On ne s’en lasse jamais

L’Oreille tendue a eu plusieurs fois l’occasion de citer la prose singulière du périodique le Français à l’université de l’Agence universitaire de la francophonie. C’était le 4 novembre 2009, le 13 juillet 2010, le 24 octobre 2010, le 18 janvier 2011 et le 19 avril 2011.

Une nouvelle livraison vient de tomber dans sa boîte aux lettres. Délectons-nous de quelques phrases :

Issue des domaines littéraire et artistique où l’œuvre est extraite de son livre, de son cadre ou de son écran pour être repensée dans un ensemble de circonstances de production et de réception, la notion de contexte traverse aujourd’hui de nombreuses disciplines. […] Au point de tension entre le micro et le macro, entre le particulier et l’universel, [le] paradigme [du contexte] rencontre inévitablement celui de la complexité dans son sens étymologique («qui est tissé ensemble»), mettant en évidence son caractère systémique.

Tout est à faire rouler sur la langue dans ces lignes : «l’œuvre […] extraite de son livre, de son cadre ou de son écran», «la notion de contexte traverse [vraiment ?] aujourd’hui [ô révolution !] de nombreuses disciplines», le «point de tension entre le micro et le macro», les paradigmes «du contexte» et «de la complexité», le «caractère systémique» du premier (pas du second ?).

Un mot suffira pour résumer la pensée de l’Oreille : encore !

 

Référence

Le Français à l’Université, 16, 3, 2011, p. 1.

L’identité québécoise

Les sociologues, les historiens et les littéraires l’ont, à juste titre, dit et redit : on peut suivre l’évolution des interrogations identitaires de ceux qu’on nomme aujourd’hui Québécois en s’attachant aux adjectifs qu’on a utilisés pour les désigner (canadiens, canadiens-français, québécois).

Les psychanalystes, eux, ont depuis longtemps du grain à moudre avec un panneau fréquemment vu sur les routes de la Belle Province :

Est-il vraiment possible de confondre ses propres enfants («le vôtre») avec ceux des autres («nos enfants») ? Pareil trouble de l’identité familiale ne devrait-il pas inquiéter ?

P.-S. — Ce panneau ne tarabuste pas l’Oreille tendue d’aujourd’hui; c’est une de ses plus vieilles marottes. Si elle en parle maintenant, c’est parce que ce panneau routier vient d’être adapté au goût du jour. Des manifestations étudiantes récentes ont donné lieu à des affrontements avec la police. D’où ceci :

 

[Complément du 31 janvier 2015]

Vieillissement de la population oblige, il existe désormais une nouvelle version du panneau. (Merci à @JC_Theriault.)

Panneau «Attention à nos p’tits vieux. C’est peut-être le vôtre»

 

[Complément du 3 juillet 2016]

Variation sur un thème connu, Lévis (Québec), 2016. (Merci à @gpinsonm19.)

Panneau routier, Lévis (Québec), 2016

 

[Complément du 22 juin 2020]

Album musical parental :

Guillaume Mansour, album Attention à nos enfants, c’est peut-être le vôtre, 2020, pochette

 

[Complément du 17 décembre 2023]

Beaucoup d’enseignants québécois sont en grève. D’où ceci :

«Attention à nos enseignants c’est peut-être le vôtre», Pancarte, grève des professeurs, Montréal, 2023

Ce n’est pas de sa faute

À la radio de Radio-Canada hier midi : «Monsieur X, membre en règle des Hells Angels, est un motard criminalisé.»

Traduction libre : c’était un motard, mais pas une mauvaise personne; il est devenu Hells; c’est probablement à ce moment-là qu’il a été criminalisé; depuis, malheureusement pour lui et pour nous, c’est un motard criminalisé.

Il est vrai que criminel aurait été bien trop banal.

P.-S.—L’expression n’est pas neuve. On la trouve dès 1999 sous la plume de Réjean Ducharme (Gros mots. Roman, Paris, Gallimard, 310 p., p. 103). Ce n’est pas étonnant : Ducharme a l’oreille.

P.-P.-S.—L’expression est fort populaire au Québec : Google est formel là-dessus.

Les zeugmes de Twitter et du dimanche matin

@Radiophoniste : «UVB76, la vie toujours mystérieuse d’une radio fantôme et soviétique | Slate http://www.slate.fr/story/48117/TECHNOLOGIE-uvb76-mysterieuse-radio-fantome-sovietique via @Slatefr».

@francisroyo : «RT @brigetoun: Vaucluse matin : les lettres de licenciement arrivent, le député aussi | tiens, un zeugme. Cc @sbailly @benoitmelancon».

@dbourrion : «propose (très sérieusement) qu’on arrête vraiment de répondre à des demandes d’indicateurs à la con et à la dernière minute».

@PimpetteDunoyer : «Pour le #8mars et pour les étudiants: http://www.youtube.com/watch?v=Hkx0SH1G8BU».

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Réponse à Michel Dumais, genre

Hier, sur Twitter, @mdumais formulait le souhait suivant : «Un jour, j’aimerais bien que l’Oreille tendue de @benoitmelancon s’intéresse au mot “genre”, genre tsé ?».

Demandez et vous recevrez.

Avant de devenir l’Oreille, l’Oreille avait déjà coréfléchi à l’affaire. C’était en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané.

