Lire à voix haute

Pour un projet (universitaire), aux contours encore flous, de lecture à voix haute de textes brefs (deux minutes au maximum), écrits en français, l’Oreille tendue se tâte depuis quelques jours. Que lirait-elle ?

Elle a concocté une première liste (classée par ordre de probabilité que le texte soit retenu) :

Jean Echenoz, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 7-8 (incipit).

Voltaire, Candide, 1759 (incipit).

Éric Plamondon, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 49, 2012, p. 137-138 («75. Comme une truite hors du torrent»).

Jean Echenoz, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 162-163 (la traversée des appartements parisiens).

Éric Chevillard, Démolir Nisard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 10-11.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (la scène du fiacre à Rouen).

Elle a aussi sollicité Twitter, qui lui a répondu (merci), par des titres ou des noms d’auteurs :

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, 2002 (@reneaudet).

@Centquarante (@beloamig_).

Vivant Denon, Point de lendemain, 1812 (la fin) (@PimpetteDunoyer).

N’importe quel poème de Claude Gauvreau (@desrosiers_j).

Jean-Pierre Girard (@Hortensia68).

Michèle Lalonde, Speak white, 1968, extrait (@reneaudet).

Stéphane Mallarmé, «Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui», dans Poésies, 1899 (@desrosiers_j).

Gaston Miron, «Art poétique», dans l’Homme rapaillé, 1970 (@StephanePicher).

Une liste ou extrait de liste de M.-Antoine K. Phaneuf (@Doctorakgo et @StephanePicher).

@pierrepaulpleau (@GPinsonM19).

Monique Proulx, «Ça», dans les Aurores montréales, 1996 (@Hortensia68).

Saint-Denys Garneau, «C’est là sans appui» ou «Accompagnement», dans Regards et jeux dans l’espace, 1937 (@StephanePicher).

Paul Valet (@fbon).

Émile Zola, Germinal, 1885 (le début) (@eclectante).

Lecteurs, vous avez d’autres suggestions ?

«Ça me revient»

François Bon, Autobiographie des objets, 2012, couverture

«Avoir affaire au souvenir est plus riche
quand on est dans l’impossibilité de relire ou vérifier.»
François Bon, Autobiographie des objets

Au départ, une diffusion numérique sur tierslivre.net, le site de François Bon : des textes, chacun consacré à une chose ou à plusieurs, des images, des liens, des commentaires de lecteurs (l’Oreille tendue en a été, et assez souvent). Puis un livre papier, Autobiographie des objets (2012), reprenant les textes numériques, les réécrivant, les réorganisant — tout cela en profondeur. Les textes originaux ne sont plus sur tierslivre.net — du moins, ils ne sont plus visibles, mais ils sont sûrement archivés; en revanche, on peut y lire de nouveaux textes dans la même série, certains rédigés par François Bon, d’autres par des visiteurs du site (dont l’Oreille, encore une fois). Le projet est admirable, quels qu’en soient les supports.

Une question, sans cesse reprise : par où faire advenir les mémoires ? Par le nez, par l’oreille, par la main, par l’œil — très peu par le goût — et surtout par l’écriture et sa «tension imaginaire» (p. 35). Sortir du «grand tiroir à souvenirs dépareillés» (p. 211), dans le désordre, «la voix un peu haut perchée pour le cri» (p. 21), le «retour chariot» d’une vieille Remington (p. 47), l’apparition des couleurs en Mai 68 (p. 151, p. 179), «l’odeur du métro» parisien (p. 220), le «déclic» d’un projecteur à diapositives (p. 223), les vestes de cuir des pompiers (p. 224). Ce monde-là, qu’on croyait disparu : à tort. La «guerre humble qu’est la mémoire» (p. 61) : gagnée, du moins pour l’instant.

Plutôt que par les sens — au premier rang desquels la vision, malgré une longue méfiance envers la photographie et une «aversion» profonde pour le cinéma (p. 221) —, on pourrait réorganiser thématiquement le livre (et le site). On traiterait alors ensemble, mais ce serait dénaturer le mouvement du souvenir, la musique — Led Zeppelin, les Stones, les Beatles —, la littérature — Balzac, Proust, Kafka, Rabelais, Poe —, les lieux et les communautés — Moscou, New York, l’Inde, le Chili, le Québec, la Vendée, les librairies —, les voitures — elles «conditionnent» l’ensemble (p. 223) —, les livres — puisque le terme de cette traversée infinie est une «armoire aux livres».

