Les zeugmes du dimanche matin et de Julia Deck

Julia Deck, Ann d’Angleterre, 2024, couverture

«À vingt et un ans, Olivia a des cheveux roux incroyables et une passion pour la lecture» (p. 33).

«La classe revient aux anges, les professeures épuisées par le chaperonnage impossible de douze jeunes filles enivrées d’hormones et d’Italie» (p. 72).

«Ici, tout le monde a un travail, de beaux vêtements, des cappuccinos à volonté et des vieux dans des hôpitaux qui s’effondrent» (p. 88).

«Leur complicité se développe à l’écart de Betty, qui est moins drôle avec tous ses drames et ses médicaments» (p. 103).

«Ann se laisse porter par les événements, les sourires extatiques et les nuits trop courtes» (p. 134).

Julia Deck, Ann d’Angleterre. Roman, Paris, Seuil, 2024, 250 p.

 

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 30 décembre 2024.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Puissance du roman

Julia Deck, Ann d’Angleterre, 2024, couverture

«Le roman est l’instrument de la connaissance.»

Il y a plusieurs mystères dans la vie. Pourquoi, par exemple, Caroline Dawson a-t-elle sous-titré «roman» Là où je me terre et Jean-Philippe Pleau «roman (mettons)» Rue Duplessis ? Ce sont à l’évidence deux récits de transfuge de classe. Leur dimension romanesque, si tant est qu’elle existe, est fort mince.

Ce n’est pas le cas d’Ann d’Angleterre de Julia Deck. Celle-ci parle de sa vie et de sa relation avec sa mère, qui vient d’être victime d’un accident cérébral, et de leur parcours de combattantes dans le système hospitalier français. On est alors du côté du témoignage, des souvenirs, de l’autobiographie ou de l’autoportrait (la narratrice ne cache pas ses torts et ses tares). Pourtant, le livre relève clairement du genre romanesque par plusieurs aspects.

Ann d’Angleterre est un roman d’abord par la reconstruction que propose Deck du récit de sa famille maternelle britannique. Dans quel milieu sa mère (la Ann du titre) a-t-elle grandi ? Qui étaient ses parents, sa sœur, ses nièces ? Qu’a-t-elle vécu avant de devenir sa mère ? Par la force des choses, la narratrice ne peut proposer que sa propre version, longtemps à posteriori, de ces divers parcours.

Il y a aussi que la Julia qui écrit à la première personne devient, à un moment du livre, une Julia à la troisième personne — à la fois celle qui raconte et celle qui est racontée. La narratrice devient son propre personnage. Cette prise de distance concourt à problématiser ce qui se dit.

Il y a encore que le genre romanesque, pour Julia Deck, qui a publié à ce jour cinq romans, est par excellence celui de de l’indétermination finale : «Mes livres se terminent toujours de manière incertaine. Je ne cherche pas la réponse, vécut-elle heureuse jusqu’à son dernier jour ou misérable comme un caillou. Je cherche la résolution, le point où la vague retombe pour donner naissance à une autre. Les réponses ne servent à rien, c’est l’artifice et la mort» (p. 237). Or une des intrigues d’Ann d’Angleterre repose sur un «trouble de la filiation» (p. 247) qui ne sera pas résolu. Au lecteur de juger, avec ce que la romancière a choisi de lui donner à lire.

On pourrait enfin souligner le fait que tout, dans ce livre, passe par le langage et par une réflexion sur le langage. Comment la narratrice pourrait-elle «remplir» sa «mission» auprès de sa mère (p. 191) quand elle ne maîtrise pas l’«idiome» (p. 200) hospitalier et ses «éléments de langage» (p. 177-178) ? Que cela se déroule en France n’est pas innocent : «Je suis née à Paris, et je peux révéler des secrets bien gardés : ici, la monnaie d’échange n’est pas l’argent, c’est la maîtrise du langage» (p. 121).

