L’art du portrait, version télécommunication

Christian Gailly, les Évadés, 2010, couverture

«Premier producteur de malentendus. Grand dispensateur de proximités fausses, d’illusoires présences. Un instrument de torture. De formes rondes ou longues. Une matière douce, caressante à l’oreille. De plus en plus léger.

Le principal intérêt du téléphone moderne, à vrai dire le seul, est de mettre immédiatement en rapport l’une avec l’autre deux personnes, à condition que la deuxième personne, celle qu’on appelle, réponde immédiatement.»

Christian Gailly, les Évadés, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 65, 2010, 234 p., p. 39. Édition originale : 1997.

Défense et illustration de la minuscule

Christian Gailly, les Évadés, 2010, couverture

Soit la phrase suivante de Christian Gailly : «c’était assez beau de voir cette grosse américaine s’engouffrer comme une folle chez ces gens» (p. 12).

Avec la minuscule, entendons : «la grosse voiture américaine».

Avec la majuscule, c’aurait été plus délicat : une «Américaine» peut préférer que l’on ne parle pas de son poids.

 

Référence

Gailly, Christian, les Évadés, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 65, 2010, 234 p. Édition originale : 1997.

Technique de rupture

Comment rompre in absentia avec une aveugle ? Pour lui écrire, il faudrait connaître le braille. Autre solution, chez le Christian Gailly de K.622, le magnétophone :

Après un certain silence, de qualité très inquiétante, quoi qu’on attende du silence, on entend la voix du mari, assez fidèle ma foi : Je te quitte, Jeanne, je m’en vais, je pars, pour toujours, mais j’ai prévenu ta sœur, elle sera là demain matin, elle s’installe ici, elle vient vivre avec toi, voilà, adieu, Jeanne (p. 113).

On ne pense pas toujours suffisamment à ce genre de choses.

 

Référence

Gailly, Christian, K.622, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 124 p.

La vie avant l’extrême

Jean-Philippe Domecq, Ce que nous dit la vitesse, éd. de 1994, couverture

Humant l’air du temps à la recherche des mots à la mode, il arrive que l’on lise un texte et qu’à travers lui on entende ce qu’il aurait été s’il avait été écrit aujourd’hui. Exemple.

Le pilote automobile Ayrton Senna se tue le 1er mai 1994 sur le circuit d’Imola en Italie. Jean-Philippe Domecq consacre un texte à cette mort dans son ouvrage, publié la même année, Ce que nous dit la vitesse.

Ce livre rassemble, outre «Senna : pourquoi ce deuil mondial ?», trois textes sur la course automobile. «Quel héroïsme aujourd’hui ? Le cas Lauda» a d’abord paru en 1985. Il contient la phrase suivante :

Quant à l’évolution respective des courses d’endurance et des courses de concurrence limite, elle est différemment ressentie d’une décennie à l’autre, et on constate que l’endurance n’est pas systématiquement valorisée (p. 105).

Il y a fort à parier que, rédigé aujourd’hui, ce texte donnerait à lire courses de concurrence extrême plutôt que limite, tant l’extrême est devenu banal.

 

Référence

Domecq, Jean-Philippe, Ce que nous dit la vitesse. Essai, Paris, Quai Voltaire, 1994, 148 p.