Ou il y aurait des figures. L’arrière-grand-mère comme le cousin Jean-Claude, les aveugles. Le grand-père instituteur, celui de l’«armoire aux livres», et le grand-père vendeur de voitures. La mère (et ses livres), le père (avec lequel les relations deviendront un jour plus tendues). En arrière-plan, assez loin, les enfants, quelques amis, des écrivains aimés. Et, à l’horizon, l’écrivain que va devenir François Bon : «ce moment où j’avais renoncé à mon travail industriel pour l’aventure plus hasardeuse d’écrire un livre (et qui sera la limite temporelle des fragments rassemblés ici)» (p. 108).

Autobiographie des objets n’est le lieu d’aucune nostalgie : c’était; ce n’est plus; c’est comme ça — «J’appartiens à un monde disparu» (p. 38), «les mutations sont cruelles» (p. 141), «J’ai vu la fin de ce monde» (p. 219), «Le temps des objets a fini» (p. 232). François Bon préfère parler de «mélancolie» (p. 8), lui qui garde une «vénération intacte» pour quelques objets (p. 187). On notera bien quelques constats amers — «L’habileté des mains, j’ai toujours vécu comme un malheur de n’en pas disposer» (p. 189) — et quelques regrets — on ne lui a pas appris les plantes (p. 66), il ne sera jamais guitariste (p. 125), il aurait aimé «l’avoir conservée», cette autoharp (p. 139), il ne sait pas dessiner (p. 175).

Des regrets ? Chez l’auteur, peut-être, mais pas ici. Cette Autobiographie des objets, cet autoportrait, cette méthode de la mémoire — tout cela exige lecture et relecture.

P.-S. — Le projet d’ensemble convainc. Certaines phrases éblouissent : «Dans chacune d’elles [des boîtes], plusieurs dés à coudre, qui doivent pour elles quatre [l’arrière-grand-mère, les grands-mères, la mère] correspondre à un récit précis, d’où venu, par qui donné, et pourquoi gardé, même terni ou cabossé, ou si humble» (p. 105).

 

Référence

Bon, François, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2012, 244 p.

François Bon, Autobiographie des objets, édition de poche, 2013

L’Oreille sort

Une fois n’est pas coutume : l’Oreille tendue est allée au concert ce samedi.

Dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal, elle y a applaudi le Soweto Gospel Choir, à la Maison symphonique, la «chapelle» de l’Orchestre symphonique de Montréal, dixit André Ménard, le directeur artistique du FIJM.

Ils sont vingt sur scène, accompagnés par deux tambours et, à l’occasion, par un piano électrique et dirigés par un maître de chœur. Souvent, ils sifflent ou lancent des cris qui rappellent ceux des oiseaux. La rythmique est physique : ils tapent dans leurs mains, ils cognent le sol de leurs pieds. Ils sont ensemble depuis dix ans : la mécanique est parfaitement réglée.

La plupart du temps, les femmes sont en costumes traditionnels, dont un qui devrait, par ses couleurs, ravir les partisans des ex-Nordiques de Québec — c’est du hockey. Les hommes portent de petites vestes sans manche aux couleurs pas moins vives que celles des costumes féminins.

Leur répertoire ? Les chants de leur église, de la musique zouloue, quelques succès contemporains («Like a Bridge over Troubled Water», «Arms of an Angel»), des chansons faites pour que le public se lève et mêle sa voix à la leur («Pata Pata», «Amen», «Oh Happy Day», en rappel). Le chant domine, mais on danse aussi : des danses traditionnelles, des danses de combat, du breakdance, du gumboot.

À divers moments du spectacle, la troupe se scinde et se recompose en unités plus petites, à l’avant-scène. Il arrive alors qu’on passe du duo à la joute musicale et corporelle. L’interprétation d’une chanson par les hommes seuls est suivie de l’interprétation de la même chanson par les femmes seules («Nice try, boys»). On échange et on s’oppose, avant de toujours se réconcilier.

L’actualité étant ce qu’elle est, un sobre hommage a été rendu au «père de la nation» («the father of the nation»), Nelson Mandela, par une seule pièce, une «chanson de liberté» («a liberty song»).

L’Oreille doit se rendre à l’évidence : une voix humaine, c’est bien; des voix mêlées, leur harmonie, cela l’émeut, sans qu’elle puisse endiguer cette émotion. Le chœur, en musique, c’est la communauté de la beauté.

