Un peu de calme, svp

«L’égalité l’emporte», titre du Montréal campus, 11 février 2019

Divulgation de conflit d’intérêts pour ceux et celles que ça tarabusterait : Gabriel Bernier, le rédacteur en chef de Montréal campus, est le neveu de l’Oreille tendue. Ce n’est de leur faute ni à l’un ni à l’autre.

Depuis novembre 2018, Montréal campus, le journal étudiant de l’Université du Québec à Montréal, a une nouvelle politique linguistique. L’équipe de rédaction l’a expliquée dans un éditorial du 11 février, «L’égalité l’emporte» : «La Société des rédactrices du Montréal Campus a récemment confirmé l’adoption d’une politique de féminisation des textes, une démarche qui se veut innovante — mais avant tout nécessaire — pour rétablir l’équilibre en matière d’égalité des genres.»

Cette politique est passée inaperçue jusqu’à la publication, hier, d’un article de la Presse+, «Le masculin ne l’emporte plus sur le féminin». Depuis, de nombreuses voix ont manifesté leur désaccord, souvent de façon violente et généralement sans information correcte. (Échantillon de ce côté.)

Essayons, collectivement, de respirer par le nez.

La volonté de donner aux femmes, pour ne prendre qu’elles, une meilleure place dans la langue française ne date pas d’hier. Comme l’indique la très sommaire bibliographie à la fin de ce billet, on en discute depuis, au moins, la fin des années 1970. Montréal campus n’a rien inventé.

Cette volonté n’est pas propre à la langue française; les anglophones se posent des questions semblables. Des exemples ? Un premier : les non-binaires disent quel(s) pronom(s) on doit utiliser pour les désigner : «he», «she», «they» (pour désigner une seule personne). Un deuxième : dans les textes universitaires, notamment mais pas seulement, on abandonne de plus en plus le recours automatique au «he». Il y a plein de textes où on dit d’abord «the student», puis ensuite «she» ou «they» — alors que «the student» peut désigner aussi bien un homme qu’une femme.

Pour contrer le sexisme de la langue française, diverses façons de faire ont été proposées. Le linguiste belge Michel Francard, de l’Université de Louvain, en fait une synthèse limpide ici. On notera surtout une chose à la lecture de son bref texte : il existe plusieurs façons de rendre l’écriture du français inclusive. La nouvelle politique de Montréal campus est une de ces façons de faire, parmi d’autres. (Pendant que vous y êtes, allez donc lire un texte de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, sous le titre «Quelle écriture pour quelle justice ?».)

L’équipe de rédaction de Montréal campus se lance-t-elle dans une croisade tous azimuts ? Point pantoute. Elle veut changer la manière d’écrire dans son journal et pas ailleurs. Ça ne vous convient pas ? Passez votre chemin. Montréal campus ne vous demande pas d’adhérer à sa politique.

Pour comprendre le tollé actuel, il est utile de revenir sur une autre transformation du français, les rectifications orthographiques de 1990. Ces rectifications, appuyées par des autorités constituées, non par un journal étudiant, ont semé la controverse dès leur annonce et jusqu’à aujourd’hui. Or elles sont largement passées dans l’usage. Pourquoi ? Parce que les outils de rédaction (dictionnaires, logiciels de révision, logiciels de traitement de texte, etc.), par exemple, les ont intégrées. Pour ce qui concerne l’écriture inclusive, on verra ce que l’usage retiendra. (L’Oreille a déjà écrit sur question; c’est .)

Une dernière chose : pourquoi pareilles éructations ? Une fois de plus, l’Oreille doit citer Jean-Marie Klinkenberg :

Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (la Langue dans la Cité, 2015, p. 36).

Ces jours-ci, la glande grammaticale de quelques-uns est irritée. Ce n’est pas grave.

 

[Complément du 9 mai 2019]

De nos jours, les nouvelles voyagent loin, mais parfois lentement. The Guardian, dans son édition… d’hier, publie un article sur la politique de Montréal campus, «Canadiens and Canadiennes in Uproar as Student Paper Takes Stand on Gender».

 

Références

Cerquiglini, Bernard, Le ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms, Paris, Seuil, 2018, 208 p.

Chetcuti, Natacha et Luca Greco (édit.), la Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2012, 152 p. Postface de Judith Butler.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Langages, 85, 1987, numéro «Le sexe linguistique». https://www.persee.fr/issue/lgge_0458-726x_1987_num_21_85

Langues et cité. Bulletin de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 24, octobre 2013. http://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Observation-des-pratiques-linguistiques/Langues-et-cite/Langues-et-cite-n-24-feminin-masculin-la-langue-et-le-genre

Larivière, Louise-Laurence, Guide de féminisation des noms communs de personnes, Montréal, Fides, 2005, 217 p.

