Les jambes en italique

Victor R. a cinquante-quatre ans, il est presque sourd, il vit avec sa vieille mère, il aime les trains (miniatures ou pas). Il sera bientôt à la retraite. Son gagne-pain ? «Je travaille de nuit comme correcteur de presse dans un grand journal régional.» Sa responsabilité ? Les carnets : naissances, morts, anniversaires, communions, mariages, etc.

Victor n’a pas toujours été correcteur. En fait, il l’est devenu involontairement, à la suite d’une mutation technologique. Le travail pour lequel il avait été formé — linotypiste — n’existe plus et il doit se requalifier. Du plomb dans le cassetin se présente d’abord comme le récit, par petites touches, de la vie de Victor : sa jeunesse, sa formation, ses relations (surtout mauvaises) avec ses compagnons de travail, sa passion des locomotives. L’amour du métier est palpable : «Moi, ce qui m’énerve le plus maintenant avec la photocomposition, c’est les espaces»; «je regrette […] ces belles machines bruyantes et compliquées». Crayon à la main, dans un grand cahier, il raconte, même si ce n’est pas son truc : «Je suis pas écrivain moi, je suis typographe.» Par la suite, cela dérape; quelqu’un pète les plombs. (L’Oreille tendue n’en dira pas plus; il faut y aller voir.)

Tout au long des pages de son roman, Jean Bernard-Maugiron fait entendre l’argot des typographes, depuis le «cassetin» du titre («ce mot désigne le bureau des correcteurs, et plus généralement un service de correction dans la presse ou l’édition») jusqu’aux effets de l’ivresse («on avait tous les jambes en italique»). Ce n’est pas la seule raison de le lire.

P.-S. — Correcteur, tu le sais : cette entrée est la 400e de ce blogue, pas la 400ième.

 

Référence

Bernard-Maugiron, Jean, Du plomb dans le cassetin. Roman, Paris, Buchet/Chastel, 2010, 106 p.

L’art du portrait : ça n’arrête pas

Laurent Mauvignier, Seuls, 2004, couverture«Il n’aimait pas son visage ni sa petite taille, ses cheveux et les épis qui déformaient la tête dans le miroir, tous les jours, avec l’obligation de les couvrir de gel pour les rabattre derrière les oreilles. Il n’aimait pas sa voix. Il n’aimait pas ses lunettes aux contours épais ni le menton qu’il avait, qu’il trouvait trop petit sous le sourire qu’il tenait fermé, histoire de cacher les dents jaunes et mal placées — on aurait dit une bataille avec des lances dans tous les coins, qui volent et vont chahuter l’espace. Alors il ne disait rien et trouvait normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui.»

Laurent Mauvignier, Seuls. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2004, 171 p., p. 10-11.

Condensation linguistique

En titre, dans la Presse du 18 septembre, pour décrire Anne-Marie Losique : «L’agace de bonne famille» (cahier Arts et spectacles, p. 19).

Le même jour, dans le même journal, une pub, pour le film Tout pour un A, dans un autre cahier : on y voit la photo de l’actrice Emma Stone, accompagné des mots «Flirt», «Facile» et «Agace» (cahier Cinéma, p. 9).

Agace ? Le mot étonnera un lecteur qui ne serait pas de souche. Traduction : allumeuse.

Son origine ? Avant l’agace, il y eut l’agace-pissette. (On notera que cette pissette n’est pas l’«Appareil de laboratoire produisant un petit jet liquide» dont parle le Petit Robert, même si elle sert aussi à émettre des liquides.)

Achdé & Lapointe, dans leur album les Canayens de Monroyal. La ligue des joueurs extraordinaires (p. 29), n’avaient pas la pudeur de la Presse.

Les Canayens de Monroyal, p. 29

(Le s à pissettes laisse l’Oreille tendue songeuse.)

C’est également sous agace-pissette qu’on trouve le mot dans le Petit lexique de mots québécois […] d’Ephrem Desjardins :

Agace-pissette (n. f. et adj.) : La pissette étant le sexe masculin, c’est donc une allumeuse… On dit aussi une agace. Ou, comme adjectif : trop agace pour plaire aux garçons (ou aux filles). Il arrive qu’on utilise ce terme en s’adressant à un homme, mais le mot reste féminin : «Toé, Robert, t’es rien qu’une vraie agace…» À noter qu’en pareil cas — et ça va de soi — on ne dit pas agace-pissette… (p. 24-25).

Et pourquoi pas ? L’auteur a une conception bien restrictive de la séduction masculine.

 

[Complément du 15 février 2014]

Exemple romanesque, chez le Réjean Ducharme de l’Hiver de force (1973) :

Je veux partir toute seule dans ma petite Citroën, je veux arriver toute seule à mes rendez-vous, pas avec quarante-deux chaperons, comme Trudeau, Nixon, Mao, puis toutes les agace-pissette (p. 141).

 

[Complément du 20 février 2014]

Lisant les Déliaisons de Martin Robitaille (2008), l’Oreille découvre l’existence de «l’agace-chatte» (p. 87).

 

[Complément du 7 juin 2015]

Agace est surtout utilisé pour caractériser une personne. Plus rarement, on le voit associé à un inanimé : «C’était de nouveau un jour gris, sous une pluie fine, une pluie agace» (la Bête à ma mère, p. 203).

 

[Complément du 1er septembre 2016]

Que pratique l’agace-pissette ?

