Une apocalypse pour rien

Grégoire Courtois, les Agents, 2019, couverture

En 2016, Grégoire Courtois faisait paraître les Lois du ciel. L’Oreille tendue en avait pensé beaucoup de bien (ici). Idem pour les Agents, paru l’an dernier.

Dans ce roman dystopique, certains humains, ceux qui travaillent dans «les tours», sont devenus des agents. Ceux qui ont été expulsés de ces tours et qu’on a exilés à «la rue» sont des chats. (On ne les verra jamais.) Dans la tour 35S, les choses finiront par très mal se passer pour tous les agents (sauf un), mais sans que l’ordre du monde soit transformé.

Parlant de demain, Grégoire Courtois parle d’aujourd’hui : culte du travail (inutile) et son intériorisation, omniprésence des statistiques, solitude des employés, reconnaissance faciale, intelligence artificielle, inégalités sociales, transformations des modes de la reproduction humaine, domination des Hairaches et de la Kon-Tha, violence (à heures fixes). L’image récurrente des agents qui se jettent par les fenêtres de leur tour évoque le 11 septembre ou le générique d’ouverture de la série télévisée Mad Men. La numérisation des échanges est la norme : «Ça, c’est du papier. On peut écrire dessus. Ça ne sert pas souvent, mais aujourd’hui, oui» (p. 262).

L’absurdité bureaucratique est résumée en quelques formules : «Vous trouverez sur le réseau global le formulaire de délation, le formulaire de signalement d’absence de délation ainsi que, le cas échéant, le formulaire de signalement de connaissance d’absence de signalement de délation» (p. 198).

L’ambiance est oppressante, la narration haletante (surtout dans la troisième et dernière partie, «Gravité», après «État» et «Causalité»). Courtois réussit néanmoins à faire preuve d’humour (noir), notamment quand il est question de Théodore et de sa constante oscillation (des orteils, c’est pratique). Dans les Lois du ciel, Courtois démontrait un incontestable talent pour la représentation de la violence et du gore; c’est toujours vrai, notamment autour du personnage de Clara, cette «esthète de la chair» (p. 163).

L’Oreille n’irait pas jusqu’à dire qu’elle a bien réussi à comprendre qui raconte, mais elle n’en fera pas une maladie. Ce n’est pas de saison.

 

Références

Courtois, Grégoire, les Agents. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Parallèle», 01, 2019, 292 p.

Courtois, Grégoire, les Lois du ciel, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p.

Mais

Dany Boudreault, Corps célestes, 2020, couverture

Elle s’appelle Hélène, mais elle a choisi le prénom de Lili, comme dans un des romans pour enfants écrits par sa mère, la Petite Lili.

Elle a été actrice, mais elle est devenue réalisatrice — dans la pornographie, son film le plus populaire s’intitulant Corps célestes (p. 207).

Elle n’a pas vu sa sœur, Flo, depuis quinze ans, mais les circonstances familiales forcent leur rencontre.

Elle a manifestement de mauvaises relations avec sa mère, Anita, mais elle doit en prendre soin («il arrive ce moment où nous devons laver le sexe de nos mères», p. 223) et elles finiront par enfin se parler.

Elle a couché une fois, il y a longtemps, avec James, le compagnon de sa sœur, mais ces deux-là forment dorénavant un couple.

Elle est la tante d’Isaac, le fils de James et Flo, mais leur rapprochement n’aura pas les effets escomptés.

Isaac est né avant le 11-septembre, mais pas ses parents.

James est revenu de la guerre, mais ce ranger n’est pas intact.

Flo, James, Isaac et Anita vivent dans la nature, mais une nature dont certains animaux avaient disparu, par exemple les orignaux.

Ils se croyaient seuls, mais ils ne le sont pas («il arrivera ce moment où les gens sortiront de la forêt, James / il faudra un fusil», p. 219).

James et Hélène / Lili prépareront le café, mais cela vaudra pour autre chose.

Ça se déroule au Canada, mais dans un Canada dystopique, en guerre («le nord du Canada / demeure le théâtre des affrontements / front sino-russe», p. 34).

