Divergences transatlantiques 005

Jean-Philippe Toussaint, la Télévision, 1997, couverture

Un lecteur hexagonal ne tiquera pas en lisant la phrase suivante, tirée de la Télévision (1997) de l’excellent Jean-Philippe Toussaint : «Il n’y avait qu’un employé sur le quai absolument désert, qui regagna lentement sa cabine, son drapeau rouge et son talkie-walkie à la main» (p. 193).

L’Oreille tendue, elle, en bonne oreille québécoise nourrie d’anglais, s’étonne : elle aurait écrit walkie-talkie. (Aucun des dictionnaires anglo-saxons consultés ne connaît le talkie-walkie; ils ne connaissent que l’autre forme.)

Le passage d’un univers linguistique à l’autre est parfois renversant.

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, la Télévision. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 269 p.

L’art du portrait, ter

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour, 2009, couverture

«Non, elle allait à la pêche aux udons, plutôt, et faisait peine à voir (ou plaisir, c’était selon), qui touillait mollement sa soupe une baguette dans chaque main, à la manière d’un chef d’orchestre accablé, dyslexique et ambidextre.»

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour suivi de «Faire l’amour à la croisée des chemins» par Laurent Demoulin, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2009, 159 p., p. 55. Édition originale : 2002.

L’art du portrait, bis

Éric Chevillard, Oreille rouge, 2007, couverture

«On attire Oreille rouge sur la piste de danse. Il imite les pas à contretemps, gauchement, tous ses gestes trop près du corps : décidément, il ressemble à son couteau suisse — fines lames repliées entre les oreilles rouges.»

Éric Chevillard, Oreille rouge, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2007, 158 p., p. 49. Édition originale : 2005.

Divergences transatlantiques 003

Vous roulez trop vite ? Divers types de ralentisseurs sont là pour vous en empêcher.

Dans l’Hexagone, cette entrave est dite gendarme couché. Exemple : «Gendarmes couchés et ralentisseurs s’efforcent de lui compliquer la tâche» (Oreille rouge, éd. de 2005, p. 38).

Dans la Belle Province, on voit parfois policier dormant. Exemple : «Malgré la présence de policiers dormants, les bandits manchots continuent à sévir» (source inconnue).

Couchées ou endormies, les forces de l’ordre veillent. Qu’on se le dise.

 

[Complément du 23 octobre 2018]

À ralentisseur, gendarme couché et policier dormant, on peut préférer, plus simplement, dos d’âne : «Gonflement transversal de la chaussée» (Multidictionnaire de la langue française, cinquième édition, 2009). À Montréal, présence de l’anglais oblige, le dos d’âne devient parfois un doe down. (Merci à Les Perreaux pour la photo.)

 

Référence

Chevillard, Éric, Oreille rouge, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2007, 158 p. Édition originale : 2005.

La forge de la langue

Martine Sonnet, Atelier 62, édition de 2009

Gros bonheur de lecture : Atelier 62 de Martine Sonnet.

S’y répondent histoire sociale — celle des usines Renault de Billancourt —, histoire familiale — Amand, le père, y est ouvrier à l’Atelier 62, «Forges et traitement» —, histoire régionale — de la Normandie à Paris —, histoire personnelle — l’historienne se met en scène.

Écriture sobre, qui n’a pas besoin d’insister pour faire comprendre l’aspect des choses, la cruauté des conditions de travail, l’amour d’une fille pour son père, la rage, parfois. L’émotion, réelle, passe par cette retenue.

C’est aussi une histoire de mots, au premier chef ceux du père. D’abord charron-forgeron-tonnelier — il «fait du cercle» (p. 65) —, il laissera, au moment de sa mort, des outils que plus personne ne connaît : «Des mots perdus avec lui» (p. 31). Devenu ouvrier, il entre dans un nouveau monde : «prime d’atmosphère», «travailleurs à chaud», «prime de chaleur», «porte-fusées», «presse à ébavurer», «klaxon» («On disait plutôt klaxon que sirène», p. 75). Énumérant les métiers de l’Atelier 62, l’auteure s’étonne de leur nombre : «j’en ajouterai tant que j’en trouverai des mots pour dire la diversité des hommes» (p. 25-26).

Il y a aussi les mots de la mère, plus rares («marambille», p. 66). Ceux de la Normandie : quand on meurt, il faut «faire avertir» (p. 179). Ceux des sociologues qui ont voulu dire Billancourt, d’Alain Touraine à Noëlle Gérôme. Ceux de Martine Sonnet, enfin, aujourd’hui («C’est difficile d’écrire sur le bruit des forges. Impuissance des mots», p. 131) comme hier (de ses visites, enfant, en Normandie : «Ils se moquent de ma façon “parisienne” de parler», p. 79; son interrogation devant le mot «chantepleure», p. 80).

Lecture à faire — et à compléter par la visite de la riche section du site de l’auteure consacrée au livre et à son père.

 

Référence

Sonnet, Martine, Atelier 62, Cognac, Le temps qu’il fait, coll. «Corps neuf», 1, 2009, 193 p. Ill. Édition originale : 2008.