Les vitesses tuent

En première page de la Presse hier : «Un droit à deux vitesses.»

Une seule vitesse ? En effet, ça ne paraît plus se faire.

Deux vitesses ? Ce serait de plus en plus courant et ce serait une menace.

«médecine à deux vitesses» (la Presse, 6 décembre 2000; la Presse, 9 décembre 2003, p. A9; la Presse, 2 novembre 2012, p. A14).

«système de santé à deux vitesses» (la Presse, 12 août 2001).

«une ville à deux vitesses ?» (la Presse, 15 novembre 2001).

«De la mari à deux vitesses» (le Devoir, 20-21 juillet 2002).

«Même la miséricorde est à deux vitesses» (le Devoir, 20 mars 2003).

«L’aide juridique à deux vitesses» (le Devoir, 14-15 juin 2003).

«Une école à deux vitesses» (le Devoir, 4-5 octobre 2003).

«La justice québécoise à deux vitesses» (le Devoir, 24 novembre 2003).

«des hausses à… deux vitesses» (la Presse, 21 janvier 2004, p. A1).

«alimentation à deux vitesses» (la Presse, 15 février 2012, p. A16).

«loi des mines à deux vitesses» (la Presse, 10 février 2012, p. A5).

«un pays à deux vitesses de croissance» (le Devoir, 8 décembre 2011, p. B3).

«Tolérance à deux vitesses» (la Presse, 15 octobre 2005, p. A27).

Trois vitesses ? Ce ne serait pas impossible, mais c’est rare.

«Vers un système de santé à trois vitesses ?» (la Presse, 6 février 2001).

«Une école à trois vitesses» (le Devoir, 28-29 septembre 2002).

Remarque. Les exemples ci-dessus sont tous québécois. Le mal serait cependant plus étendu s’il faut en croire Renaud Camus, qui parle de «l’inévitable “France à deux vitesses”» (Répertoire […], p. 170).

 

[Complément du 16 avril 2020]

S’il faut en croire le narrateur du roman la Ballade de Rikers Island (2014), cette affaire de vitesses existerait aussi en matière de turgescence : «Les pilules coûtaient cher, il ricanait en pensant que selon leurs moyens les seniors durcissaient ou restaient pantois. Une érection à deux vitesses, tant que le brevet du remède ne serait pas tombé dans le domaine public» (p. 22).

 

Références

Camus, Renaud, Répertoire des délicatesses du français contemporain. Charmes et difficultés de la langue du jour, Paris, Points, coll. «Points. Le goût des mots», P2102, 2009, 371 p. Édition originale : 2000.

Jauffret, Régis, la Ballade de Rikers Island. Roman, Paris, Seuil, 2014, 425 p.

Les treize néologismes du jeudi matin

Martin Winckler, Petit éloge des séries télé, 2012, couverture

Les gens s’intéressent vraiment à toutes sortes de choses. Ces choses, arrive un moment où il faut les (re)nommer.

Vous voulez «participer à la création d’une base de données scientifique à partir des millions de photos des plantes de l’herbier de Paris» ? Vous ferez partie des herbonautes.

Des gens de bon sens ont démontré depuis plusieurs années l’existence du sous-financement dans les universités québécoises, mais vous refusez de les croire ? «Pour les recteurs, il faut parler de sous-financement. Pour les étudiants, de “malfinancement”» (le Devoir, 17 janvier 2013, p. A8).

Vous pensez que l’opinion «littéraire» de Gildor Roy est de bien peu de poids ? Vous en aurez probablement contre la «gildorisation de la critique littéraire».

Vous trouvez que l’expression «Il n’y a pas de problème» est trop banale ? Préférez-lui «Ça n’existe même pas». Cela viendra de l’anglais : «OH [overheard] at Starbucks, new (to me) expression : “not even a thing” to mean “no problem”» (@foundhistory).

Vous aimez les séries télévisées et vous souhaitez bien les distinguer les unes des autres ? «Les épisodes de dramas durent en général une heure (publicité incluse); ceux des comedies, trente minutes. Le mot dramedy désigne les fictions hybrides, flirtant avec les deux genres. Ally McBeal (FOX, 1997-2002) et Sex and the City (HBO, 1998-2004) furent les premières associées à ce mot-valise que l’expression française “comédie dramatique”, une fois n’est pas coutume, traduit parfaitement» (Petit éloge des séries télé, p. 87).

Vous trouvez votre téléphone (phone) trop petit, mais votre tablette (tablet) trop grosse ? Optez pour la phablet.

Vous êtes un col bleu de la bonne ville de Québec et vous vous faites porter pâle au travail ? Attention ! Votre maire, Régis Labeaume, pourra se moquer de votre arénalose comme de votre zambonellose (le Devoir, 6 novembre 2012). La première maladie se terre dans les arénas; la seconde frapperait, du moins on peut le croire, les conducteurs de surfaceuses (Zamboni).

Vous regarderez le Super Bowl du 3 février, qui mettra un terme à la saison 2012-2013 de football américain ? Les frères Jim et John Harbaugh s’y affronteront. Ce sera donc le Super Baugh. (On voit aussi Har Bowl et Super Bro.)