C’est du théâtre, mais l’univers du cinéma est partout présent, notamment dans les apartés d’Hélène / Lili («de concombres / gros plan mains sales / terre sous les ongles», p. 148).

C’est en français, mais il y a plusieurs répliques, parfois longues, en anglais, dites par James (et traduites en fin d’ouvrage).

C’est une histoire de famille, donc ça va mal se finir.

 

Référence

Boudreault, Dany, Corps célestes. Théâtre, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 140, 2020, 264 p.

Leçon de sociologie

Mark Fortier, Mélancolies identitaires, 2019, couverture

«De l’existence de Mathieu Bock-Côté,
personne ne peut plus douter.»

En mai 2018, Mark Fortier se donne comme objectif de lire «religieusement» (p. 157) tout ce que publiera l’omnicommentateur Mathieu Bock-Côté pendant l’année à venir. De deux choses l’une : en cours de route, il va caler — on le comprendrait — ou il va se désintéresser de son objet. Peu importe : on a aujourd’hui le plaisir de lire le récit de cette année, Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté. On y trouve évidemment des réflexions sur «le hibou de Lorraine» (p. 150), mais aussi des propos plus généraux sur la société québécoise.

Qui est MBC pour Fortier ? Un sociologue sans sociologie empirique — «partout il se gargarise des vertus de la nation, mais il ne dit pas un mot du pays réel» (p. 164) —, généralement insensible aux déterminismes économiques. Un «chroniqueur du bon vieux temps» (p. 151) à la recherche d’une figure de chef (p. 149-150) pour montrer le chemin à suivre à la nation — chez MBC, la nation est une valeur (positive) avant d’être une réalité sociologique. Un ferrailleur qui est à son mieux quand il s’invente des ennemis, ces «tortionnaires du bon sens» qu’il aime tant pourfendre (p. 30). Le portrait se fait par touches : «donnez à MBC la famille et la nation, il vous bâtira une civilisation» (p. 23); l’«esprit public […] ne peut pas permettre que l’on asservisse le sens à la quête désespérée de l’effet» (p. 65); «sa méthode […] consiste à penser contre, à confondre la dénonciation d’une imperfection avec la découverte d’une vérité» (p. 125); «les excès de la bonté seront toujours moins à craindre que ceux du ressentiment» (p. 129).

Mark Fortier n’est manifestement pas du même bord politique que MBC. Ce qui donne sa force et son intérêt à son travail d’analyse est qu’il ne cède pourtant jamais à la hargne devant le conservatisme. On pourrait dire de lui ce qu’il dit de sa «muse» (p. 168) quand il parle de sa «soucieuse bonhomie» (p. 17) : chez MBC, le souci domine (c’est un euphémisme); chez Fortier, la bonhomie. Si l’essayiste observe le «bourdon rhéteur d’Amérique» (p. 111), c’est le plus souvent avec bienveillance et une bonne dose d’étonnement. Quand Fortier évoque sa vie montréalaise et la transformation démographique de son milieu, il est assez clair qu’il ne parvient tout simplement pas à comprendre la vision du monde apocalyptique de MBC, notamment en matière d’immigration (p. 121 et suiv., par exemple). Il y a plus d’incompréhension chez lui que de détestation.

Assez souvent — on l’a dit —, l’auteur paraît se désintéresser de son objet. Cela donne de longs développements sur la conception du nationalisme en Allemagne, sur la Première Guerre mondiale, sur les centres commerciaux, sur Pierre Vallières. Le lecteur pourra parfois avoir l’impression de complètement perdre MBC de vue, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Le passage sur l’Allemagne oblige à une mise en question du nationalisme; celui sur la guerre, avec ses beaux portraits familiaux (p. 90-91), permet de réfléchir à la place de l’expérience concrète dans le rapport de chacun au monde qui l’entoure; le centre commercial honni par Mark Fortier (p. 112) est une des manifestations particulièrement parlantes du capitalisme contemporain; avec Pierre Vallières, c’est la question du rapport à la tradition qui est repensée (p. 144). De semblables liens ne sont jamais assénés par Fortier; l’essayiste fait confiance à ses lecteurs. MBC a fait des études de sociologie et on le présente souvent comme sociologue; Fortier l’est bien plus que lui.

