Les langues de Montréal

Trevanian, The Main, éd. de 1977, couverture

 

«You have assholes for bosses and a turd for a victim.
There’s a certain consistency in that
» (p. 219).

Trevanian est le nom de plume de Rodney William Whitaker, un Américain né dans l’État de New York en 1931 et mort en Angleterre en 2005. Parmi ses nombreux best-sellers, The Main, paru originellement en 1976, se déroule à Montréal.

Le personnage principal en est un lieutenant de police canadien-français, Claude LaPointe, qui contrôle d’une main de fer le sud de la rue Saint-Laurent (la «Main» du titre) et le quartier qui l’environne. Il doit y résoudre le meurtre d’un jeune Italien immigré de fraîche date, chaud lapin de son état, assassiné au couteau dans une ruelle. Il y parviendra, non sans payer le prix fort.

The Main se distingue sur au moins deux plans.

D’une part, LaPointe est doté d’une réelle épaisseur. Né à Trois-Rivières, orphelin à l’adolescence, policier à 21 ans, veuf rapidement, (re)lecteur de Zola, il est au début de la cinquantaine quand commence le roman. Un mythe l’entoure : «His image must be kept high in the street because the shadow of his authority covers more ground than his actual presence can» (p. 50). Insubordonné, il refuse la bureaucratie et la modernisation de la police, incarnée par un jeune policier en formation, Guttmann, et par un de ses supérieurs, Resnais : «You just don’t seem to be able to change with the changing times» (p. 259), lui dit-il. Ce Resnais essaie d’appliquer des méthodes de gestion modernes, venues des États-Unis et de ses lectures, qui ont la forme de maximes : «The man who isn’t a step AHEAD is a step BEHIND» (p. 254), par exemple. La Main est le territoire de LaPointe : avant de rentrer chez lui, revêtu de son grand pardessus difforme, toutes les nuits, il la «puts to sleep» (passim). Or la Main se meurt, comme LaPointe lui-même (p. 272).

D’autre part, le Montréal que fait entendre Trevanian est traversé de langues. La narration est en anglais, mais on y entend un peu de latin et d’allemand, et surtout du yiddish et du français. La rue Saint-Laurent est ce lieu où les langues se touchent, pas seulement les deux langues officielles canadiennes. Généralement, les mots qui ne viennent pas de l’anglais sont mis en italiques.

Pour l’essentiel, le français du roman est correct; c’est suffisamment rare pour devoir être signalé. Le registre populaire domine, notamment sa dimension sexuelle : «beau pétard» (p. 11), «foufounes» (p. 11), «bommes» (p. 12), «plotte» (p. 167-168), «guidoune» (p. 167-168, p. 170), «agace-pissette» (p. 175), «bizoune» (p. 177), «botte» (p. 178), «sauter ma cerise» (p. 210), «fif» (p. 235), «gamique» (p. 260), «tripoteux» (p. 210), «pissou» (p. 255), «fonne» (p. 265). Certains mots de ce registre sont inattendus (et bien vus), par exemple «sauteux de clôtures» (p. 168, p. 170-171) et «josepheté» (p. 175). Il est fait allusion au «joual» (p. 74, p. 83, p. 101, p. 187, p. 189, p. 308) : «Joual seems to have more words for aspects of sex than either English or French-French» (p. 171); Carré Saint-Louis, une école de langues travaille à un «intensive course in Joual» (p. 292). Quelques mots sont fautifs ou peu courants dans les milieux décrits, dans une période qu’on suppose être les années 1960 — «fric» (p. 61), «mec» (p. 203), «fringalet» (pour «gringalet», p. 210) — et on peut pinailler — il faut l’accent aigu à «Cremazie» (p. 46), on a mis «écu» et «titon» au lieu de «cul» et «téton» (p. 62, p. 70, p. 75) —, mais l’ensemble se tient.

Le jeune Guttmann est anglophone, mais il a appris le français. Ce français n’est pas celui de Montréal : «For the first time since they entered the Roi des Frites, Guttmann speaks up in his precise European French, the kind Canadians call “Parisian”, but which is really modeled on the French of Tours» (p. 69). Plus loin, LaPointe sera irrité par son «continental French» (p. 87). Il n’y a pas seulement plusieurs langues à Montréal; il y a aussi plusieurs variétés de la même.

