«Ça me revient»

François Bon, Autobiographie des objets, 2012, couverture

«Avoir affaire au souvenir est plus riche
quand on est dans l’impossibilité de relire ou vérifier.»
François Bon, Autobiographie des objets

Au départ, une diffusion numérique sur tierslivre.net, le site de François Bon : des textes, chacun consacré à une chose ou à plusieurs, des images, des liens, des commentaires de lecteurs (l’Oreille tendue en a été, et assez souvent). Puis un livre papier, Autobiographie des objets (2012), reprenant les textes numériques, les réécrivant, les réorganisant — tout cela en profondeur. Les textes originaux ne sont plus sur tierslivre.net — du moins, ils ne sont plus visibles, mais ils sont sûrement archivés; en revanche, on peut y lire de nouveaux textes dans la même série, certains rédigés par François Bon, d’autres par des visiteurs du site (dont l’Oreille, encore une fois). Le projet est admirable, quels qu’en soient les supports.

Une question, sans cesse reprise : par où faire advenir les mémoires ? Par le nez, par l’oreille, par la main, par l’œil — très peu par le goût — et surtout par l’écriture et sa «tension imaginaire» (p. 35). Sortir du «grand tiroir à souvenirs dépareillés» (p. 211), dans le désordre, «la voix un peu haut perchée pour le cri» (p. 21), le «retour chariot» d’une vieille Remington (p. 47), l’apparition des couleurs en Mai 68 (p. 151, p. 179), «l’odeur du métro» parisien (p. 220), le «déclic» d’un projecteur à diapositives (p. 223), les vestes de cuir des pompiers (p. 224). Ce monde-là, qu’on croyait disparu : à tort. La «guerre humble qu’est la mémoire» (p. 61) : gagnée, du moins pour l’instant.

Plutôt que par les sens — au premier rang desquels la vision, malgré une longue méfiance envers la photographie et une «aversion» profonde pour le cinéma (p. 221) —, on pourrait réorganiser thématiquement le livre (et le site). On traiterait alors ensemble, mais ce serait dénaturer le mouvement du souvenir, la musique — Led Zeppelin, les Stones, les Beatles —, la littérature — Balzac, Proust, Kafka, Rabelais, Poe —, les lieux et les communautés — Moscou, New York, l’Inde, le Chili, le Québec, la Vendée, les librairies —, les voitures — elles «conditionnent» l’ensemble (p. 223) —, les livres — puisque le terme de cette traversée infinie est une «armoire aux livres».

Ou il y aurait des figures. L’arrière-grand-mère comme le cousin Jean-Claude, les aveugles. Le grand-père instituteur, celui de l’«armoire aux livres», et le grand-père vendeur de voitures. La mère (et ses livres), le père (avec lequel les relations deviendront un jour plus tendues). En arrière-plan, assez loin, les enfants, quelques amis, des écrivains aimés. Et, à l’horizon, l’écrivain que va devenir François Bon : «ce moment où j’avais renoncé à mon travail industriel pour l’aventure plus hasardeuse d’écrire un livre (et qui sera la limite temporelle des fragments rassemblés ici)» (p. 108).

Autobiographie des objets n’est le lieu d’aucune nostalgie : c’était; ce n’est plus; c’est comme ça — «J’appartiens à un monde disparu» (p. 38), «les mutations sont cruelles» (p. 141), «J’ai vu la fin de ce monde» (p. 219), «Le temps des objets a fini» (p. 232). François Bon préfère parler de «mélancolie» (p. 8), lui qui garde une «vénération intacte» pour quelques objets (p. 187). On notera bien quelques constats amers — «L’habileté des mains, j’ai toujours vécu comme un malheur de n’en pas disposer» (p. 189) — et quelques regrets — on ne lui a pas appris les plantes (p. 66), il ne sera jamais guitariste (p. 125), il aurait aimé «l’avoir conservée», cette autoharp (p. 139), il ne sait pas dessiner (p. 175).

Des regrets ? Chez l’auteur, peut-être, mais pas ici. Cette Autobiographie des objets, cet autoportrait, cette méthode de la mémoire — tout cela exige lecture et relecture.

P.-S. — Le projet d’ensemble convainc. Certaines phrases éblouissent : «Dans chacune d’elles [des boîtes], plusieurs dés à coudre, qui doivent pour elles quatre [l’arrière-grand-mère, les grands-mères, la mère] correspondre à un récit précis, d’où venu, par qui donné, et pourquoi gardé, même terni ou cabossé, ou si humble» (p. 105).

 

Référence

Bon, François, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2012, 244 p.

