Citation grammaticale à méditer

 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1966, couverture

«On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le style, mais encore par la langue.

Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire.

Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osèrent se décider.

Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas.

Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe présent; mais l’Académie en pose une peu commode à saisir.

Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.

Doit-on dire : “Cette femme a l’air bon” ou “l’air bonne” ? — “une bûche de bois sec” ou “de bois sèche” — “ne pas laisser de” ou “que de” — “une troupe de voleurs survint” ou “survinrent” ?

Autres difficultés : “Autour et à l’entour” dont Racine et Boileau ne voyaient pas la différence; — “imposer” ou “en imposer”, synonymes chez Massillon et chez Voltaire; “croasser” et “coasser”, confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une grenouille.

Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord, ceux-ci voyant une beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de lentilles et cassonade, préconise nentilles et castonade. Bouhours, jérarchie et non pas hiérarchie, et M. Chapsal les œils de la soupe.

Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment ? des z’hannetons vaudrait mieux que des hannetons, des z’aricots que des haricots, et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et M. de Lioune pour Rome et M. de Lionne !

Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir.

Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion.»

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p., p. 168-169. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1881 (posthume).

Accouplements 60

Pierre Peuchmaurd, Fatigues, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

«ÎLE est un pronom personnel transgenre. Pour le ou la naufragé(e), la solitude sera moins cruelle», dixit Éric Chevillard (p. 57).

«Le mot le plus androgyne : ÎLE», dixit Pierre Peuchmaurd (p. 36).

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Désordre azerty le 28 mars 2015.

 

Références

Chevillard, Éric, le Désordre azerty, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 201 p.

Peuchmaurd, Pierre, Fatigues. Aphorismes complets, Montréal, L’Oie de Cravan, 2014, 221 p. Avec quatre dessins de Jean Terrossian.

Autopromotion 225

Ce matin, vers 8 h 20, l’Oreille tendue sera au micro d’Alain Gravel, à la radio de Radio-Canada, pour parler de la réforme de l’orthographe. Celle de 1990.

Pour en savoir plus sur la question : le rapport de l’Académie française qui expose les rectifications; un texte de la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française sous la forme de questions / réponses.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

Profusion pronominale

Des élèves découvrent le iPad dans un cadre scolaire.

Elle dit : «C’est bien plus facile pour l’organisation et c’est bien plus le fun d’apprendre quand tu peux vraiment toucher les affaires, lance la jeune fille. […] Tous les papiers que les gens mettaient dans leurs agendas et qu’ils pouvaient perdre, dans l’iPad, tu sais que tout va rester là.»

Lui : «C’est un peu d’adaptation parce que tu n’es pas habitué au début.»

Elle aurait pu dire — l’emploi du pronom indéfini est banal au Québec —, mais elle ne dit pas : «C’est bien plus facile pour l’organisation et c’est bien plus le fun d’apprendre quand on peut vraiment toucher les affaires, lance la jeune fille. […] Tous les papiers que les gens mettaient dans leurs agendas et qu’ils pouvaient perdre, dans l’iPad, on sait que tout va rester là.»

Lui : «C’est un peu d’adaptation parce qu’on n’est pas habitué au début.»

Elle aurait aussi pu dire, plus simplement : «C’est bien plus facile pour l’organisation et c’est bien plus le fun d’apprendre quand je peux vraiment toucher les affaires, lance la jeune fille. […] Tous les papiers que les gens mettaient dans leurs agendas et qu’ils pouvaient perdre, dans l’iPad, je sais que tout va rester là.»

Lui : «C’est un peu d’adaptation parce que je n’étais pas habitué au début.»

L’identité n’est pas une chose toujours bien établie. Le choix des pronoms le révèle.

P.-S. — Merci à @GPinsonM19 d’avoir attiré l’attention de l’Oreille tendue sur l’article du quotidien le Droit d’où sont tirées les deux premières citations.

Le moteur de Bergounioux

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire, 2010, couverture

«Il s’agit d’abord de comprendre que toute phrase simple, si longue soit-elle, relève inévitablement de la structure fondamentale à trois groupes nominaux, rangés dans l’ordre, et un groupe verbal (GN1-GV-GN2-GN2’’). On peut la comparer au moteur à quatre temps (passant par les phases successives d’admission, compression, explosion, échappement et recommençant le cycle).»

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire, Paris, Nathan, 2010, 63 p., p. 56.

P.-S. — GN1/sujet; GV/verbe; GN2/objet; GN2’’/destinataire (p. 33).