L’art de se faire des amis

Marc Cassivi. Mauvaise langue, 2016, couverture

Sous le titre Mauvaise langue, Marc Cassivi publie au moins deux livres.

Il y a son itinéraire linguistique personnel, de Gaspé au Mile-End, ce quartier montréalais que plusieurs «considèrent comme une sorte d’eldorado de tranquillité et de vivre-ensemble linguistiques» (p. 91), en passant par Westmount et le West-Island. Cet itinéraire est doublement intéressant.

D’une part, il rappelle une réalité que l’on passe trop souvent sous silence : aujourd’hui, le contact des langues est la norme, plus que l’exception. (Là-dessus, [re]lisez Parler plusieurs langues de François Grosjean.) Voilà pourquoi Cassivi, né dans une famille francophone et scolarisé en français, mais ayant grandi en partie dans un environnement anglophone, entouré de gens d’origines diverses, peut écrire en incipit de son livre : «Je parle depuis 30 ans le franglais avec mon frère jumeau» (p. 9).

D’autre part, la trajectoire linguistique de Cassivi met en relief qu’en matière de langue les effets générationnels sont capitaux : «L’anglais n’est plus, pour la plupart des Québécois de moins de 35 ans, la langue du joug des patrons d’usines méprisants des années 50 qui tenaient les francophones pour des citoyens de seconde zone» (p. 82). Refuser de prendre en compte cette transformation, c’est s’empêcher de comprendre la situation linguistique au Québec en 2016 — et de la modifier, si on le souhaite.

À côté de ce récit personnel, il y a, dans Mauvaise langue, un pamphlet. Quelles en sont les cibles ? Des personnes : Christian Rioux, Mathieu Bock-Côté, Louis Cornellier, Gilles Proulx, Denise Bombardier, les cinéastes Jean-Pierre Roy et Michel Breton. Des catégories : les «chevaliers de l’apocalypse linguistique» (p. 11), les «monomaniaques» — «du français» (quatrième de couverture), «du français et de la patrie» (p. 11), «de la langue française» (p. 53) —, les «curés» — tout court (p. 11), «de la langue» (p. 77), «de la patrie» (p. 99) —, les «puristes» (p. 12, p. 80) et les «puritains de la langue» (p. 72), les «“nationaleux” anglophobes» (p. 41) et les «nationalistes identitaires» (p. 50), les «thuriféraires» (p. 53) et les «laudateurs» du «nationalisme ethnique» (p. 58), les «colonisés» (p. 82), les «nationalistes conservateurs» (p. 85), les «réactionnaires» (p. 85), les «paranoïaques de la langue» (p. 86). L’auteur n’a pas l’air de tenir mordicus à se faire des amis.

Dans un ouvrage récent, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), l’Oreille tendue s’en prend grosso modo aux mêmes cibles, qu’elle regroupe sous l’étiquette d’«essentialistes». Elle serait malvenue de reprocher pareilles attaques à Marc Cassivi, mais elle aborde la question par un angle différent, moins rivé aux questions d’identité (personnelle, nationale).

La critique de Cassivi a ceci d’intéressant qu’il défend des positions qui pourraient être celles de ses adversaires. Il croit par exemple à la nécessité de maintenir la Charte de la loi française (p. 96) et les quotas de musique francophone à la radio (p. 82-83). Il se définit comme indépendantiste (mais un indépendantiste meurtri par les propos de Jacques Parizeau au moment de la défaite du camp du oui lors du référendum sur l’indépendance nationale québécoise de 1995). Il se méfie de l’assimilation linguistique (p. 97, entre autres exemples).

Là où il s’éloigne de ses adversaires, et radicalement, c’est au sujet du rapport à l’anglais. Pour lui, impossible de refuser le bilinguisme individuel (il n’aborde presque pas le bilinguisme institutionnel). Il a besoin de l’anglais et il ne s’en cache pas. (L’Oreille ne comprend pas très bien pourquoi on pourrait lui reprocher cela. On le lui a pourtant beaucoup reproché sur les médias dits «sociaux».)

Livre de souvenirs, donc, et pamphlet politique. En revanche, Mauvaise langue n’est pas un ouvrage de linguistique (Marc Cassivi est journaliste, pas linguiste). Il cite très peu d’études savantes dans ce domaine et il avance un certain nombre de choses contestables. Relevons-en deux.