Mélancolies identitaires aurait pu être un livre nourri de rancœur. Ce n’est pas le cas. Voilà une des raisons pourquoi il faut le lire.

 

Référence

Fortier, Mark, Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté, Montréal, Lux éditeur, coll. «Lettres libres», 2019, 168 p.

Le mystère des lieux

Jean Echenoz et Guy Delisle, Ici ou ailleurs, 2019, couverture

Jean Echenoz accorde une très grande importance aux lieux. Écrivant Envoyée spéciale (2016), qui se déroule en partie en Corée du Nord, pays qu’il ne connaît pas, le romancier s’est inspiré de Pyongyang (2003) du bédéiste Guy Delisle. (L’Oreille tendue a parlé du roman d’Echenoz ici.)

Delisle lui rend la pareille, en quelque sorte, en publiant Ici ou ailleurs. Ce petit livre met en vis-à-vis quarante citations tirées des œuvres d’Echenoz et autant de dessins de Guy Delisle. (Les œuvres citées ? Tous les livres d’Echenoz, sauf Caprice de la reine.)

Il n’y a que des lieux, «volontairement déserts», en trois couleurs : noir, blanc, «gris léger» (1er rabat). Les extraits d’Echenoz sont recopiés à la main. Ses admirateurs sont plongés illico dans leurs souvenirs de lectures. Les illustrations ne sont pas des calques des textes; elles entrent plutôt en dialogue avec eux, et en un dialogue souvent assez lâche. La région parisienne est la plus représentée, avec ses rues, ses avenues, ses boulevards, ses passages, ses quais, ses ponts, ses stations de métro, ses gares, ses cimetières, ses hôpitaux, ses stades, ses piscines et ses places, mais il y a aussi Marseille, Saint-Brieuc, Prague et New York. On peut lire enseignes et graffitis, reconnaître des lieux iconiques (la tour Montparnasse, la tour Eiffel). La voie de Paris la plus souvent citée, sauf erreur, est la rue de Rome.

Ce serait une «promenade» (1er rabat). On y découvre des lieux choisis pour leur «banalité», dixit Echenoz.

C’est beau.

 

Références

Delisle, Guy, Pyongyang, Paris, L’association, coll. «Ciboulette», 2003, 152 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Echenoz, Jean et Guy Delisle, Ici ou ailleurs, Montréal, Pow Pow, 2019, [s.p.] Publié en France par L’association.

Conte périurbain

Julia Deck, Propriété privée, 2019, couverture

Il était une fois Éva et Charles Caradec. Elle fait dans l’urbanisme, lui dans la dépression chronique. Elle narre; il est son destinataire, en quelque sorte. En couple depuis trente ans et locataires, ils décident de quitter Paris pour devenir propriétaires dans un «écoquartier» (p. 95) hors les murs. Malheureusement pour eux, les Lecoq, des «démons» (p. 83), seront leurs voisins : bruit, poussière, vexations, adultères. Avec les autres membres de leur communauté — «Tu t’intéressais à la formation des communautés, à leurs mœurs, à la manière dont elles se soudent et se perpétuent, à leur destruction inévitable» (p. 97) —, ça n’ira guère mieux. Ils finiront par décider de déménager, au risque de se retrouver dans un «purgatoire immobilier» (p. 117). Cela commençait légèrement : «J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre» (p. 7, incipit). Cela se terminera de façon beaucoup plus sombre. Qui a tué le chat ? Où est le chien ? Cette odeur, dans l’allée, qu’est-ce que c’est ? Charles a-t-il assassiné Annabelle Lecoq et son fils ? Éva n’en sait-elle pas plus qu’elle n’en dit ? C’est délicieux d’ironie noire.

 

Référence

Deck, Julia, Propriété privée. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 173 p.