (p. 96). Le féminisme, ce n’est pas tout à fait clair pour lui : «Colette est mieux que féministe : elle est féminine» (p. 161).

Il essaie de faire de l’humour avec la pandémie de 2020-2021 en se moquant des médecins (p. 145-146). Il déplore que, selon lui, les États-Unis en aient perdu le sens. «Faut-il vraiment américaniser les comportements culturels français ?» (p. 22) râle en effet le mononc’.

Littérairement, les clichés ne lui font pas peur. Le style, qui serait si important pour lui ? «Les portraits de Femmes [de Jacques Chardonne] sont fragiles et touchants comme des aquarelles» (p. 92). La géographie du roman contemporain ? «Quelle fabuleuse idée que d’avoir importé ce roman choral de notre jeune cousine d’outre-Atlantique» (p. 101), Marie-Ève Thuot.

Enfin, il aime les blagues idiotes. Exemples, tous autour du même thème :

«On reproche à Carmen de mettre en scène un féminicide mais que faire de Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès (1980) ? Faut-il rebaptiser cette pièce Combat de racisés et de canidés ?» (p. 18)

«Un poète le savait, c’est Baudelaire. Les Fleurs du mal est le titre qui résume tout. Ce n’est pas Les Rhododendrons du bien» (p. 21).

Dany Laferrière «est l’auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, en 1985, dont il apparaît évident que ce titre sera bientôt remplacé par Comment obtenir le consentement d’une personne racisée» (p. 73).

Le mononc’ est bien des choses, mais pas un auteur dont la lecture est indispensable.

P.-S.—L’Oreille tendue a consacré, de façon bien tatillonne, quelques tweets à ce «panthéon littéraire» (quatrième de couverture) : sur Louis XIV, sur les météores, sur la vie, sur le marivaudage, sur Xavier de Maistre, sur les Parisiens, sur les Mémoires.

 

[Complément du jour]

L’Oreille tendue n’est pas seule. Dès 2018, Luc Jodoin associait Beigbeder et «mononcle». C’est .

 

Référence

Beigbeder, Frédéric, Bibliothèque de survie. Essai, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021, 160 p.

Amours risibles

Ariane Chemin, À la recherche de Milan Kundera, 2021, couverture

I

En 2019, à la demande de Kevin Lambert, l’Oreille tendue publiait, dans les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, un essai intitulé «Accidents de lecture». En voici le deuxième paragraphe :

Il est ainsi des livres que l’on ne souhaite pas reprendre, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, futiles ou pas. Il est aussi des auteurs que l’on a abandonnés en cours de route. On les a lus, parfois étudiés, longtemps suivis, fréquentés avec assiduité, puis, un jour ou au fil des années, ça s’est arrêté. On ne veut ni les relire ni continuer à les lire. L’amitié n’y est plus (p. 179).

II

Ariane Chemin est reporter au quotidien le Monde et admiratrice de Milan Kundera. Sous forme de feuilleton, elle a mené une enquête sur cet écrivain qui refuse entrevues et présences médiatiques depuis 37 ans. Les Éditions du sous-sol publient en livre ce portrait d’un «écrivain fantôme» (p. 9), d’un «disparu volontaire» (p. 10), d’un «absent omniprésent» (p. 137).

L’autrice n’a pas l’intention de proposer une analyse de l’œuvre de Kundera, même si ses textes sont cités ou évoqués plusieurs fois, de même que son passage de la poésie au roman et du tchèque au français. Elle discute avec la femme de l’écrivain, Vera, visite les lieux qu’il a fréquentés (Brno, Prague, Rennes, Paris), interviewe certains de ses proches et de ses exégètes, consulte les interminables rapports de la police tchèque sur «Élitiste I» et «Élitiste II» (2374 pages), leurs surnoms bureaucratiques (voilà qui paraît neuf). C’est l’homme Kundera qui l’intéresse, au moins autant que l’auteur.

Pour le dire poliment, l’image qui ressort de ce travail journalistique est bien peu flatteuse. Kundera, sous la plume d’Ariane Chemin, est intraitable et mesquin (dans ses textes, il cite d’abord élogieusement Philippe Sollers, qu’il apprécie; il se brouille avec lui; il le fait disparaître des rééditions). Lui et sa femme souhaitent verrouiller le discours qu’on tient et qu’on tiendra sur lui; à juste titre, Chemin appelle cela un «roman officiel» (p. 29). En «grand tacticien» de sa postérité (p. 104), il essaie de minimiser, voire d’effacer, par exemple, l’importance de son passé communiste. Il s’escrime à «toujours maçonner et verrouiller soi-même son œuvre avant de quitter les vivants» (p. 98). Il n’aime plus la lecture proposée par Aragon dans sa préface de la Plaisanterie (1968) ? À la trappe !

Ariane Chemin, à la fin de son livre, parle du «destin tragique» de Milan Kundera (p. 133). Ce n’est pas la seule lecture que l’on peut faire du personnage.

P.-S.—Le portrait de Kundera est dur. Celui de Vera et de ses superstitions (p. 63, p. 110-112) ne l’est pas moins, bien qu’Ariane Chemin ait manifestement de l’affection pour elle.

P.-P.-S.—Au premier abord, l’objet est joli. Puis on le lit et on s’étonne d’y trouver tant de répétitions («son ami» est martelé), d’incohérences (il a 91 ou 92 ans, Kundera ?), de coquilles (p. 73, p. 117), de jeux de mots nases («seule une traduction le sauVera», p. 37).

P.-P.-P.-S.—Rappelons, pour finir, que Kundera refuse la numérisation de ses ouvrages : autre signe de son obsession du contrôle.

 

Références

Chemin, Ariane, À la recherche de Milan Kundera, Paris, Éditions du sous-sol, 2021, 133 p.

Melançon, Benoît, «Accidents de lecture», les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, 7, 2019, p. 179-181. https://doi.org/1866/28565

L’oreille tendue de… Steven Jezo-Vannier

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

«Au fil de leur déambulation, les deux adolescents [Ella Fitzgerald et Charles Gulliver] posent des regards émerveillés sur les enseignes scintillantes. Ils tendent une oreille attentive à la sortie des boîtes et guettent l’apparition d’un musicien au coin de la 7e Avenue. Ils font de même à Yonkers.»

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p., p. 45.

 

[Complément du 1er juillet 2021]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 1er juillet 2021.

Nostalgie du jour

L’Oreille tendue, dit-on, ne rajeunit pas. Elle en a vécu un nouvel exemple aujourd’hui.

Les Canadiens — c’est du hockey — jouent un match ce soir. La Société de transport de Montréal suggère aux spectateurs — 3500 dans le Centre Bell lui-même, plusieurs centaines à l’extérieur — de s’y rendre en métro.

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On doit entendre doublement «gagner la série» : le verbe désigne à la fois se rendre à et triompher.

Il y a sept (!) lustres, dans un cours de français destiné à des étudiants états-uniens, l’Oreille présentait le double sens de ce verbe avec une publicité pour du thon en boîte : «Gagnez le Sénégal.» (Vous achetiez du thon. Il y avait un concours. La récompense était un voyage.)

À la manière de Racine, l’Oreille sent parfois, et de plus en plus, «des ans l’irréparable outrage» (Athalie, acte II, sc. V).