Accouplements 86

Panneaux indicateurs pour les toilettes (source : Flickr)(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

La question du genre (gender) occupe l’espace public. Ce ne date pas d’hier.

Florence Degarve, «Genre», dans Pascal Durand (édit.), les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, 461 p., p. 251-254.

«Un autre écueil consiste à resignifier “femmes” en disant genre : combien de recherches sur “le genre et la politique” portent-elles en réalité sur “les femmes et la politique” ?» (p. 253)

Mcdonald, Gregory, Fletch and the Widow Bradley, New York, Warner Books, 1981, 285 p.

«How come men are Chairmen and women Chairpersons ?» (p. 177)

Un mot (genre, person) peut (ne pas) cacher un genre.

Du temps où l’Oreille s’envoyait en l’air

Trampoline domestique, avec béquille

 

Les habitués de l’Oreille tendue auront peut-être du mal à se représenter la chose : la voir sauter sur un «engin de gymnastique composé d’une toile tendue à une certaine hauteur du sol et fixée par des ressorts à un cadre métallique» (le Petit Robert, édition numérique de 2014). Pourtant, cela est arrivé — il y a huit lustres au moins.

À cette époque-là, dans les cours d’éducation physique du Québec, on faisait de la trampoline. C’est encore le genre féminin que retient la Presse+ d’aujourd’hui en titre — «La trampoline, un “sport dangereux”» —, mais, dans le texte, il y a aussi «du trampoline», «un trampoline», «le trampoline»; ça fait désordre.

Cette confusion s’explique. On entend beaucoup dire au Québec depuis quelques années qu’il faudrait dire le trampoline. C’est d’ailleurs ce genre qui apparaît dans l’article du Petit Robert cité ci-dessus.

L’Office québécois de la langue française, dans son Grand dictionnaire terminologique, aborde cette délicate question :

Le genre féminin est courant en français québécois (faire de la trampoline); le masculin commence toutefois à entrer dans l’usage par la voie des médias. Il est possible que le féminin enregistré dans le Supplément du Quillet (1971) ainsi que dans le Grand Robert (1985), et encore dans son édition plus récente, ait pu refléter une certaine hésitation quant au genre à donner à cet emprunt à l’anglais trampoline qui ne remonte qu’au début des années soixante. Le terme s’emploie cependant au masculin dans l’usage actuel en France.

Bref : le féminin est «courant» au Québec et il est «enregistré» dans au moins deux dictionnaires français. L’«usage actuel» serait au masculin en France. Voilà qui expliquerait «une certaine hésitation», notamment celle des «médias» — et indubitablement celle de la Presse+.

Une chose est sûre : si l’Oreille a déjà pratiqué la trampoline, elle n’a pas l’intention, dans un avenir proche, de se mettre au trampoline. Ce n’est plus de son âge.

P.-S. — Trampoline fait partie de ces mots qui changent parfois de genre en traversant l’Atlantique.

P.-P.-S. — Il existe — c’était prévisible — une version extrême de cette activité : «Le centre de trampoline extrême iSaute se lance à la conquête du Québec» (le Devoir, 27 décembre 2013, p. B1).

 

[Complément du jour]

En matière de genre, la Presse+ et le site lapresse.ca ne s’entendent pas.

Le genre de «trampoline» selon la Presse+ et lapresse.ca

 

Un correspondant belge de l’Oreille tendue est formel : «Ben moi, tout en étant de “ce” côté de l’Atlantique, j’ai toujours dit “la trampoline”, sans jamais en avoir fait.»

 

[Complément du 5 mai 2018]

Depuis quelques jours, l’OQLF fait beaucoup parler de lui. Dans une note qu’il vient de publier au sujet du genre du mot trampoline, il accepte, pour le Québec, le féminin : «Puisqu’il est possible d’utiliser trampoline au masculin ou au féminin, il revient aux locuteurs et aux locutrices d’opter pour l’usage qui leur convient et qui leur semble le plus adapté au contexte dans lequel le mot est utilisé.» L’Office a donc modifié la fiche consacrée à ce mot. C’est le correspondant belge de l’Oreille tendue qui sera content.

Robert Bourassa, Bell Canada et Céline Dion

Double arc-en-ciel, Baie-Saint-Paul, Québec, 2013

 

Pendant la campagne électorale de 1989, Robert Bourassa, alors candidat pour le Parti libéral du Québec, était l’objet de publicités télévisées. Petite, l’Oreille était déjà tendue. Voici ce qu’elle écrivait à ce sujet dans le magasine Spirale :

Publicité télévisée du Parti libéral : devant une foule en liesse, le premier ministre commence son discours par un «Ce que le Québec a besoin» là où la grammaire exige un «Ce dont le Québec a besoin». Existe-t-il un autre pays où le chef de l’État, conseillé, on l’imagine, par toutes sortes d’experts en communication, accepterait de présenter une publicité incorrecte grammaticalement ?

Plusieurs années plus tard, et beaucoup moins jeune, l’Oreille avait des choses à dire sur une publicité, également télévisée, de Bell Canada. Une femme y interrogeait une de ses amies au sujet d’un groupe d’hommes enfermés dans le garage de celle-ci : «Ça leur dérange pas […] ?» (La publicité a finalement été corrigée.) Là encore, on imagine que plusieurs personnes ont dû donner leur aval avant que cette faute («Ça les dérange pas») se retrouve en ondes.

Ces jours-ci, selon des sources médiatiques, circule un clip de Céline Dion dans lequel la «diva de Charlemagne» (PQ) se trompe sur le genre du mot arc-en-ciel, féminisé par elle.

Comment expliquer la présence de cette faute ?

On peut plaider l’ignorance, Céline Dion croyant vraiment que le mot arc-en-ciel est féminin. Mais personne ne l’aurait corrigée ? La réputation de la chanteuse étant ce qu’elle est en matière de contrôle de son image publique, cela paraît peu probable.

Comme pour Robert Bourassa et pour Bell Canada, on peut craindre le mépris de la langue et, au-delà, du public. Une faute ? Y a rien là. Le monde comprennent.

Autre hypothèse, pas moins cruelle : parlant mal et le sachant, Céline Dion ne se corrigerait pas volontairement, histoire de se montrer proche de son public. A parle don comme nous autres.

Enfin, les problèmes des Québécois avec une certaine classe de mots étant ce qu’ils sont, peut-être cette faute est-elle l’indice que l’arc-en-ciel, pour Céline Dion, est un moyen de transport.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Fragments de dictionnaire pour une campagne», Spirale, 93, décembre 1989 / janvier 1990, p. 14. http://www.mapageweb.umontreal.ca/melancon/langue_elections_spirale_1989.html