Les Québécois parleraient la «langue québécoise» (p. 71) ou le «québécois» (p. 79) ? Non. Les francophones du Québec parlent le français — plus précisément le «français québécois» (p. 81).

À longueur de pages, Marc Cassivi parle du franglais. Cela pose un problème : qu’est-ce que le franglais ? Du «bilinguisme syntaxique» (p. 10) ? De l’«alternance codique» (p. 10, p. 35, p. 95) ? Une langue à part ou un idiome (p. 24, p. 96, p. 97) ? (Ce n’est pas la première fois que l’Oreille en a contre le flou conceptuel [euphémisme] autour de ce mot.)

Ce serait toutefois faire un mauvais procès à Marc Cassivi que de lui reprocher de ne pas avoir fait le livre qu’il n’a pas voulu faire. Dans ce bref texte — «court manifeste», dit la quatrième de couverture; «court essai», est-il écrit page 11 —, on trouve les propos d’un citoyen engagé, mais à contre-courant. Dubitatif devant le «péril linguistique» (p. 99) conjecturé par plusieurs, Marc Cassivi est nuancé sur la situation actuelle du français au Québec (p. 56). Sa position se défend. Discutons-la sans faire de lui un cheval de Troie de l’anglicisation.

P.-S. — Cassivi dit avoir la nationalité française (p. 61-62). Il se définit «féministe athée» (p. 71). Il aime la culture anglo-saxonne. Cet homme court après le trouble.

P.-P.-S. — C’est quoi, ça, un «décès éventuel» (p. 27) ? Par qui les deux «bandes rivales» de la page 76 ont-elles été «criminalisées» ? Qui a démontré que la «déprime postréférendaire des années 80 a eu pour corollaire d’inspirer nombre de groupes rock francophones à chanter en anglais plutôt qu’en français» (p. 83) ? Comment «Sacha le musicien» fait-il pour partager «son temps» entre… un seul orchestre, «torontois et montréalais» (p. 91) ?

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Régionalismes 101

Fabien Cloutier, Trouve-toi une vie, 2016, couverture

Dans le cadre de l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, à la radio de Radio-Canada, Fabien Cloutier a souvent présenté des chroniques sur les régionalismes québécois. Certaines viennent d’être rassemblées dans Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, sans perdre leur caractère oral.

Qu’est-ce qu’un régionalisme ?

Précisons-le dès le départ

ma définition de «régionalisme» est assez large

si j’ai un mononc’ de la Beauce qui utilise

une expression colorée

et que j’aime ça et que je trouve ça beau

et que ça sert ce que je veux dire

même si je l’ai presque jamais entendue dans la bouche

d’une autre personne

je peux décider d’en faire un régionalisme (p. 15).

Cette définition initiale est précisée plus loin dans l’ouvrage : «c’est une expression qu’on peut utiliser dans un bar / de région / sans que personne cherche à nous casser ‘a yeule» (p. 115). Voilà pourquoi, au Québec, du moins à Almow (Alma), «Avoir le cul bordé de nouilles» ne peut pas être un régionalisme (p. 114-118).

Certains régionalismes ne sont traités que brièvement : «Y est revenu avec le trou d’cul en-dessous du bras» (p. 68); «J’me su’ levé avec la tête dans l’cul» (p. 68); «Ça faisait tellement mal / j’avais l’impression que le cœur me battait / dans l’trou d’cul» (p. 69); «Y est trop tard pour serrer les fesses quand / la crotte est passée» (p. 69); «Y fait noir comme dans l’cul d’un ours» (p. 70); «Ça m’fait pas un pli su’à poche» (p. 70); «Avoir un os dans le baloney» (p. 101); «J’me sens comme une truite su’à sphatte» (p. 101); «J’me sens comme un ours qui a reçu / une flèche dans’ panse» (p. 101). Trois sont rapportés à un ancien ministre du gouvernement fédéral, Steven Blaney : «C’est pas le crayon le plus aiguisé de la boîte»; «C’est pas lui qui a faite le trou dans’ pissette des brulots»; «C’est pas lui qui a mis le spring aux sauterelles» (p. 119).

D’autres ont droit à un chapitre complet : «Trouve-toi une vie»; «Y farme pas étanche»; «Ben accoté dans’ barrure»; «Yinke à wouèr on woé ben»; «Y a des claques su’a yeule qui s’pardent»; «Y sort pas d’colombes du cul d’une corneille»; «Y est su’a coche»; «Oussé qu’t’avais ‘a tête ?»; «Bizouner»; «Charche pas à dju pis à djâ»; «C’est pas vargeux».