Mot issu du langage ado, désormais passé dans la vie courante. La réalité réellement réelle est très dangereuse, aussi vaut-il mieux la nommer comme si elle appartenait à une catégorie plus large qui paraît plus inoffensive. J’ai mangé une pizza, genre. Y m’a abusé, genre. «La solidarité, genre» (la Presse, 18 avril 2001). Voir comme, saveur (à ~) et style.

Dans les cas de doute accentué, ces mots peuvent s’employer l’un à la suite de l’autre de manière à créer un effet cumulatif appréciable. Victor Hugo a produit un texte romantique genre, comme, style.

Depuis, les choses ne se sont pas tassées. Trois exemples, d’abord, tirés de textes littéraires.

Dans son recueil Toute l’œuvre incomplète (2010), François Hébert utilise le mot genre dans deux poèmes : «Un terrain vague, genre, plein de bidons vides» (p. 10); «Lo voit en elle une mariée cadavérique, genre. / Une poupée gonflable genre, / Genre pas de son genre» (p. 148-149).

L’essayiste Nicolas Lévesque s’intéresse au mot et à ses synonymes dans (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque (2009) :

Les conventions sont nécessaires. Il ne peut en être autrement si l’on veut se comprendre un tant soit peu. Mais les penseurs et les écrivains sont là pour rappeler aux mots leurs racines métaphoriques, leur part d’aléatoire, de jeu, de fiction. Genre. Style. Comme. Tout est allégorie. La question est plutôt de savoir laquelle choisir (p. 20).

Sous pression (2010) est un roman de Jean-François Chassay dans lequel un personnage s’interroge sur sa façon de parler.

C’est comme le mot «genre», les gens disent toujours «genre» : «Ben, là, il est, genre, 4 heures.» «Ben, le gars était, genre, pas de bonne humeur.» «Puis là, j’ai pensé, es-tu fou, genre ?» Alors j’ironise là-dessus, en disant : «Je suis fatigué, genre.» Mais à force de m’habituer à l’ironie, j’oublie que j’ironise, pis je finis par dire : «Je suis fatigué, genre», en oubliant les italiques, si tu vois ce que je veux dire, je suis certain que tu vois, un gars brillant comme toi. Finalement, je dis «genre» plus que tout le monde et, une fois sur deux, les italiques disparaissent (p. 135-136).

On notera que, pour entendre les italiques, il faut avoir l’oreille bien tendue.

Il existe par ailleurs des blogueurs qui n’ont pas peur d’utiliser le mot, sans italiques : «La langue du baseball à travers les âges (genre)»; «C’est une apocope, genre»; «ledit narrateur enquête, genre». Ce sont les mêmes qui utilisent parfois comme : «La langue du hockey à travers les âges (comme).»

Une dernière chose. L’Oreille tendue, en tout bien tout honneur, fréquente beaucoup les cours d’école montréalaises. Elle peut attester que genre y maintient une fort popularité.

Yapadkoi.

P.-S.—L’origine de genre ? La langue de Shakespeare, œuf corse, et son like.

P.-P.-S.—C’est donc hier que @mdumais souhaitait en savoir plus sur genre. C’est aussi hier qu’il écrivait, toujours sur Twitter : «Ouais, mettons là. Style.»

 

[Complément du 24 juillet 2014]

Genre serait donc une version québécoise de like. Mais qu’arriverait-il si like ne méritait pas l’opprobre qu’on lui fait subir ? C’est l’hypothèse défendue par Adam Gopnik du magazine The New Yorker dans un article intitulé «The Conscientiousness of Kidspeak» (20 juillet 2014). Faudrait-il aussi réhabiliter genre ?

 

[Complément du 28 août 2014]

On ne confondra pas ce genre-là, qui a valeur adverbiale, et le genre qu’on dira introductif, même s’il signifie, lui aussi, comme. Exemple, tiré de Proust est une fiction (2013), de François Bon : «sur quoi Proust reviendra jouer au moins trois fois, et toujours via adverbe, genre : “Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré”» (p. 101).

 

[Complément du 3 août 2015]

Le mot est chez Jean-Bernard Pouy, dans Nous avons brûlé une Sainte, en 1984 : «Si on lui dit “le monde sera beau”, il comprend “le monde ce rabot”. Genre» (p. 161).

 

[Complément du 15 août 2015]

Du même Jean-Bernard Pouy, en 1985 : «Elle m’a tenu le crachoir : pas une phrase sans “plan”, “look”, “genre”» (éd. de 2000, p. 101).

 

[Complément du 21 octobre 2015]

Les usages poétiques de genre sont rares. En voici un — involontaire, il est vrai —, mis en ligne par l’excellent compte Twitter @Derappoetiques.

Le mot «genre»[Complément du 27 janvier 2016]

Tout est dans tout, et réciproquement.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & cie», 2013, 329 p.

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Lévesque, Nicolas, (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque, Québec, Nota bene, coll. «Nouveaux essais Spirale», 2009, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Pouy, Jean-Bernard, Nous avons brûlé une Sainte, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1968, 1984, 181 p.

Pouy, Jean-Bernard, Suzanne et les ringards, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 184, 2000, 178 p. Édition originale : 1985.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture