L’écrivain québécois Victor-Lévy Beaulieu est un homme d’admirations. Il a publié des livres sur Jack Kerouac, Victor Hugo, Herman Melville, Jacques Ferron, Yves Thériault, James Joyce, Friedrich Nietzsche, d’autres. Il n’en a cependant consacré aucun à Jean-Paul Sartre, pourtant présent sous sa plume occasionnellement. Et si, malgré tout, Sartre occupait une place importante dans la pensée de Beaulieu ? Yan Hamel y est allé voir, dans le Cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (2016).
Hamel, qui écrit avoir «pendant quelques années pratiqué la sociocritique des textes» (quatrième de couverture), aurait pu choisir d’analyser les œuvres des deux auteurs et leurs rapports en tant que critique universitaire. Ses livres précédents étaient de cette eau-là : la Bataille des mémoires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, en 2006 (que l’Oreille tendue a édité), et l’Amérique selon Sartre. Littérature, philosophie, politique, en 2013. Il n’en est rien. Il a opté pour la forme des «carnets-critiques» (parfois avec trait d’union, parfois sans). Le Cétacé et le corbeau, affirme la quatrième de couverture, serait son «premier essai littéraire». C’est dire que le je de l’auteur y est bien plus présent que dans ses autres publications. Voilà comment il a décidé de se défaire du «carcan universitaire» (p. 65), des «réflexes du critique universitaire» (p. 112).
En l’occurrence, Hamel tresse trois fils principaux dans son plus récent livre.
Le premier est interprétatif : Hamel démontre — et on finit par le suivre, malgré l’étonnement initial — que Sartre a bel et bien joué un rôle capital dans la pensée de Beaulieu, même s’il n’existe pas de Monsieur Sartre ou de Pour saluer Jean-Paul Sartre dans sa bibliographie. Le critique en fait la preuve et le principal intéressé le confirme dans une entrevue qui clôt l’ouvrage, «Autoportrait sartrien à presque 70 ans ou une Saint-Jean-Baptiste à Trois-Pistoles» : «Victor-Lévy Beaulieu ne pouvait pas se passer de Jean-Paul Sartre» (p. 309). Parti à la recherche d’un «livre manquant» (p. 78), d’un «livre non advenu» (p. 79), d’un «livre fantôme» (p. 122) — celui que Beaulieu n’a pas écrit —, Hamel en arrive à montrer comment la conception sartrienne de l’écrivain et de l’œuvre a structuré en profondeur le travail de Beaulieu.
Sans jamais confondre les deux auteurs, particulièrement en matière de nationalisme, la démonstration fait la part belle à deux œuvres réputées proches. De Beaulieu, Monsieur Melville (1978, 3 tomes) : son incipit a «littérairement donné naissance en tant que Québécois» (p. 193) à Hamel; or c’est «le livre le plus profondément sartrien de notre littérature qu’il [lui] ait été donné de lire» (p. 149). De Sartre, l’Idiot de la famille, qui porte sur Flaubert (1971-1972, 3 tomes, inachevé) : cet ensemble — «la plus importante et la moins lue des œuvres sartriennes — […] a été, pour Beaulieu, absolument déterminant» (p. 129); il l’a lu avec «grande attention» et «acuité d’intelligence» (p. 214). En une formule : «Par l’Idiot de la famille, Sartre est à Flaubert ce qu’Achab est à Moby Dick, ce que Beauchemin [le narrateur de Monsieur Melville] et Beaulieu, sans y croire tout à fait dans leur équivocité […], ambitionnent d’être à Melville» (p. 249).
