Tombeau d’Ella (7) : Paris

Ella Fitzgerald, All my Life, le Monde du jazz, 2009

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

«We’ll always have Paris.»
Humphrey Bogart, Casablanca, 1942

Que sait Ella Fitzgerald de la France ?

Qu’on y mange du camembert et que ce mot rime avec «Fred Astaire» («You’re the Top», 1956). Qu’un paquebot légendaire s’appelait Île-de-France («A Fine Romance», 1957). Qu’il existe un chapeau parisien, le «Paris hat» («I’m Alway True to You in my Fashion», 1956). Qu’Abélard et Héloïse se sont écrits («Just One of those Things», 1956). Que les artistes français lui ont donné des pochettes : Bernard Buffet (Ella Fitzgerald Sings the George and Ira Gershwin Songbook, 1959), Henri Matisse (Ella Fitzgerald Sings the Harold Arlen Songbook, 1961), Jean Dubuffet (Clap Hands, Here Comes Charlie !, 1961). C’est normal : elle connaît le Louvre («You’re the Top», 1956).

Elle glisse quelques mots en français dans ses chansons : «fini» («Bewitched», 1956); «chéri» et «rendez-vous» («That’s my Desire», 1947); «’s magnifique», «s’élégante» et «’s exceptionnel» («’s Wonderful», 1959). Il en est même une qui s’appelle «Dites-moi» (1963) : «Dites-moi / Pourquoi / La vie est belle / Dites-moi / Pourquoi / La vie est gaie.»

Surtout, elle chante Paris. Après Charlie Parker (1949) et Frank Sinatra (1950), pour ne nommer qu’eux, il y a bien sûr, en 1956, ses premières interprétations d’«April in Paris», l’une avec Count Basie, l’autre, plus lente, avec Louis Armstrong (on préférera nettement cette version). Et il y a, la même année, «I Love Paris», avec les paroles de Cole Porter.

Même une oreille aussi peu musicale que celle de l’Oreille tendue ne peut qu’être frappée par les arrangements de Buddy Bregman, par le célesta en ouverture, par les cordes, par la timbale et la basse, par la montée en puissance de l’orchestre et de la voix, parfois ensemble, parfois à tour de rôle.

L’interprète se pose une question et y répond : «I love Paris / Why oh why / Do I love Paris ? / Because my love is near.» Voilà pourquoi elle aime Paris : l’être aimé («my love») y est. Dans cette ville hors du temps («this timeless town»), on peut aimer toutes les saisons («drizzles», l’hiver, rime avec «sizzles», l’été), du moment qu’on n’y est pas seul.

Pourquoi «I Love Paris» est-elle la chanson d’Ella Fitzgerald que l’Oreille a le plus écoutée ? Parce qu’elle aime Ella Fitzgerald. Parce qu’elle aime Paris. Lui faut-il d’autres raisons ? En 1966, André Belleau écrivait une de ces phrases paradoxales dont il avait le secret : «J’aime la chanson actuelle de toute ma faiblesse» (éd. de 1986, p. 63). Paraphrasons : «J’aime cette chanson de toute ma faiblesse.»

P.-S. — La France a bien rendu son affection à Ella Fitzgerald. Deux exemples : la précieuse anthologie des chansons 1935-1952 publiée par le Monde du jazz, dans sa collection «Le chant du monde», en 2009, sous le titre All my Life; le lycée qui porte le nom de la chanteuse à Saint-Romain-en-Gal.

 

[Complément du 12 juillet 2016]

À Montpellier, qui ne voudrait habiter la résidence Ella-Fitzgerald ?

 

[Complément du 23 mars 2017]

Il y a les honneurs publics. En 1990, Ella Fitzgerald reçoit, des mains de Jack Lang, les insignes de Commandeur des arts et des lettres du gouvernement de la France.

Il y a aussi les passions individuelles, par exemple celle de Boris Vian, qui l’appelle le plus souvent seulement «Ella». Un exemple parmi bien d’autres : «Personnellement, et afin de rétablir l’équilibre dans les consciences torturées de ceux qui me font l’honneur de me prendre pour directeur (de conscience), et chacun sait qu’ils sont légion, je précise que les trois grands moments de mon existence furent les concerts d’Ellington en 1938, les concerts de Dizzy en 1948 (c’est bien 48 ?) et Ella en 1952. Dieu sait si Flip Phillips m’emmerde (soyons nets), mais j’accepterais de l’écouter une heure pour entendre Ella dix minutes (j’ai une drôle de résistance)» («Revue de presse», Jazz Hot, 67, juin 1952; dans Œuvres, vol. 6, p. 324).

 

[Complément du 24 avril 2017]

Aux honneurs officiels ajoutons l’émission d’un timbre-poste en 2002.

Timbre-poste Ella Fitzgerald

 

[Complément du 10 août 2018]

Dans un reportage de France Culture, on peut voir le piano de Boris Vian dans son appartement de la cité Véron (Paris, 18e arrondissement). Sur ce piano, un disque : «Ella Fitzgerald Sings the Cole Porter Song Book.»

 

[Complément du 25 avril 2019]

À Paris, prenez le tramway jusqu’à l’arrêt Ella-Fitzgerald.

 

Station de tramway Ella-Fitzgerald, Paris, avril 2019

 

Références

Belleau, André, «La rue s’allume», Liberté, 46 (8, 4), juillet-août 1966, p. 25-28; repris dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 17-19; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 59-63; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 59-64. https://id.erudit.org/iderudit/30058ac

Vian, Boris, Œuvres. Tome sixième, Paris, Fayard, 1999, 645 p. Édition publiée sous l’autorité d’Ursula Vian Kübler. Sous la direction de Gilbert Pestureau. Édition établie et présentée par Claude Rameil. Documentation et archives : Nicole Bertolt.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Le polyglotte est-il un pervers ?