Vous appelez l’être cher sweetheart ? Sur Twitter, pourquoi ne pas parler de tweetheart ? Cela fera plaisir à Oprah.

Amateur de Twitter, vous préférez ne plus parler de hashtag ? La Commission générale de terminologie et de néologie du gouvernement français vous propose (Journal officiel du 23 janvier 2013) de mettre mot-dièse à la place. (Au Québec, on a plutôt, et plus tôt, choisi mot-clic.) Si l’Oreille tendue se fie à ses abonnés sur Twitter, hashtag a encore de belles années devant lui.

 

Référence

Winckler, Martin, Petit éloge des séries télé, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», 5471, 2012, 116 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Laurent Mauvignier

Laurent Mauvignier, Des hommes, 2009, couverture

«Moi, j’avais repensé à Février racontant des choses insensées sur Mireille, comment Mireille dans une HLM ce n’était plus du tout la jeune fille arrogante et sûre d’elle qu’on avait connue à Oran, sifflant ses orangeades et les chansons de Sacha Distel ou de Dario Moreno en attendant sur un tabouret et en se vernissant les ongles, ou en mordillant les branches de ses grosses lunettes de soleil vertes.»

Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, Éditions de Minuit, 2009, 280 p., p. 114.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ça, c’est une incise, pontifia-t-il

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

«il a tenté des incidentes»
Jean Echenoz,
les Grandes Blondes

 

En matière d’apposition, on distingue l’incidente de l’incise.

La première s’insère dans la phrase par juxtaposition pour la commenter. Définition du Petit Robert (édition numérique de 2010) : «Se dit d’une proposition qui suspend une phrase pour y introduire un énoncé accessoire.»

Exemple : «Je soutiens que les idées sont des faits; il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors c’est la faute du style» (Gustave Flaubert, cité dans Grammaire Larousse du français contemporain, p. 10).

La seconde est également une proposition juxtaposée, mais elle a une fonction spécifique. Définition du Bon Usage : «Les incises sont des incidentes particulières indiquant qu’on rapporte les paroles ou les pensées de quelqu’un. Elles sont placées à l’intérieur de la citation ou à la fin de celle-ci. Le sujet est placé après le verbe» (éd. de 1986, p. 614).

La forme la plus banale de ce procédé est celle avec un verbe comme dire.

«Vous êtes gai, monsieur, me dit l’autodidacte» (Jean-Paul Sartre, cité dans Grammaire Larousse du français contemporain, p. 10).

«Siècle de vitesse ! qu’ils disent» (Louis-Ferdinand Céline).

«Faites donner la garde, cria-t-il» (Victor Hugo).

«Qu’est-ce donc qu’il regarde ? demanda-t-il» (Mauriac).

Dans leur Grammaire Larousse du français contemporain, Jean-Claude Chevalier, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard hasardent la phrase suivante : «Cette construction est limitée à quelques verbes (dire, penser, répondre, affirmer…)» (p. 67). Il est facile de prouver que ce n’est pas le cas.

On peut créer des incises avec toutes sortes de verbes, ce qui permet d’ajouter du sens à ce qui pourrait simplement relever de l’attribution d’une parole.

Ton de l’interlocuteur

«Il y a quelqu’un, mi-vocalisa-t-il, il n’y a personne ?» (p. 49).

«Rhonf, produisit la voix» (p. 157).

«Ils veulent me lyncher, hennit-il» (p. 236).

Volonté de mettre un terme à un échange

«Bon, raccourcit brusquement Benedetti, alors vous me trouvez cet oiseau, hein» (p. 72).

Nécessité de passer le temps

«Ces trucs sans colorants, meubla Georges, il faut faire attention au goût pour savoir ce que c’est» (p. 91).

Atténuation d’un propos

«Rien, minimisa Crémieux, pas grand-chose» (p. 99).

Emportement

«Louée sois-tu, Belle-sœur, trépigna le masque en agitant vers elle une main de gauche impérative […]» (p. 140).

Flatterie

«Vous n’avez pas tort, flatta le commerçant» (p. 193).

Mouvement dans l’espace

«Monsieur Shapiro ? s’approcha Ripert» (p. 194).

Exaspération

«Qu’il s’incarne, s’exaspéra le chœur» (p. 221).

Indignation

«C’est lui, s’indigna l’un deux» (p. 240).

Voilà ce que l’on peut (notamment) tirer d’un seul roman, Cherokee (1983), de Jean Echenoz. On pourrait multiplier les exemples, tant chez cet auteur que chez d’autres, par exemple San-Antonio.

Bref, la liste des verbes qu’on peut placer en incise est quasi infinie, n’en déplaise aux auteurs de la Grammaire Larousse du français contemporain.

P.-S. — Qu’on se le rappelle : il y a jadis naguère, l’Oreille tendue a rencontré le verbe inciser dans une incise. C’était chez Christian Gailly.

