Citation raisonnable du jour

Alain Vaillant, l’Histoire littéraire, éd. de 2017, couverture

 

«Il faut aussi se garder de ce qu’on pourrait appeler le littératurocentrisme. Même les historiens de la littérature convaincus qu’il faut sortir les textes de leur splendide isolement et les mettre en relation avec l’ensemble des savoirs et des pratiques culturelles risquent souvent de commettre une erreur de perspective. Spontanément et à leur insu, ils tendent à placer la littérature au centre de leur système puis ils font tourner autour d’elle les sciences, les arts et les autres pratiques culturelles — comme si l’écrivain jouissait d’une prééminence effective et avait le privilège de synthétiser le travail des philosophes, des peintres, des savants, des historiens, des psychologues… Or le monde ne tourne pas plus autour de la littérature que le soleil autour de la terre. La littérature n’est au centre de rien. Au sein de l’espace social, elle n’est elle-même qu’une institution, d’une importance très variable selon les époques, entretenant avec d’autres des relations complexes, mais ténues et plus ou moins périphériques : la première des illusions d’optique consiste à lui accorder a priori plus d’influence sociale et culturelle qu’elle n’en a effectivement et à fausser ainsi par avance la vision de la réalité.»

Alain Vaillant, l’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, coll. «U», 2017 (deuxième édition revue et augmentée), 408 p., p. 260. Édition originale : 2010.

Pauvre lui

Éric Chevillard, Démolir Nisard, 2006, couverture

Ce matin, l’Oreille tendue donnera la deuxième séance de son cours Questions d’histoire de la littérature à l’Université de Montréal.

Elle citera Désiré Nisard.

Et elle citera Éric Chevillard :

Mais comment sais-tu tout cela ? me demande Métilde. Il suffit pourtant de lire quelques lignes de ce sinistre cagot pour ne plus rien ignorer de lui et deviner d’où il vient, de quel œuf pourri, de quelle enfance contrariée il est issu. Mais, certainement, Métilde a mieux à faire que d’envoyer un bibliothécaire extraire dans les arrière-fonds poussiéreux de la réserve les quatre tomes, scellés par l’humidité et l’indifférence séculaire du lectorat, de l’Histoire de la littérature française de Nisard et laisser se faner dans ces pages quelques heures de sa jeunesse, de sa beauté fascinante. Comme je souffrirais de savoir Métilde enlisée jusqu’à mi-corps dans ce marécage ! Métilde prisonnière de la boue grise de ces volumes et Nisard tout au fond rampant comme un visqueux reptile, s’enroulant autour de ses chevilles, Nisard tapi au creux de son œuvre idéalement vide, triste construction de pâte à papier, et guettant la proie juvénile, après des décennies de solitude amère à peine troublées par la visite oblique de quelque universitaire pressé en quête d’une référence pour une note en bas de page, Nisard vautré dans sa fange avisant soudain le pied rose de Métilde, y ventousant ses lèvres flasques, Nisard dont j’ai toujours soupçonné la secrète abjection, incapable cette fois de cacher son jeu et de se dominer après une si longue abstinence, et se jetant sur elle en crachotant, l’œil fou, l’air hagard (p. 11).

 

Référence

Chevillard, Éric, Démolir Nisard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2006, 172 p.

Le niveau baisse ! (1946)

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«En des âges plus calmes, [Étienne Parent] eût été un excellent écrivain académique au surplus : par malheur, la langue du temps [XIXe siècle], je veux dire la langue du Canada français, faute de contact intime avec les véritables écrivains contemporains, s’appauvrissait de plus en plus […].»

Source : Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, Montréal, L’Arbre, 1946, 186 p., p. 22.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

L’art de l’assassinat critique

Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, 1946, couverture

 

Soit la phrase suivante, tirée de l’Histoire de la littérature canadienne-française de Berthelot Brunet (1946) :

[Mgr Camille Roy] eût vécu en France qu’il aurait été quelque chanoine Lecigne, quelque abbé Calvet, et il aurait reçu des lettres de remerciements et des envois d’auteur de Paul Bourget, Henry Bordeaux, René Bazin, Arsène Vermenouze et, une seule fois, de Maurice Barrès (p. 115).

Le «une seule fois» réjouit l’Oreille tendue. Certes, Camille Roy, vivant en France plutôt qu’au Québec, aurait eu des échanges avec quelques auteurs célèbres, mais Maurice Barrès, lui, ne s’y serait pas fait prendre deux fois. Trois mots, tant de cruauté.

P.S. — Autre exemple, en six mots : «Blanche Lamontagne ou la Pythie gaspésienne» (p. 95).

 

Référence

Brunet, Berthelot, Histoire de la littérature canadienne-française, Montréal, L’Arbre, 1946, 186 p.

Autarcie

Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, 1946, couverture

«Berthelot Brunet (1901-…), un polygraphe dont on remarqua surtout les critiques humoristiques et les charges, a publié, après un recueil de notes et de pensées religieuses et politiques, Chacun sa vie, un recueil de contes que ses confrères ont assez bien accueilli, le Mariage blanc d’Armandine et le premier tome d’un grand roman, les Hypocrites, dont les uns ont dit qu’il leur rappelait Céline et d’autres qu’il n’avait de hardiesse que parce qu’il était écrit au Canada» (Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, p. 177).

On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

 

[Complément du 21 mars 2016]

Dans la réédition de l’ouvrage, en 1970, on lit «Berthelot Brunet (1901-1948)», la date finale, manquante en 1946, ayant été ajoutée. On n’est jamais si bien servi que par soi-même, même dans la mort.

 

Références

Brunet, Berthelot, Histoire de la littérature canadienne-française, Montréal, L’Arbre, 1946, 186 p.

Brunet, Berthelot, Histoire de la littérature canadienne-française suivie de portraits d’écrivains, Montréal, HMH, coll. «Reconnaissances», 1970, 332 p. Avant-propos d’André Major.

Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, 1946, dédicace