Lessard, Michaël et Suzanne Zaccour (édit.), Grammaire non sexiste de la langue française. Le masculin ne l’emporte plus !, Montréal et Paris, M éditeur et Syllepse, 2017, 192 p.

Montreynaud, Florence, le Roi des cons. Quand la langue française fait mal aux femmes, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2018, 160 p.

Viennot, Éliane (édit.), l’Académie contre la langue française. Le dossier «féminisation», Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2016, 224 p.

Viennot, Éliane, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014, 128 p.

Yaguello, Marina, les Mots et les femmes. Essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine, Paris, Payot, coll. «Prismes», 8, 1987, 202 p. Édition originale : 1978.

Zaccour, Suzanne et Michaël Lessard (édit.), Dictionnaire critique du sexisme linguistique, Montréal, Somme toute, 2017, 264 p.

Accouplements 86

Panneaux indicateurs pour les toilettes (source : Flickr)(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

La question du genre (gender) occupe l’espace public. Ce ne date pas d’hier.

Florence Degarve, «Genre», dans Pascal Durand (édit.), les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, 461 p., p. 251-254.

«Un autre écueil consiste à resignifier “femmes” en disant genre : combien de recherches sur “le genre et la politique” portent-elles en réalité sur “les femmes et la politique” ?» (p. 253)

Mcdonald, Gregory, Fletch and the Widow Bradley, New York, Warner Books, 1981, 285 p.

«How come men are Chairmen and women Chairpersons ?» (p. 177)

Un mot (genre, person) peut (ne pas) cacher un genre.

Du temps où l’Oreille s’envoyait en l’air

Trampoline domestique, avec béquille

 

Les habitués de l’Oreille tendue auront peut-être du mal à se représenter la chose : la voir sauter sur un «engin de gymnastique composé d’une toile tendue à une certaine hauteur du sol et fixée par des ressorts à un cadre métallique» (le Petit Robert, édition numérique de 2014). Pourtant, cela est arrivé — il y a huit lustres au moins.

À cette époque-là, dans les cours d’éducation physique du Québec, on faisait de la trampoline. C’est encore le genre féminin que retient la Presse+ d’aujourd’hui en titre — «La trampoline, un “sport dangereux”» —, mais, dans le texte, il y a aussi «du trampoline», «un trampoline», «le trampoline»; ça fait désordre.

Cette confusion s’explique. On entend beaucoup dire au Québec depuis quelques années qu’il faudrait dire le trampoline. C’est d’ailleurs ce genre qui apparaît dans l’article du Petit Robert cité ci-dessus.

L’Office québécois de la langue française, dans son Grand dictionnaire terminologique, aborde cette délicate question :

Le genre féminin est courant en français québécois (faire de la trampoline); le masculin commence toutefois à entrer dans l’usage par la voie des médias. Il est possible que le féminin enregistré dans le Supplément du Quillet (1971) ainsi que dans le Grand Robert (1985), et encore dans son édition plus récente, ait pu refléter une certaine hésitation quant au genre à donner à cet emprunt à l’anglais trampoline qui ne remonte qu’au début des années soixante. Le terme s’emploie cependant au masculin dans l’usage actuel en France.

Bref : le féminin est «courant» au Québec et il est «enregistré» dans au moins deux dictionnaires français. L’«usage actuel» serait au masculin en France. Voilà qui expliquerait «une certaine hésitation», notamment celle des «médias» — et indubitablement celle de la Presse+.

Une chose est sûre : si l’Oreille a déjà pratiqué la trampoline, elle n’a pas l’intention, dans un avenir proche, de se mettre au trampoline. Ce n’est plus de son âge.

P.-S. — Trampoline fait partie de ces mots qui changent parfois de genre en traversant l’Atlantique.

P.-P.-S. — Il existe — c’était prévisible — une version extrême de cette activité : «Le centre de trampoline extrême iSaute se lance à la conquête du Québec» (le Devoir, 27 décembre 2013, p. B1).

 

[Complément du jour]

En matière de genre, la Presse+ et le site lapresse.ca ne s’entendent pas.

Le genre de «trampoline» selon la Presse+ et lapresse.ca

 

Un correspondant belge de l’Oreille tendue est formel : «Ben moi, tout en étant de “ce” côté de l’Atlantique, j’ai toujours dit “la trampoline”, sans jamais en avoir fait.»

 

[Complément du 5 mai 2018]

Depuis quelques jours, l’OQLF fait beaucoup parler de lui. Dans une note qu’il vient de publier au sujet du genre du mot trampoline, il accepte, pour le Québec, le féminin : «Puisqu’il est possible d’utiliser trampoline au masculin ou au féminin, il revient aux locuteurs et aux locutrices d’opter pour l’usage qui leur convient et qui leur semble le plus adapté au contexte dans lequel le mot est utilisé.» L’Office a donc modifié la fiche consacrée à ce mot. C’est le correspondant belge de l’Oreille tendue qui sera content.