P.-P.-S. — François Bon, sur tierslivre.net, a vu l’importance des incises chez Echenoz. Elles «sont un arrangement de positions verbales sur le thème (on se dit qu’il a dû beaucoup aimer Stendhal), elles ne portent que cet effort invisible d’un déménageur de piano pour seulement instaurer le faux détachement qui est la marque d’Echenoz, et par quoi le signe met en triangle le réel et la langue, et vous-même en flottement dans les rapports ordinaires du monde, sans quoi la poésie ne serait pas […]».

P.-P.-P.-S. — L’apposition ? «Ce mot ne dénote pas une fonction à proprement parler, mais un cas particulier de la construction que nous appelons mise en position détachée. / Un terme (ou un membre) apposé est toujours séparé par une pause (marquée dans l’écriture au moyen d’une virgule) du terme auquel il se rapporte. Il est ainsi mis en relief, qu’il soit antéposé ou postposé» (Grammaire du français classique et moderne, p. 25).

 

[Complément du 23 janvier 2016]

La démonstration vient d’être faite : Jean Echenoz a le sens de l’incise. Relevons encore celle-ci, tirée du récent Envoyée spéciale (2016) : «Entrez, monosyllabe sèchement le général […]» (p. 124). Voilà à la fois un néologisme de fort bon aloi et une indication sûre sur la prononciation du général, qui sait concentrer deux syllabes en une.

 

[Complément du 23 octobre 2017]

Dans un cégep apparaît un «ponctuateur», raconte Emmanuel Bouchard dans la nouvelle «Manipulations syntaxiques» de son recueil les Faux Mouvements (2017, p. 52). De quoi s’agit-il ?

L’installation occupait l’espace de deux postes informatiques, que David avait relocalisés dans la salle réservée aux tuteurs. Ça sera certainement aussi utile. R’garde. Et il avait pris au hasard une plaquette de cèdre : «répond-il», par exemple. Une incise. Essaie de l’accrocher à celle-ci, «Ce n’est pas de tes affaires». Impossible. Puis le cube de bois est sorti de sa poche comme un lapin du chapeau. Le morceau qu’il faut pour joindre les deux plaques, c’est le bloc virgule. Essaie les autres blocs — point-virgule, point, deux-points : aucun ne fonctionne (p. 51).

La ponctuation est affaire bien concrète.

 

[Complément du 2 mai 2021]

Inclinons-nous devant cet extrait d’Adultère, le roman d’Yves Ravey (2021) : «Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante, malgré mon départ» (p. 33).

 

[Complément du 5 novembre 2022]

Yves Ravey paraît avoir un faible pour la formule a-t-il tendu. Ouvrons son récent Taormine (2022) : «Tenez ! a-t-il tendu ma carte de transport, donnez ça à votre collègue du rez-de-chaussée« (p. 123).

 

[Complément du 25 avril 2023]

L’incise préférée des animateurs et chroniqueurs de QUB radio ? «Pester», dixit Olivier Niquet dans son infolettre du jour.

Collage de citations avec le verbe «pester», QUB radio, avril 2023

 

[Complément du 27 janvier 2025]

Pas de trace de «tendu» dans le plus récent roman d’Yves Ravey, Que du vent (2024), mais néanmoins deux jolies incises.

La première est sibylline : «Pire que cela, a-t-elle mentionné mon prénom, elle ne supportait pas sa solitude» (p. 16). Ce prénom, on ne le découvrira que dix pages plus loin.

La seconde est ennuyée : «Je voulais justement, Barnett, a-t-elle tiqué, te parler de lui, je voulais te proposer un petit arrangement» (p. 49).

Oui, il s’agit du même personnage dans les deux citations.

 

[Complément du 11 février 2025]

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ du jour : «Ce ne sera sans doute pas plus facile avec MacKinnon, n’avons-nous pas ajouté.» Belle incise paradoxale : on dit qu’on n’a pas dit quelque chose en laissant entendre qu’on aurait pu le dire.

 

[Complément du 16 février 2025]

On en avait croisé un spécimen ci-haut, en 2016 : «Entrez, monosyllabe sèchement le général […]» (Jean Echenoz, Envoyée spéciale, p. 124).

Double rebelote dans le récent Bristol du même Echenoz : «Cependant l’envoyé spécial émet à présent, d’une voix sourde, trois idéogrammes monosyllabiques» (p. 47). La conversation est, bien sûr, en coréen.

 

Références

Bouchard, Emmanuel, «Manipulations syntaxiques», dans les Faux Mouvements. Nouvelles, Québec, Hamac, 2017, 111 p., p. 49-55.

Chevalier, Jean-Claude, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard, Grammaire Larousse du français contemporain, Paris, Larousse, 1964, 494 p.

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

Grevisse, Maurice, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986, xxxvi/1768 p. Douzième édition refondue par André Goose.

Ravey, Yves, Adultère. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2021, 140 p.

Ravey, Yves, Taormine. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 138 p.

Ravey, Yves, Que du vent. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2024, 122 p.

Wagner, Robert Léon et Jacqueline Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, coll. «Langue, linguistique, communication», 1962, 648 p. Édition revue et augmentée.