Les cas les plus intéressants sont ceux qui mêlent syntaxiquement le français et l’anglais, où un pronom dans une langue détermine un verbe dans l’autre : «They chantent la pomme» (p. 15), «Gaspard tutoyers Lapointe» (p. 62), «[…] Resnais uses LaPointe’s first name, but does not tutoyer him» (p. 99), «She tutoyers all men» (p. 178). Trevanian invente alors une langue hybride.

Cela étant, il n’y a pas à se leurrer sur la hiérarchie des langues dans ce quartier, à ce moment de son histoire et de l’histoire linguistique du Québec. La situation est clairement exposée dès la deuxième page du roman :

The swearing, the shouting, the grumbling, the swatches of conversation are in French, Yiddish, Portuguese, German, Chinese, Hungarian, Greek — but the lingua franca is English. The Main is a district of immigrants, and greenhorns in Canada quickly learn that English, not French, is the language of success (p. 8).

Immigrer «au Canada», à cette époque, c’est choisir la langue du plus fort.

On l’aura compris : The Main est un excellent roman montréalais, par un non-Montréalais.

P.-S. — On peut parler avec des mots ou avec des gestes : «The French Canadian’s vocabulary of shrugs is infinite in nuance and paraverbal articulation. He can shrug by lifting his shoulders, or by depressing them. He shrugs by glancing aside, or by squinting. By turning over his hands, or simply lifting his thumbs. By sliding his lower lip forward, or by tucking down the corners of his mouth. By closing his eyes, or by spreading his face. By splaying his fingers; by pushing his tongue against his teeth; by tightening his neck muscles; by raising one eyebrow, or both; by widening his eyes; by cocking his head. And by all combinations and permutations of these. Each shrug means a different thing; each combination means more that two different things at the same time. But in all the shrugs, his fundamental attitude toward the role of fate and the feebleness of Man is revealed» (p. 76).

P.-P.-S. — L’Oreille tendue imagine qu’elle ne sera pas la seule à se souvenir de pratiques comme celle-ci : «All the children had to walk in a line past the coffin. […] The children had been told to take turns looking down into dead Grandpa’s face. The little ones had to stand tiptoe to see over the edge of the coffin, but they did not dare to touch it for balance. You were supposed to kiss Grandpapa goodbye» (p. 211).

 

[Complément du 28 août 2016]

L’essai de maîtrise en traduction de Thomas O. Saint-Pierre portait sur ce roman et sa traduction française. Réaction sur Twitter :

http://twitter.com/ThomasOSP/status/769162777160278016

http://twitter.com/ThomasOSP/status/769162874791010310

 

Référence

Trevanian, The Main, New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1972. Réédition : New York, Jove, 1977, 332 p. Les citations sont toutes à cette réédition.

Traduire le baseball

Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ?, 2015, couverture

Réglons trois choses.

Selon les experts, Ted Williams a été un des plus grands frappeurs de l’histoire du baseball. Tous les témoignages concordent : Williams faisait une obsession de l’art de frapper et il imposait cette obsession à tous ceux qui l’entouraient. «Car Ted ne relâchait jamais ses efforts, pas même sur un match, sur une présence au bâton, sur un seul lancer» (p. 66).

Selon lui-même, il était un grand pêcheur, sinon le plus grand : «Y a personne qui s’y connaît mieux en pêche que moi, ni sur terre ni au ciel» (p. 8).

Ted Williams était par ailleurs une personne particulièrement désagréable : narcissique, colérique, grossier, sonore. Il l’était du temps où il était joueur et il l’est resté jusqu’à sa mort en 2002.

Cette troisième dimension de Williams est particulièrement visible dans le reportage de Richard Ben Cramer, Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ? Paru en anglais en 1986 dans le magazine Esquire, il a été traduit par Ina Kang aux Éditions du sous-sol en 2015. Cramer y pose, non sans mal, des questions à Williams, en plus de présenter sa carrière.

Les amateurs de baseball du Québec auront évidemment des choses à dire de cette traduction. Ina Kang mêle des expressions parfaitement justes à d’autres qui le sont moins. Cela ne troublera probablement pas un lecteur (hexagonal) néophyte; mais un amateur (francophone) éclairé, si.

Certains choix lexicaux peuvent se discuter, mais ils sont cohérents. Ina Kang parle de batte, au féminin, là où un Québécois dirait bâton, voire, familièrement, bat, au masculin. (Logiquement, il y a donc batteur à côté de frappeur.) De même, il est question de base plutôt que de but (il y a cependant but sur balles et pas base sur balles) et de ligue majeure (au singulier). Au bâton, on risque de se faire retirer sur prises, là où on attendrait sur des prises. Avant le début de la saison, qu’y a-t-il ? Soit l’entraînement de printemps (p. 59), soit le camp d’entraînement. Là, des mauvaises balles; ici, des balles fausses.