Nelson Mandela et le Soweto Gospel Choir

Illustration : Peter Ellis, signature de Nelson Mandela entourée de celles de membres du Soweto Gospel Choir, photo déposée sur Wikimedia Commons

Un trou dans son élan

John Grisham, Calico Joe, 2012, couverture

«Baseball is only dull to dull minds» (Red Smith).

Comme tout un chacun, l’Oreille tendue consacre une partie de son temps de lecture, surtout estivale, aux livres sur le baseball.

Il y a les livres savants (The Meaning of Nolan Ryan, Double jeu), les livres de journalistes (Moneyball, Men at Work), les recueils d’articles (Triumph and Tragedy in Mudville), les romans (You Know Me Al, The Art of Fielding ou, sommet indépassé, The Great American Novel).

Voilà pourquoi l’Oreille vient de lire Calico Joe de John Grisham. Elle avait déjà lu des romans policiers de cet auteur — aucun ne lui laissant de profonds souvenirs, ni en bien ni en mal — et son roman sur le football, Playing for Pizza — aucun souvenir non plus. De Calico Joe, elle se souviendra, car c’est un texte particulièrement mauvais.

Un père va mourir. Cela ne touche personne, car c’est une ordure : violent, alcoolique, égocentrique. Lanceur pour les Mets de New York, Warren Tracey n’existe plus, dans la mémoire populaire inventée par le romancier, que comme celui qui a mis un terme à la carrière d’un joueur phénoménal, Joe Castle (Calico Joe). Comment ? En lui lançant volontairement une balle rapide à la tête. Ce geste, en langage de baseball, est appelé beaning. (Sur un sujet semblable, il vaut mieux lire Rat Palms de David Homel.) Le fils de Warren raconte la rencontre improbable, en 2003, trente ans après les faits, de son père et de Joe Castle. C’est lacrymal, inécrit, sans aucun intérêt.

En lisant, l’Oreille est cependant retombée sur une de ces étranges expressions propres au baseball : «Every rookie’s got a hole in his swing» (p. 57). Dans l’élan (swing) de toute recrue (rookie), il y aurait un trou (hole). Qu’est-ce à dire ? Qu’un joueur n’arriverait pas à frapper la balle si elle était placée à un endroit bien précis, qui n’est pas le même pour tous, et que les lanceurs essaieraient d’exploiter cette faiblesse. Voilà qui vous épargnera la lecture de Calico Joe.

P.-S. — Et il y a bien sûr les livres sur Jackie Robinson.

 

Références

Gould, Stephen Jay, Triumph and Tragedy in Mudville. A Lifelong Passion for Baseball, New York et Londres, W.W. Norton, 2003, 342 p. Ill. Foreword by David Halberstam.

Grisham, John, Calico Joe. A Novel, New York, Dell, 2013, 262 p. Édition originale : 2012.

Grisham, John, Playing for Pizza. A Novel, New York, Doubleday, 2007, 262 p.

Harbach, Chad, The Art of Fielding. A Novel, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2012. Édition numérique. Édition originale : 2011.

Homel, David, Rat Palms, Toronto, HarperCollins, coll. «HarperPerennial», 1993, 276 p. Édition originale : 1992.

Lardner, Ring, You Know Me Al, Kessinger Publishing, [s.d.], 119 p. Reprint. Édition originale : 1916.

Lewis, Michael, Moneyball. The Art of Winning an Unfair Game, New York et Londres, W.W. Norton, 2003, xv/288 p.

Nareau, Michel, Double jeu. Baseball et littératures américaines, Montréal, Le Quartanier, coll. «Erres Essais», 2012, 395 p.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Trujillo, Nick, The Meaning of Nolan Ryan, College Station (TX), Texas A & M University Press, 1994, x/163 p. Ill.

Will, George F., Men at Work. The Craft of Baseball, New York, HarperPerennial, 1991, ix/353 p. Ill. Édition originale : 1990.

Autopromotion 064

Centre Flaubert (Rouen)

L’Oreille tendue s’intéresse depuis plusieurs années à l’épistolarité. Voilà pourquoi elle a lu, pour le Centre Flaubert de l’Université de Rouen, le livre Flaubert en toutes lettres. L’écriture épistolaire dans la correspondance et dans l’œuvre d’Amélie Schweiger. Son compte rendu est ici.

 

Référence

Schweiger, Amélie, Flaubert en toutes lettres. L’écriture épistolaire dans la correspondance et dans l’œuvre, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre, coll. «Flaubert», 2012, 140 p.

Amélie Schweiger, Flaubert en toutes lettres, 2012, couverture