Fabien Cloutchier, comme on dit dans sa «Beauce natale» (p. 113), utilise les régionalismes pour commenter l’actualité, la culture populaire et la politique. L’auteur a ses têtes de Turc : Régis Labeaume, le maire de Québec, devient «le che de Sillery» (p. 85); l’ancien ministre provincial Yves Bolduc est «un docteur Bleuet» (p. 87); le ministre Gaétan Barrette «brise» l’«image du Gaétan standard» (p. 106). Ce «recueil de grandes vérités» (p. 9) manie avec dextérité la dérision, l’ironie, l’absurde, l’humour. C’est tout à fait instructif.

P.-S. — Que l’on permette à l’Oreille tendue de proposer son régionalisme : «Y a un éditeur qui a dormi sur la switch.» Certains mots comportent inutilement la lettre e : «l’avion nolisée [sic] de Lise Thériault» (p. 35). Ailleurs, elle manque : «avec de la poutine servi [sic] sur le chest» (p. 21); «la belle table à café que j’nous ai bizouné [sic]» (p. 100); «tu peux aspirer à faire parti [sic] de l’élite» (p. 137). «Cours» (p. 43) et «tiers-mondistes» (p. 70) devraient prendre une s, mais pas «sous» (p. 43) ni «quelques temps» (p. 128). Les pots Mason, comme l’atteste l’illustration de la page 18, ne sont pas des pots Masson (p. 21). Page 74, il faut «Quoique» au lieu de «Quoi que» et «Parisien» au lieu de «parisien». «Nul part» (p. 75) ? Non. Si «y a du monde qui aiment», alors ce monde «recommandent», au pluriel (p. 78). Etc. Ça fait désordre, et beaucoup.

 

Référence

Cloutier, Fabien, Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, Montréal, Lux éditeur, 2016, 140 p. Dessins de Samuel Cantin.

Une affaire d’oreille(s)

Jacques Stoll, Haut mot faux nids, 2015, couverture

«Jacques Stoll est une espèce de Déparleur des bords du Rhin. À son actif : poésies, bandes dessinées, satires, autofictions, épopées, critiques d’art» (p. 4). Et l’ouvrage Haut mot faux nids, paru par souscription en 2015 aux Éditions Éditions.

Le titre le dit et la couverture le redit : il sera ici question d’homophonie («Identité des sons représentés par des signes différents», selon le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Haut mot faux nids est découpé en trois parties.

«Clarté de la langue française. Homophonie des syllabes ultimes» (p. 9-39) contient des listes de mots qui s’écrivent de deux façons, mais pour un son unique. L’homophonie y est confondue avec la rime.

Le «1er appendice. Onomatopées monosyllabiques» (p. 41-57) est fait de blocs d’homonymies répétées.

Dans «2e appendice. Homophonies aléatoires» (p. 59-68), l’auteur multiplie les jeux de mots : «Aimer / ses airs» (Aimé Césaire, p. 61); «Les thés meurent triés» (l’Été meurtrier, p. 62); etc. Certains échappent à l’oreille de l’Oreille tendue : «L’ère-comme / l’os-ment» (p. 66).

L’homophonie est affaire sonore, et donc affaire de prononciation. Or la québécoise n’est pas l’hexagonale, ce qui fixe certaines associations à un lieu.

Pour Jacques Stoll, comme pour le Petit Robert, taon est un homonyme de tant (p. 14, p. 28, p. 38, p. 66); pour l’Oreille, ton serait plus usuel.

Pet et épais (p. 14) ? Pet et suspect (p. 25) ? Au Québec, on prononce habituellement le t final, ainsi que dans rot (p. 24).

La distinction quête / raquette est encore audible au Québec, pas dans Haut mot faux nids (p. 29).

Voilà des divergences transatlantiques.

P.-S. — Vous voulez entendre le livre ? C’est par ici.

 

Référence

Stoll, Jacques, Haut mot faux nids, Paris, Éditions Éditions, 2015, 68 p.

Cadences

Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, 2008, couverture

«Mais nul fragment du monde n’est négligeable
pourvu qu’on le regarde intensément.»