François Bon, Autobiographie des objets, édition de poche, 2013

Portrait épicycloïque du jour

 Jules Verne, le Docteur Ox, 1966, couverture

«Quel âge avait cet être singulier ? Personne n’eût pu le dire ! On devinait qu’il devait exister depuis un grand nombre de siècles, mais voilà tout. Sa grosse tête écrasée reposait sur des épaules dont la largeur égalait la hauteur de son corps, qui ne dépassait pas trois pieds. Ce personnage eût fait bonne figure sur un support de pendule, car le cadran se fût naturellement placé sur sa face, et le balancier aurait oscillé à son aise dans sa poitrine. On eût volontiers pris son nez pour le style d’un cadran solaire, tant il était mince et aigu; ses dents, écartées et à surface épicycloïque, ressemblaient aux engrenages d’une roue et grinçaient entre ses lèvres; sa voix avait le son métallique d’un timbre, et l’on pouvait entendre son cœur battre comme le tic-tac d’une horloge. Ce petit homme, dont les bras se mouvaient à la manière des aiguilles sur un cadran, marchait par saccades, sans se retourner jamais. Le suivait-on, on trouvait qu’il faisait une lieue par heure et que sa marche était à peu près circulaire.»

Jules Verne, le Docteur Ox, Paris, Le livre de poche. Jules Verne, 1966, 329 p. et un cahier non paginé sur Jules Verne, p. 139.

Autobiographie des objets du hockey

Lecture, l’autre jour, de Lance et Klonk (1994) de François Gravel et découverte de ceci :

Et puis tu te souviens sûrement de ce chronométreur, au Forum de Montréal, qui s’organisait toujours pour que l’horloge arrête sur un chiffre pair. Les amateurs de hockey pariaient sur le temps du dernier but en achetant des billets…
— Sur lesquels il n’y avait que des chiffres impairs, je me souviens, oui. Mais il y a longtemps de ça, non ? (éd. de 1995, p. 51)

L’Oreille tendue se souvient, elle aussi. Mais il manque quelque chose à la description de François Gravel.

Cela est chez Michel Lefebvre dans Je suis né en 53… Je me souviens (2005) :

je me souviens des billets de loterie clandestine de hockey à 25 ¢, pliés en deux et agrafés, sur lesquels était inscrit un temps de 0:01 à 19:59 qui devait correspondre, pour qu’il soit gagnant, au temps du premier but ou à celui du dernier; je me souviens aussi qu’on avait mis au jour la passe : s’il n’y avait jamais beaucoup de gagnants, c’est que le chronométreur officiel arrêtait le cadran du forum sur un temps pair ou impair selon le gros des billets émis pour une partie donnée (p. 70).

Se souvenir parfaitement de ces billets dans les mains de son grand-père et d’une photo des joueurs des Canadiens de Montréal, sur leur banc, regardant sans comprendre le tableau indicateur.

Vouloir relire l’Autobiographie des objets de François Bon.

P.-S. — Dans un ordre d’idées semblable, sur Twitter, continuer à suivre la série #trackMég de @reneaudet.

 

Références

Bon, François, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2012, 244 p.

Gravel, François, Lance et Klonk, Montréal, Québec/Amérique Jeunesse, coll. «Bilbo», 53, 1995, 128 p. Illustrations de Pierre Pratt. Édition originale : 1994.

Lefebvre, Michel, Je suis né en 53… Je me souviens, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «amÉrica», 2005, 132 p.

Dictionnaire des séries 57

La rondelle des Rolling Stones (Montréal, 2013)

«La p’tite rondelle noire est une étoile filante»
(Robert Charlebois, «Champion», chanson, 1987).

 

Sans rondelle, point de hockey. (Il existe des rondelles de substitution, mais ce n’est vraiment pas la même chose.)

La preuve ? Quand un entraîneur veut punir ses joueurs, il les fait s’entraîner sans : en 2010, Jacques Martin, qui dirigeait alors l’équipe de Montréal, «a convié le Canadien à une réunion d’équipe à 10 h 30, suivie d’une courte séance de patinage sans rondelle, puis d’un entraînement intensif» (la Presse, 24 novembre 2010, cahier Sports, p. 2). Il était mécontent de leur performance de la veille.

Indispensable, donc, la rondelle. Et qui porte plusieurs noms, outre celui-là.

Il y a disque.

Lafleur derrière son filet
Prend bien son temps
Cède le disque à Boucher
(Daniel Boucher, «Boules à mites», chanson, 1999)

Il y a caoutchouc, comme chez Albert Chartier (éd. de 2011, p. 43).