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Ils commandèrent deux cognacs, après quoi Lafont demanda à Selmer ce qu’il faisait dans la vie, à quoi Selmer répondit qu’il était traducteur sans travail. L’autre lui demanda combien de langues il connaissait.

— Quinze, arrondit Selmer.

— Polyglotte, chuchota le géant avec un sourire de connivence clandestine, comme si Selmer venait de lui avouer quelque perversion.

La consonance particulière de ce mot semblait évoquer dans son esprit une signification analogue à celle d’autres termes, comme pédophile ou coprophage.»

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p., p. 52.

P.-S. — On appréciera le «arrondit» en incise.

Les zeugmes du dimanche matin et du Méridien de Greenwich

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Selmer promena longuement le faisceau de sa lampe, en tous sens et en vain» (p. 188).

«Murés dans leurs propres corps, ils s’étaient bornés à se désirer vaguement avant de s’endormir, chacun de son côté et de son mieux […]» (p. 213).

«Toutes sortes de balles et d’idées sinistres le traversaient […]» (p. 233).

«la tour Eiffel, […] porte, outre son propre poids, le nom de l’homme qui l’a fait construire» (p. 237).

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Vingt-troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

Digression

Définition

«En rhétorique, partie du discours judiciaire qui sort du sujet principal, mais avec l’intention de mieux disposer l’auditoire : il s’agit de distraire celui-ci par des informations accessoires quand la matière devient trop sèche, d’exposer des faits ou des événements tragiques dans un contexte religieux qui en atténue les effets (cf. les Oraisons funèbres de Bossuet), ou encore de renforcer la tension par une suspension du thème central au moment même d’un tournant décisif (effet de retardement).

En tant que technique narrative, la digression a été abondamment mobilisée au cours de la seconde moitié du XVIIIe s., au point de devenir l’axe même autour duquel le récit s’articule : cf. Tristram Shandy (1760) de L. Sterne, et Jacques le fataliste (1778) de Diderot» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 143).

Exemples

«Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire» (Béatrix).

«Caine avait d’ailleurs fini par ne plus s’intéresser qu’à la confection minutieuse de ce leurre, pure apparence, contenant vide et formel, efficace comme peut l’être un accessoire de théâtre, qui — digression — prodigue toujours un peu plus des particularités réelles de l’objet qu’il simule, et en restitue ainsi tous les traits bien mieux que ne le ferait au même endroit l’objet lui-même, délivré dans sa vérité molle» (le Méridien de Greenwich, p. 221).

Remarques

1. Tous les auteurs n’ont pas l’amabilité d’Honoré de Balzac, de Jean Echenoz ou de Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1687). Il est le plus souvent difficile de savoir quand commence (et donc où finit) une digression.

2. La pièce «Digression» se trouve sur l’album The Very Best of de Lennie Tristano (2009).

3. De la digression, on dit fréquemment qu’elle est «longue». Voilà pourquoi nombre d’auteurs s’excusent d’y avoir recours.

4. Il peut arriver que la digression soit niée : «Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité» (le Peintre de la vie moderne).

5. On peut sans mal contester la datation (1778) de Jacques le fataliste par le Dictionnaire des termes littéraires.

 

[Complément du 11 juin 2015]

Laurence Sterne ? Tristram Shandy ? «Digressions, incontestably, are the sunshine;—they are the life, the soul of reading;—take them out of this book for instance,—you might as well take the book along with them;—one cold eternal winter would reign in every page of it; restore them to the writer;—he steps forth like a bridegroom,—bids All hail; brings in variety and forbids the appetite to fail» (éd. 1979, p. 95).

 

[Complément du 1er novembre 2016]

Qu’arrive-t-il quand une doctorante soutient sa thèse sur la digression ? Clémentine Mélois, la doctorante, et Jean-Bernard Pouy, un membre de son jury, ont joué la chose dans la livraison du 30 octobre 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture. C’est digressif à souhait.

 

[Complément du 29 mai 2023]

Ceci, dans le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023) :

Quelqu’un me fera peut-être remarquer que je fais une digression à la manière de Laurence Sterne.
Non ?
Mais oui !

 

Références

Balzac, Honoré de, Béatrix, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2011. Édition numérique. Édition originale : 1845.

Baudelaire, Charles, le Peintre de la vie moderne, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2010. Édition numérique. Édition originale : 1869.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Sterne, Laurence, The Life and Opinions of Tristram Shandy. Gentleman, Penguin Books, coll. «The Penguin English Library», 1979, 659 p. Ill. Edited by Graham Petrie with an Introduction by Christopher Ricks. Édition originale : 1759.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Les zeugmes du dimanche matin et des Grandes Blondes

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

«Toujours nue comme un ver, Gloire allume une cigarette en même temps que le téléviseur […]» (p. 55).

«Les sujets britanniques organisaient le mardi des soirées passées à danser le cake-walk sur la terrasse en Adidas, en bermuda, en transpirant parmi les tables chargées de bouteilles» (p. 137).

«Sans horizon mais sans péril passèrent ainsi douze jours interminables, pas du tout comme Gloire les avait souhaités, certes à l’abri mais à l’étroit» (p. 211).

P.-S. — Ce ne sont pas les seuls zeugmes de ce roman; voir ici.

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)