Un deuxième fil est intime et il relève de l’auto-analyse. Le Cétacé et le corbeau est le récit d’un «deuil amoureux» (p. 311) doublé d’une autobiographie intellectuelle. Comme il y a des romans à clés, cet ouvrage est un essai à clés. (Pour qui connaît le milieu universitaire montréalais de la sociocritique — c’est le cas de l’Oreille —, ces clés sont transparentes.) Hamel décrit le milieu (social, familial) où il a grandi et dans lequel il s’est toujours senti étranger, là où l’on croise des «entrepreneurs en construction agressivement réactionnaires et […] leurs blondes à cheveux mauves» (p. 159). Pareilles pages sont très dures, particulièrement celles sur le père (p. 301-302). L’essayiste raconte ses études, toutes tendues vers les classiques de la littérature française, et son «mépris à l’endroit du Québec et des Québécois» (p. 311); la lecture de Beaulieu l’en a guéri. Surtout, il met en scène son divorce : lui, le professeur, et elle, l’étudiante au doctorat (mais pas son étudiante à lui), se marient, ne s’aiment plus, se quittent. Une autre femme est évoquée par la suite : où cela mènera-t-il ? Sur le plan de l’introspection, le ton est généralement sombre, mais Hamel sait faire preuve à l’occasion d’une autodérision bienvenue : une revue lui a, par exemple, refusé «élégamment» une nouvelle (p. 281), ici reproduite pour ce qu’elle laisse entendre de la langue populaire.
Le troisième fil est une critique de l’université. L’auteur en a contre les colloques (p. 29-33) : l’Oreille, qui a participé à plusieurs des mêmes que lui, ne va pas le contredire. Il explique pourquoi il a rédigé un livre savant, celui-ci, sans notes (p. 71-76) : la démonstration est joliment tournée, mais peu convaincante, dans la mesure où les textes cités le sont comme ils le seraient dans n’importe quel ouvrage scientifique, références précises en moins. Il martèle l’importance de travailler sur des grandes œuvres, et non sur la seule culture populaire (p. 221-224), au risque de caricaturer : on peut très bien étudier parfois les unes, parfois l’autre; il n’est pas nécessaire de les opposer aussi radicalement. Enfin, il déplore l’attitude de ceux qui, selon lui, ont failli à leur rôle de mentor (p. 31-33). On sent là une blessure vive, dont la dernière page du livre se fait encore l’écho. Se pose ici, comme dans les développements sur les attentats de janvier 2015 à Paris, la question du rôle de l’intellectuel dans la Cité.
Comment cela se présente-t-il ? En vingt chapitres, composés de textes datés, et de l’entrevue finale. Il ne s’agit pas pour autant d’un journal au sens strict.
J’analyserai les aspects des textes de Beaulieu et de Sartre que j’avais jugés pertinents, en m’intéressant à tous les points que j’avais voulu aborder, mais en y intégrant les réflexions personnelles qui me viendront au moment de l’écriture. Il s’agira de parvenir autant que possible à faire dialoguer les premiers avec les secondes. Je me permettrai toute liberté, aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du style. Chaque séance d’écriture sera datée […]. Les fragments de dimensions variables qui auront été produits quotidiennement seront ensuite, quand une première version du texte aura été complétée, soumis à un travail de relecture et de réécriture. Il s’agira alors de préciser, d’approfondir, de renforcer l’expression, mais pas de changer le propos. Ce que j’offre à mon lecteur n’est donc pas un journal intime composé à chaud. Il ne faut pas chercher en ces pages ni un pur jaillissement d’émotions incontrôlées ni une froide étude universitaire (p. 23).
Des genres éloignés de la rhétorique universitaire sont utilisés : le dialogue fictif, le monologue intérieur, la nouvelle, le pastiche, le récit de rêves, la réécriture (d’un apologue de Kafka).
La liberté que se donne, de haute lutte, Yan Hamel dans le Cétacé et le corbeau, ce «petit livre bancal en démanche» (p. 352), mérite d’être saluée : il est toujours utile de se demander quelle est la place de la subjectivité dans la culture universitaire.
P.-S.—L’Oreille adopte ce magnifique adverbe, «amphithéâtralement» (p. 156).
P.-P.-S.—Non, Andrea Del Lungo n’est pas une femme (p. 181) et il aurait mieux valu ne pas confondre, au moins trois fois en dix pages, «quoique» et «quoi que» (p. 296, p. 300, p. 306).
Références
Hamel, Yan, la Bataille des mémoires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2006, 406 p.
Hamel, Yan, l’Amérique selon Sartre. Littérature, philosophie, politique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2013, 267 p.
Hamel, Yan, le Cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu, Montréal, Nota bene, coll. «Essais critiques», 2016, 363 p.