Soit la phrase suivante, tirée de Léonard et Machiavel de l’historien Patrick Boucheron (2008), au sujet des deux personnages du titre :

Il y eut entre eux un temps commun, qui les fit contemporains. Non pas continûment, et d’une manière si sourde et si souple, sans doute, qu’ils ne trouvèrent guère de mots pour le dire. Mais la même urgence d’agir et une semblable écoute aux rythmes du monde; l’évidente certitude que sa cadence hésite, et qu’il appartient aux hommes d’en ressentir la pulsation pour doucement l’amener à reprendre son cours réglé […] (p. 202).

On y entend plusieurs choses.

Le style, d’abord. Patrick Boucheron sait ce que la littérature apporte au savoir, pour y être sensible et pour la pratiquer.

Un lexique, ensuite : «urgence», «rythmes», «cadence», «pulsation». Ailleurs, ce sera «mouvement», «pulsion», «véloce», «tempo», «dynamique», «soudaineté», «vitesse», etc. Le temps de Patrick Boucheron est fait de temporalités heurtées. Pour lui, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille.

La question de la contemporanéité, du «temps commun», enfin. Une «des ambitions de ce petit livre», écrit son auteur, «est de comprendre ce qu’être contemporain veut dire» (p. 32).

Léonard de Vinci et Machiavel l’ont été, mais il n’existe aucune trace de leurs rencontres, ni chez l’un, ni chez l’autre, ni chez leurs contemporains.

Machiavel et Léonard de Vinci se sont rencontrés, longtemps, ils se sont très certainement parlé, souvent. Les échos de ces conversations se retrouveront, plus tard, dans des projets communs qui ne seraient guère compréhensibles sans cette connaissance préalable qu’ils firent l’un de l’autre. Il y sera aussi question de fleuve et de fortune, de guerre et de pouvoir, de la façon de voir le monde tel qu’il est et d’en saisir le rythme (p. 90).

Boucheron essaie d’imaginer leurs rencontres, cette «conversation muette» (p. 128), à partir de trois «nœuds» historiques : autour de la figure de César Borgia, au moment de la tentative de détournement de l’Arno, quand Léonard essaie de peindre le tableau la Bataille d’Anghiari.

Il offre par là des portraits de l’un et de l’autre.

Léonard, peut-être le plus longuement abordé, lui qui «ne fit au fond qu’une seule chose de sa vie : dessiner, inlassablement» (p. 73). Contre les idées reçues — «Léonard n’est pas cet artiste solitaire et ombrageux rêvé par les romantiques» (p. 81) —, Boucheron le montre «hanté par le réel» dont il veut rendre compte «entièrement» (p. 130). Paradoxe : «entièrement», mais dans l’inachèvement, «la condition même de l’exercice du génie» (p. 167).

Machiavel paraît plus difficile à cerner. Le «vrai» de sa pensée se situe sur un «seuil d’indistinction et d’incertitude» (p. 127). Elle est toute nourrie de politique, sa «seule philosophie» (p. 139), mais l’écriture l’occupe également. La «part la plus importante de lui-même» est celle «où se conjoignent l’idéal littéraire et la nécessité du politique, la compréhension des principes de l’histoire et la rage d’agir» (p. 162).

Signalons enfin une leçon de l’ouvrage : «les éclats de l’histoire n’attendent pas d’être rapprochés par cet enfant sage et un peu triste, patient et esseulé qui survit dans l’esprit de tout historien» (p. 116).

P.-S. — Le 29 septembre 2015, l’Oreille tendue disait le bien qu’elle pensait d’un autre livre de Patrick Boucheron (et Mathieu Riboulet), Prendre dates. Depuis, elle l’entendu déclarer, à France Inter, s’agissant d’Alain Finkielkraut : «Nous avons maintenant mieux à faire que de nous porter au chevet des mélancoliques.» C’est (encore) de la musique aux oreilles de l’Oreille.

 

[Complément du 30 avril 2024]

Dans Le temps qui reste (2023), les «mélancoliques» sont devenus «les boutiquiers du ressentiment» (p. 63). Ils ne sont pas plus aimables.

 

Références

Boucheron, Patrick, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, coll. «Verdier poche», 2008, 217 p.

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Boucheron, Patrick, Le temps qui reste, Paris, Seuil, coll. «Libelle», 2023, 69 p.

Exercices de reconnaissance

Jean Echenoz, Envoyée spéciale, 2016, couverture

Ça vient de paraître, ça s’appelle Envoyée spéciale et c’est incontestablement du Jean Echenoz.