Plusieurs termes ou expressions ont cours au Québec : zone de prises (mais on verrait plus souvent zone des prises), but sur balles, manche, retrait, gant, programme double, coup sûr, champ (intérieur, extérieur, droit, gauche, centre), présence au bâton, boîte du frappeur, moyenne au bâton, point produit, frapper x en y, erreur, triple bon pour z points, chandelle et flèche, balle courbe ou rapide, marbre et monticule, roulant, grand chelem, amorti, cage (des frappeurs), frappeur suppléant, appeler une prise, enclos des lanceurs, encaisser une prise, etc.

Ce qui cloche ? On ne parle habituellement pas — c’est comme ça — de «défenseur» (p. 9) pour désigner les joueurs en défensive. À quoi «attrapés de volée spectaculaires» (p. 29) peut-il correspondre ? Un double jeu est nécessairement défensif (p. 57).

On notera pour finir que home run (circuit) est donné en anglais, de même que Hall of Fame (Temple de la renommée), Rookie of the Year (recrue de l’année), World Series (Séries mondiales) et clubhouse (abri, vestiaire). Une formule comme «inside-the-park home run» (p. 63), qui mêle l’italique et le romain pour des mots venus de la même langue, (d)étonne.

Ce mélange complique inutilement la vie de l’amateur de sport.

P.-S. — La langue du baseball évolue sans cesse.

 

Référence

Cramer, Richard Ben, Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ?, Paris, Éditions du sous-sol, coll. «Desports», 2015, 92 p. Ill. Traduction d’Ina Kang. Édition originale : 1986.

Leçon de langue journalistique du jour

Arnaldur Indridason, le Lagon noir, 2016, couverture

«— D’ailleurs, je ne manque pas d’occupation, j’ai mille choses à faire, reprit Rudolf, comme pour se justifier. Je suis free-lance. Pour le Journal des marins, enfin, ce genre de truc. J’ai entendu dire qu’ils voulaient me demander de revenir à la rédaction, ce n’est qu’une question de temps…

— Free-lance ? interrogea Erlendur.

— Oui, free-lance.

— Ce qui veut dire… ?

— Vous ne savez pas ce que veut dire free-lance, mon vieux ? s’agaça Rudolf, un peu plus réveillé.

— Vous voulez dire que vous êtes pigiste ? demanda Erlendur.»

Arnaldur Indridason, le Lagon noir, traduction d’Éric Boury, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir. Bibliothèque nordique», 2016, 317 p., p. 117-118. Édition originale : 2014.

Soyons agiles !

Publicité d’un gestionnaire de portefeuilles, Montréal, mai 2016

L’Oreille tendue a découvert que le mot agilité pouvait être une valeur universitaire à l’automne 2007. Elle se souvient très bien du lieu et de son interlocuteur.

Plus récemment, elle l’a beaucoup entendu dans son université, «transformation institutionnelle» oblige.

Le mal n’est pas que local. Que demande le doyen de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal ? «Ce dont on a besoin, c’est d’être agile[s], et nos structures administratives actuelles sont hyper lourdes.»

Les gestionnaires de portefeuilles aussi s’y mettent; voyez la publicité ci-dessus.

On n’arrête pas le progrès.

 

[Complément du 17 mai 2016]

On ne s’étonnera pas de sentir ici l’influence de l’anglais, comme le laissent penser le commentaire de Patrick Coleman ci-dessous et ce tweet :

 

[Complément du 29 décembre 2020]

Ce qui était vrai en 2007 à l’Université de Montréal l’est toujours en 2020.

«Promotion agile», Université de Montréal, 2020

 

Le sont-elles ?

À une époque, on nous encourageait à mettre en place de bonnes pratiques ou une bonne pratique : «démarche, action efficace face à une situation, un problème, facilement généralisable dans le même secteur d’activité» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Cela venait bien sûr de l’anglais : best pratice(s).

C’était insuffisant. On nous a ensuite parlé des meilleures pratiques.

Aujourd’hui, il y a plus fort : les pratiques exemplaires ou pratiques d’excellence.

On n’arrête pas le progrès.