Une phrase énoncée deux fois dans des termes presque identiques, à un bout et à l’autre du roman, révèle précisément où loge l’autrice : «Que les choses soient claires. Je ne crois pas aux flashes, aux visions, à toutes ces fariboles fabriquées pas cher pour augmenter le réel à peu de frais quand il n’y a que le langage pour lui donner corps, épaisseur, direction» (p. 17; voir également p. 220). On dirait un art romanesque, comme on dit un art poétique.

P.-S.—Si l’Oreille tendue avait lu ce livre plus tôt, il aurait évidemment été retenu ici.

P.-P.-S.—De Julia Deck, l’Oreille a présenté Propriété privée de ce côté et Sigma de celui-là.

 

Références

Dawson, Caroline, Là où je me terre. Roman, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2022, 201 p. Édition originale : 2020.

Deck, Julia, Ann d’Angleterre. Roman, Paris, Seuil, 2024, 250 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

L’oreille tendue de… Jean-Baptiste Andrea

Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle, 2023, couverture

«J’attendis, l’oreille tendue, dans l’espoir de saisir quelque chose de Pietra d’Alba, le son de l’air dans les branches si la fenêtre était ouverte, puisque c’était août. Mais le vacarme du dehors, cloches, carillons, automobiles qui cornaient via della Posta, m’ancrait fermement à Rome.»

Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle, Paris, Éditions de l’iconoclaste, 2023, 580 p. Édition numérique.

Chantons la langue avec Fernandel

Fernandel, l’Accent du soleil, pochette

(Il n’y a pas que «La langue de chez nous» dans la vie. Les chansons sur la langue ne manquent pas. Petite anthologie en cours. Liste d’écoute disponible sur Spotify. Suggestions bienvenues.)

 

Fernandel, «L’accent», 1963

 

De l’accent ? De l’accent ? Mais, après tout, en ai-je ?
Pourquoi cette faveur ? Pourquoi ce privilège ?
Et si je vous disais après tout, genses du Nord,
Que c’est vous qui, pour nous, semblez l’avoir très fort
Que nous disons de vous, du Rhône à la Gironde
«Ces gens-là n’ont pas le parler de tout le monde»
Et que, tout dépendant de la façon de voir,
Ne pas avoir d’accent, pour nous, c’est en avoir

Hé bien non, je blasphème et je suis las de feindre
Ceux qui n’ont pas d’accent, je ne peux que les plaindre
Emporter avec soi son accent familier
C’est emporter un peu sa terre à ses souliers
Emporter son accent d’Auvergne ou de Bretagne

C’est emporter un peu sa lande ou sa montagne
Lorsque, loin de chez soi, le cœur gros, on s’enfuit
L’accent, mais c’est un peu le pays qui vous suit

C’est un peu cet accent, invisible bagage,
Le parler de chez soi qu’on emporte en voyage
C’est pour le malheureux à l’exil obligé
Le patois qui déteint sur les mots étrangers
Avoir l’accent enfin, c’est chaque fois qu’on cause
Parler de son pays en parlant d’autre chose

Non, je ne rougis pas de mon si bel accent
Je veux qu’il soit sonore et clair, retentissant
Et m’en aller tout droit, l’humeur toujours pareille
Emportant mon accent sur le coin de l’oreille

Mon accent, il faudrait l’écouter à genoux
Il vous fait emporter la Provence avec vous
Et fait chanter sa voix dans tous nos bavardages
Comme chante la mer au fond des coquillages

Écoutez, en parlant je plante le décor
Du torride Midi dans les brumes du Nord
Il évoque à la fois le feuillage bleu-gris
De nos chers oliviers aux vieux troncs rabougris
Et le petit village où la treille splendide
Éclabousse de bleu la blancheur des bastides

Cet accent-là, mistral, cigales et tambourins
À toutes mes chansons donnent un même refrain
Et quand vous l’entendez chanter dans mes paroles
Tous les mots que je dis dansent la farandole

 

P.-S.—Yves d’Amécourt explique que ce texte est extrait de la Fleur merveilleuse de Miguel Zamacoïs.