Ces livres qu’elles ne liraient que d’une main

Manuel scolaire québécois, couverture

En 1990, dans la revue Littératures classiques, Roger Chartier publiait un article intitulé «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne». Il déplorait la rareté des représentations (textuelles, iconographiques) des scènes de lecture dans les archives occidentales, surtout pour le XVIIIe siècle. En l’absence de ces représentations, il est difficile de faire l’historique de l’imaginaire de la lecture à travers les âges.

Roger Chartier était intéressé par toutes les formes de scènes de lecture — textes publiés, fictifs ou pas, textes inédits, tableaux, gravures, etc. —, dans toutes les cultures. Les concepteurs de la base de données The Reading Experience Database (RED) sont plus timorés que lui. Ils ont choisi, au milieu des années 1990, de mettre en ligne, dans une base de données collective, des représentations de lecture uniquement textuelles et uniquement en anglais; la fiction en est exclue.

Que diraient les concepteurs de RED et Roger Chartrier du projet «Hysterical Literature» lancé en août 2012 par Clayton Cubitt, cette série de lectures à haute voix ?

Résumons.

Une femme est assise, seule, à une table, devant un mur noir. Elle tient à la main un livre (en papier, numérique). Elle est filmée en noir et blanc par Cubitt, dans des vidéos qui font entre 4 minutes 8 secondes et 11 minutes 42 secondes; il y en a huit au total, appelées «sessions».

La femme se présente, soit seulement par son prénom, soit par son prénom et son nom. (Le prénom donne son titre à la «session».) Elle indique le titre et l’auteur du livre qu’elle tient à la main. Elle commence à lire à haute voix. Plus ou moins rapidement, son rythme de lecture s’altère. Sous la table, un vibromasseur est en effet à l’œuvre. (Il arrive qu’on entende le bruit de son moteur, plus ou moins fortement, mais sans jamais voir qui le guide.) La femme jouit (ou du moins le donne à croire). Dans presque tous les cas, une voix d’homme, qu’on suppose celle du réalisateur, s’assure que tout va bien. C’est fini.

Que lisent-elles, ces huit femmes ? Surtout, mais pas seulement, des histoires de couples ou de désir, de Toni Morrison, de Supervert, de Walt Whitman, de Tom Robbins, de Bret Easton Ellis, de Jeanette Winterson, d’A.N. Roquelaure et d’Anthony Burgess. (Peu importe, semble-t-il.)

N’étant ni spécialiste d’art contemporain ni portée sur les gender studies, l’Oreille tendue n’essaiera pas de tirer de grandes conclusions de sa fréquentation des vidéos de Cubitt.

Elle note cependant que lire à haute voix en Amérique au XXIe siècle est manifestement affaire de plaisir (de rires, de joie), de rythmes et de concentration (à maintenir). Cela est vrai du lecteur — de la lectrice — comme du spectateur, même s’il ne s’agit ni du même plaisir (des mêmes rires, de la même joie), ni des mêmes rythmes, ni de la même concentration.

P.-S. — C’est en lisant un tweet de @Lectodome que l’Oreille a découvert ce projet. Merci.

P.-P.-S. — Les dix-huitiémistes auront reconnu, dans le titre de ce billet, une allusion à une expression reprise par Jean-Jacques Rousseau dans le premier livre de ses Confessions : «j’avais plus de trente ans avant que j’eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu’une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut, dit-elle, les lire que d’une main» (éd. Voisine 1980, p. 43). On la retrouve aussi dans le titre d’un brillant essai de Jean M. Goulemot paru d’abord en 1991.

 

[Complément du 1er avril 2017]

Remarque de pion.

Dans le Devoir du jour, Dominic Tardif rend compte de l’ouvrage Amants. Catalogue déraisonné de mes coïts en sept cent quarante et une pénétrations, signé Anne Archet (2017). Il écrit ceci :

Ne vous méprenez pas. Malgré ses polissonnes allures de livre que l’on ne tient qu’à une main, malgré cette admiration qu’entretient Anne Archet pour la contrepèterie et le calembour hérité des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, Amants n’est rien de moins qu’un authentique baril de TNT balancé dans la proprette vitrine de l’amour avec un grand ou un petit a (p. F1).

On l’a vu : non pas des livres qu’on «ne tient qu’à une main», mais bel et bien des livres qu’«on ne lit que d’une main». Ce n’est pas tout à fait la même chose.

 

Références

Archet, Anne (pseudonyme), Amants. Catalogue déraisonné de mes coïts en sept cent quarante et une pénétrations, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 2017, 204 p. Dessins de Mathilde Corbeil.

Chartier, Roger, «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne», Littératures classiques, 12, janvier 1990, p. 127-147. https://doi.org/10.3406/licla.1990.1238

Goulemot, Jean M., Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Paris, Minerve, 1994, 182 p. Ill. Deuxième édition revue, augmentée et corrigée.