Albert Chartier, Onésime, détail

 

Il y a puck, au masculin.

Quand sur une passe de Butch Bouchard i prenait le puck derrière ses goals
(Pierre Létourneau, «Maurice Richard», chanson, 1971)

Il y a puck, au féminin. (L’Oreille tendue défend cette position.)

«Passe-moé la puck», chanson des Colocs (1993).

Attention : on ne confondra pas puck et poque, même s’il est vrai que la première peut causer la seconde.

L’entraîneur Pat Burns, au lieu de rondelle, disque ou puck, utilisait, dit-on, la noire. C’est joli.

Les non-autochtones emploient souvent palet. Il ne faut pas : comme gouret au lieu de bâton, cela vous chasse à l’extérieur des membres de la communauté hockeyistique.

Dans ma ruelle, les soirs d’hiver, j’entends mes petits voisins jouer au hockey. Le garçon hurle en frappant le palet comme un sourd (Ils sont fous, ces Québécois !, p. 128).

Que fait-on avec l’objet ? On le tire, on le passe, on le droppe (dropper : se débarrasser de la rondelle avant d’entrer dans la zone adverse en la tirant dans le fond de celle-ci).

Ça droppe le puck dans l’fond pis ça joue comme des chaudrons
(Les Cowboys fringants, «Salut mon Ron», chanson, 2002)

Il est mal de manger la puck (conserver la rondelle alors qu’on devrait la passer à un coéquipier).

Serguei, c’t’un gars d’la Russie
Qui passe son temps sur la galerie
Qui mange la puck, qui vire en rond
(Alain-François, «C’est pour quand la coupe Stanley ?», chanson, 2007)

Attention : on ne confondra pas manger la rondelle et manger les bandes.

Quand la rondelle est libre, il faut s’en emparer. Quand on l’a, il faut la protéger.

On ne s’étonnera pas qu’un objet de cette importance ait servi de base à des expressions passées dans la langue commune.

Qui niaise avec la puck manque d’esprit d’initiative, sur la glace comme ailleurs.

Qui a la puck qui roule pour lui est favorisé du sort; qui ne l’a pas s’en plaint.

Quand la puck roulait pour nous autres
(Mes Aïeux, «Le fantôme du Forum», chanson, 2008)

Comme la rondelle semblait rouler à mon avantage, il fallait exploiter la situation sans attendre (Sainte Flanelle, gagnez pour nous !, p. 105).

Depuis hier soir, la saison étant terminée, la puck ne roule plus pour personne, littéralement et dans tous les sens. Les joueurs peuvent raser leur barbe des séries et l’Oreille tendue mettre un terme à son «Dictionnaire des séries». Un livre sera tiré de celui-ci; il sera publié en octobre 2013 par Del Busso éditeur.

 

[Complément du 13 mai 2014]

«Je sais qu’on prétend que les synonymes parfaits n’existent pas. Pourtant, que l’on dise le caoutchouc, le disque ou la rondelle, on désigne le même objet et personne ne peut s’y tromper. De toute façon, les synonymes peuvent enlever un peu de la monotonie que pourrait créer la répétition trop fréquente des mêmes mots. […] Les joueurs se disputent une rondelle, un disque ou un caoutchouc. Malheur à qui s’acharnerait à vouloir le “puck”.»

Michel Normandin, «La langue des sports», Vie française, 12, 1-2, septembre-octobre 1957, p. 34-46, p. 42 et 43.

 

[Complément du 17 juillet 2014]

L’Oreille tendue vient de découvrir une bande dessinée sur le hockey parue à Bruxelles en 1957, «La revanche de Terry». On y parle de puck (p. 29) au masculin. (On y utilise aussi dribbler et stick.)

Jean Graton, «La revanche de Terry», 1957, p. 29

 

 

[Complément du 14 juin 2021]

De la puck à la pomme, il n’y aurait qu’un pas. (Merci à Pierre Cantin.)

«On niaise pas avec la pomme» (publicité, avril 2021)

 

[Complément du 30 décembre 2021]

Domper la puck : synonyme de dropper la puck. Ce n’est pas mieux.

 

[Complément du 14 décembre 2024]

«Mangeux de puck» n’est positif ni à l’aréna ni dans l’arène politique : «François Legault est un “mangeux de puck”, dit Marc Miller» (la Presse+, 13 décembre 2024).

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Références

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Graton, Jean, «La revanche de Terry», dans Ça, c’est du sport ! 7 histoires complètes, Bruxelles, Lombard, «Collection du Lombard», 1957, p. 28-31.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.