Les variations sur l’incise, sentencie l’Oreille tendue, sont toujours aussi roboratives. Les noms des personnages restent toujours aussi improbables, ce qui fait que le lecteur se met à douter de tous les noms propres du roman (personne réelle ? ou pas ?). Comme il se doit, on croise Bruce Lee et Tancrède Synave, Georges Marchais et Didier Super. Ce vrai-faux roman de genre (d’espionnage) évoque des œuvres précédentes d’Echenoz comme le Méridien de Greenwich (1979), Cherokee (1983), l’Équipée malaise (1986) ou Lac (1989). Qui raconte ? Ce n’est pas de la première clarté : «nous ne comprenons pas non plus, malgré notre omniscience», accorde le narrateur (p. 270). La ronde des personnages donne le tournis : Nadine Alcover laisse son emploi auprès d’Hubert Coste pour devenir la compagne du frère de celui-ci, Lou Tausk (c’est un pseudonyme), avant de le quitter à son tour pour épouser le général Georges Bourgeaud du Lieul de Thû, ce dernier faisant chanter Lou, ci-devant compositeur du mégatube planétaire «Excessif», devenu le compagnon de Charlotte Guglielmi, l’assistante qui a remplacé Nadine Alcover auprès d’Hubert, avant qu’il ne soit jeté en prison. L’intrigue (façon de parler) dure un an, comme dans Un an (1997).

Sur le plan lexical, on est en territoire connu. Les adjectifs étonnent mais convainquent : une autoroute «sans échangeurs ni bretelles ni la moindre aire de repos» est dite «de structure autiste» (p. 249). Il en va de même des pronoms : Echenoz préfère souvent quoi à lequel (sur quoi). Un nourrisson pleure dans le métro ? Il faut, dit l’auteur, ce maître du verbe, «l’obturer au moyen d’une tétine» (p. 43).

Il y a l’habituelle récolte de zeugmes — «[…] Tausk va et vient sans but dans son peignoir et son appartement» (p. 68); le reste, ce sera pour dimanche prochain, désolé — et de portraits :

Massif et bedonnant, grosse tête poupine ovale homothétique à un gros buste ovale — œuf de cane sur œuf d’autruche sans aucun cou pour faire le joint —, [Kim Jong-un] avançait d’un pas buté, emprunté, compensant sa petite taille comme son cher leader de père par d’épaisses talonnettes sur lesquelles il marchait en balançant les bras loin du corps. […] Il souriait la plupart du temps, la seule alternative à ce sourire étant un regard monobloc mais composite où s’entrelaçaient méfiance, envie, colère, menace, bouderie, comme si son expression faciale ignorait tout état intermédiaire (p. 250 et p. 251-252).

C’est du Echenoz, et ce n’est pas tout à fait le Echenoz auquel on s’est habitués. Certes, ça tuait dans les Grandes Blondes (1995) et dans Je m’en vais (1999), ça s’écharpait et ça mourait dans 14 (2012), mais, dans Envoyée spéciale, il y a changement d’échelle. Autour de Constance (qui n’en est pas l’incarnation, du moins en amour), on se suicide (dans le métro), on se fait rétrécir (amputation, démembrement, décapitation — pas du même personnage), on se fait tirer dessus (au revolver, au fusil d’assaut), on se fait torturer («plâtrer», en l’occurrence), on se fait manger (c’est, probablement, le sort du beagle Biscuit, nom prédestiné, alias Faust) ou broyer (un papillon). D’autres scènes frappent par leur violence, sexuelle (en prison), sociale (avec un mendiant, encore dans le métro) ou géopolitique (pourquoi tolérer la Corée du Nord ?). La fin du roman n’est pas du meilleur augure pour son héroïne (façon de parler).

Et pourtant, c’est du Echenoz : cela rend heureux, vertu du style grand.

P.-S. — «Sentencie» ? Comme dans «L’aveugle se doit d’être un peu muet, sentencia Russel» (le Méridien de Greenwich, p. 32).

 

[Complément du 6 janvier 2018]

Où, en janvier 2018, classe-t-on la traduction anglaise du plus récent Echenoz, Envoyée spéciale, chez McNally Jackson Books, à New York ?

Envoyée spéciale au rayon Espionnage de McNally Jackson Books, New York, janvier 2018

 

Références

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.