Rousseau, Jean-Jacques, les Confessions, Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier», 1980, cxlii/1094 p. Ill. Introduction, bibliographie, notes, relevé des variantes et index par Jacques Voisine, édition révisée et augmentée. Édition originale : 1782 et 1789 (posthume).

Vingt-septième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Jean-François Vilar, Bastille tango, 1986, couverture

Style indirect libre

Définition

Façon de rapporter les paroles qui n’est ni le style direct («Je vous aime», dit-il) ni le style indirect (Il dit qu’il vous aime).

«C’est un discours qui se présente à première vue comme un style indirect (ce qui veut dire qu’il comporte les marques de temps et de personne correspondant à un discours de l’auteur), mais qui est pénétré, dans sa structure sémantique et syntaxique, par des propriétés de l’énonciation, donc du discours du personnage» (Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 387).

«L’indirect libre […] a une légèreté qui l’apparente au discours direct, mais sa forme renvoie à une présence du narrateur derrière le personnage» (Gradus, éd. de 1980, p. 284).

Exemples

«Samedi, j’ai commencé par appeler le grand Pete mais ç’aurait été vraiment mieux que j’appelle pas parce que le père du grand Pete aime ça se lever tard au moins une maudite journée par semaine» (Des histoires d’hiver […], p. 15).

«Pierre arrêta sa voiture devant la maison des Boisrosé. C’était la consigne. Cependant, comme il était sept heures et demie passées et qu’Hedwige lui avait recommandé de ne pas monter “vu qu’on entrait chez elle par une impasse obscure mal éclairée par de vieux lumignons enfoncés dans le lierre, pas de pipelet et qu’il se perdrait certainement”, il se mit à corner, d’abord discrètement, puis à klaxoner à grand fracas» (l’Homme pressé, p. 93).

«Mon vélo cahotait sur les pavés disjoints. J’aime bien ce passage. Encore maintenant.
— Julio ? Il vient d’où ?
— Buenos-Aires.
Il terminait son travail tard le soir et il ne pouvait jamais s’endormir tout de suite. Il préférait passer ses nuits à bricoler des pellicules.
— Des pellicules ?
— Des films qu’il tourne lui-même, des chutes qu’il récupère» (Bastille Tango, p. 22).

«Mais, cette fois, elle s’emporta : il ne l’aimait donc pas qu’il la faisait traîner ainsi ? Qu’est-ce qu’il y avait, après tout, de si compliqué dans un mariage ?» (Happe-chair, p. 82)

 

Références

Ducrot, Oswald et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. «Points. Sciences humaines», 110, 1972, 470 p.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Lemonnier, Camille, Happe-chair, Bruxelles, Labor, coll. «Espace Nord», 92, 1994, 395 p. Préface d’Hubert Nyssen. Lecture de Michel Biron. Édition de 1908.

Morand, Paul, l’Homme pressé, Paris, Gallimard, coll. «L’imaginaire», 240, 1990, 332 p. Édition originale : 1941.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hocke. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.

Langues prêtes à porter

Jean-Philippe Toussaint, la Salle de bain, éd. de 2005, couverture

Langue de bois, langue de coton, langue de verveine, langue de margarine : les langues toutes faites, écholaliques, ne manquent pas.

Exemple, évidemment ironique, chez Jean-Philippe Toussaint, dans la Salle de bain (1985) :

Des débats ont été engagés, dirait l’ambassadeur, des suggestions émises, des conclusions tirées et des programmes adoptés. Ces projets, qui ont été élaborés dans le sens de l’harmonisation des textes, visent, à travers une définition précise des études préalables, à renforcer la mise en œuvre des dispositions établies lors de la précédente réunion. Les mêmes dispositions tendent, du reste, à inspirer aux participants une programmation plus rigoureuse de leurs activités d’étude pour une meilleure maîtrise des projets, de manière à mettre en œuvre les modalités d’une amélioration de l’efficacité pratique des capacités. Compte tenu des grands espoirs nourris par les participants, ils se sont entendus pour conjuguer leurs efforts dans les domaines de la responsabilité, de la fidélité et de la cohésion. Davantage. Ils attendent — et l’expression est de la bouche même du président de séance — une multiplication des efforts en vue de réaliser les principaux objectifs assignés. Vous avez un saladier ? demanda Kabrowinski. Pardon ? Un saladier, répéta-t-il en mimant approximativement un saladier (éd. de 2005, p. 34-35).

C’est ce qui s’appelle être sauvé par le saladier.

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, la Salle de bain suivi de Le jour où j’ai rencontré Jérôme Lindon, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 32, 2005, 139 p. Édition originale : 1985.