«Agace-pissettisme», tweet de Nicolas Guay, 31 août 2016

 

[Complément du 23 juin 2017]

Sur son blogue, J’ai rien compris, Sophie Bédard évoque, en bande dessinée, l’agace, la pute, la fille facile et la fille semi-facile. C’est ici.

 

[Complément du 15 août 2019]

Le Libertin est une pièce de théâtre d’Éric-Emmanuel Schmitt parue en 1997. Plusieurs scènes font dialoguer Denis Diderot et Anna Dorothea Therbouche, «portraitiste et escroc» (p. 9) d’origine «prusso-polonaise» (p. 12). La maîtrise du français de celle-ci est excellente et il lui arrive même de proposer des modifications lexicales de son cru à sa langue d’adoption. Qu’est-ce qu’une pyromane ? «Elle allume des feux qu’elle n’éteint pas. Dans une minute, lorsque vous auriez été fou de désir, elle se serait éclipsée pour une raison ou une autre. Petite vicieuse ! Ce qu’elle aime, c’est donner la fièvre» (p. 116). On parle toujours des mêmes «feux».

 

[Complément du 23 octobre 2020]

Un lecteur de l’Oreille tendue, cinéphile à ses heures, lui signale l’existence du personnage d’Agathe Pichette dans le film Elvis Gratton II. Miracle à Memphis de Pierre Falardeau (1999). Qu’il en soit remercié.

 

[Complément du 15 décembre 2022]

Lisant le roman Une femme extraordinaire (2022) de Catherine Éthier, l’Oreille tendue se demande si la «taquine saucisse» (p. 44) ne serait pas proche parente de l’agace.

 

[Complément du 25 mai 2023]

Elle peut être matière poétique, comme dans le poème «Dernière chose», de Patrice Desbiens (p. [70]) :

un petit vent
agace-pissette

 

[Complément du 25 octobre 2023]

En 1970, Jean Basile n’avait pas d’état d’âme linguistique : «agace-queue» (p. 13).

 

Références

Achdé & Lapointe, les Canayens de Monroyal. Saison 1. La ligue des joueurs extraordinaires, Boomerang éditeur jeunesse, 2009, 46 p. Couleur : Mel.

Basile, Jean, les Voyages d’Irkoutsk, Montréal, HMH, 1970, 1969. (La couverture indique Irkoutsk; la page de titre, Irkousz.)

Desbiens, Patrice, Fa que, Montréal, Mains libres, 2023, 69 p. Ill.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Éthier, Catherine, Une femme extraordinaire, Montréal, Stanké, 2022, 302 p.

Goudreault, David, la Bête à sa mère, Montréal, Stanké, 2015, 231 p.

Robitaille, Martin, les Déliaisons. Roman, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littérature d’Amérique», 2008, 240 p.

Schmitt, Éric-Emmanuel, le Libertin, Paris, Albin Michel, 1997, 172 p.

La chasse (assistée) est ouverte

Il y a presque un an, le 22 septembre 2009, l’Oreille tendue se posait la question suivante : «Mais comment reconnaître un cliché ?» Réponse d’alors : «En consultant le Dictionnaire des clichés littéraires d’Hervé Laroche.»

Réponse d’aujourd’hui, qui n’annule pas la première : en utilisant le logiciel Lâche ton poncif, gracieuseté du site OWNI, «Une idée R89 [Rue 89] et @alertecliche». Rien de plus simple : vous tapez l’URL d’un média et le logiciel vous crache les résultats chiffrés de sa chasse aux clichés.

(Les lecteurs de ce blogue sont invités à insérer dans le logiciel l’adresse oreilletendue.com. Ils seront rassurés.)

Dans la langue de Bill Gates, le site Unsuck-It, lui, offre un double service.

Soit vous y inscrivez une expression venue du jargon des affaires («terrible business jargon») et le logiciel vous la traduit en langage courant, en plus de vous offrir un exemple de phrase utilisant cette expression. Exemple : dans «Because of market attrition and revenue shortfalls, your department will be downsized», downsized signifie «Layoffs or firings». Bref, vous êtes congédié.

Soit le logiciel vous propose sa propre expression à contextualiser et à traduire, nouvelle à chaque fois que vous accédez au site.

Utile — dans les trois cas.

Pendant que nous y sommes, un brin d’Henri Calet, celui d’Acteur et témoin : «Ce dégoût des lieux communs… Un lieu commun ne l’a pas toujours été. À l’origine du langage, il n’existait pas de lieux communs, mais rien que des mots à l’état naturel, de grandes troupes de mots sauvages. Aujourd’hui, chacun doit tous les jours réinventer un langage qui n’aurait servi à personne» (p. 238).

 

Référence

Calet, Henri, Acteur et témoin, Paris, Mercure de France, 1959, 253 p.

L’art du portrait : ça continue

«Dans le salon de thé encalminé dans la pénombre brune des ambiances surannées où des vieilles rombières tannées comme des peaux de bête ayant connu les alternances éprouvantes des hivers rudes et des étés caniculaires font goûter à leur kiki le thé au lait qu’elles ont commandé et que ledit kiki lape avec une indifférence qui fait peine à voir, estompant dans un nuage blanc les contours de sa gueule stupide d’être sans esprit ni conscience, Kate Moss feuillette un magazine de mode.»

Bruce Bégout, «L’après-midi d’une terroriste», 2009, 11 p., p. 4-5.