Du bon usage de l’italique

Annie Ernaux, la Place, éd. 1984, couverture

Il arrive souvent aux romanciers contemporains, pour ne prendre qu’eux, de marquer un langage, ou un niveau de langage, qui n’est pas le leur en mettant les mots de ce langage ou de ce niveau de langage en italique dans leur texte. Leurs motivations pour ainsi marquer leurs distances sont diverses.

Dans la Place (1983), Annie Ernaux a un usage particulièrement complexe de cet attribut typographique. Parfois, il sert à indiquer qu’un mot relève du patois (p. 28). Le plus souvent, il remplace la citation directe, généralement notée entre guillemets, pour donner aux propos rapportés une permanence plus grande. Cela est souvent lié à des sociolectes particuliers, à des niveaux de langage qui marquent l’appartenance de classe.

On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim […], on avait chaud dans la cuisine et le café, seules pièces où l’on vivait. Deux tenues, l’une pour le tous-les-jours, l’autre pour le dimanche (la première usée, on dépassait celle du dimanche au tous-les-jours). J’avais deux blouses d’école. La gosse n’est privée de rien. Au pensionnat, on ne pouvait pas dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant que les filles de cultivateurs ou de pharmacien en poupées, gommes et taille-crayons, chaussures d’hiver fourrées, chapelet et missel vespéral romain (p. 56).

Chez Marie Darrieussecq, dans Truismes (1996), la répartition n’est pas moins complexe. D’un côté, la citation généralisable : «Je savais que la cliente n’avait jamais eu d’enfant, un client m’avait dit qu’elle était lesbienne, que c’était l’évidence même» (p. 22). De l’autre, le marquage d’un type de langage dont on pourrait dire qu’il est le langage autorisé, une sorte de prêt-à-parler idéologiquement déterminé (sans qu’il soit besoin de dire par quelle idéologie) : «Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie» (p. 82-83). Le langage de la pub, enfin : «J’étais toujours aussi fatiguée, ma tête était toujours aussi embrouillée, et le gel micro-cellulaire spécial épiderme sensible contre les capitons disgracieux de chez Yerling ne semblait même pas vouloir pénétrer» (p. 46). Entre la deuxième et la troisième catégorie, il est souvent difficile de faire la part des choses, comme sur tel panneau politique : «Edgar quelque chose, pour un monde plus sain» (p. 64).

(Le Michel Houellebecq des Particules élémentaires, en 1998, fait pareil, à longueur de page; voir, par exemple, p. 69-72.)

Dans un registre différent, le polar, Diane Vincent emploie l’italique pour souligner l’utilisation des mots de la langue populaire :

Au mieux, quelqu’un va nous mettre dans les pattes un bouc émissaire qui sera accusé de voies de fait ayant causé la mort, mais des témoins prétendront que le jeune Fred l’avait provoqué en le blastant sur un deal de dope (p. 174).

Le verbe blaster et le substantif deal sont en italique; ils viendraient de la langue populaire. Dope, en revanche, non. Problème, cependant, quelques lignes plus bas : «Je suis trop crevé pour te faire un compte rendu, mais si toi, tu as quelque chose, envoie, shoote» (p. 175). Pourquoi shooter — ici entendu au sens de parler tout de suite — n’a-t-il pas droit, lui, à l’italique ?

C’est bien le signe qu’il est difficile de départager, en matière de langue, ce qui est à soi et ce qui est aux autres.

 

Références

Darrieussecq, Marie, Truismes, Paris, P.O.L, coll. «Folio», 3065, 1998, 148 p. Édition originale : 1996.

Ernaux, Annie, la Place, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1722, 1994, 113 p. Édition originale : 1983.

Houellebecq, Michel, les Particules élémentaires. Roman, Paris, Flammarion, 1998, 393 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Le chien parlant

Jean Echenoz, Un an, 1997, couverture

«Gore-Tex possédait également un chien sans nom retenu par une corde, et par ce chien se faisait appeler papa : viens voir papa, va voir papa là-bas, demande à boire à papa, mange bien la bonne boîte à papa. Attention, papa va se fâcher» (p. 75).

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

Citation autoréférentielle (?) du jour

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

«— Oui, voilà qui est fort bien dit; et parcequ’on est dans la misere vous me faites un enfant, comme si nous n’en avions pas déjà assez. — Oh ! que non. — Oh ! que si; je suis sure que je vais être grosse. — Voila comme tu dis toutes les fois. — Et cela n’a jamais manqué quand l’oreille me démange après, et j’y sens une démangeaison comme jamais… — Ton oreille ne sait ce qu’elle dit. — Ne me touche pas ! Laisse là mon oreille ! Laisse donc, l’homme, est-ce que tu es fou ? Tu t’en trouveras mal.»

 

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, Paris et Genève, Librairie Droz, coll. «Textes littéraires français», 230, 1976, clxiii/501 p., p. 26. Édition critique par Simone Lecointre et Jean Le Galliot.

 

[Complément du 28 janvier 2018]

«Évoquant son père, Modeste Brouillon, qui tenta en vain toute sa vie de faire publier les histoires qu’il inventait pour ses enfants, Prosper se demande si cette inclination ne serait pas héréditaire : “Les femmes ont un clitoris”, affirme-t-il pour commencer (mais ses opinions n’engagent évidemment que lui). Et il poursuit ainsi : “N’aurions-nous pas dans la famille, de père en fils, une petite excroissance anatomique qui s’excite dès que résonnent les quatre mots magiques, il était une fois”, et qui se situerait dans l’oreille ? Ce sont des choses qui doivent pouvoir se vérifier.»

 

Éric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2017, 101 p., p. 47. Illustrations de Jean-François Martin.

 

[Complément du 15 août 2019]

Variation sur un thème semblable dans le Libertin d’Éric-Emmanuel Schmitt (1997) :

Diderot (gêné). C’est au sujet des hommes et des femmes… (Il se décide.) Lorsqu’un homme et une femme font l’amour, qui éprouve le plus de plaisir ?

Mme Therbouche (du tac au tac). Lorsque vous vous grattez l’oreille avec le petit doigt, qui éprouve le plus de plaisir ? L’oreille ou le petit doigt ?

Diderot (sans réfléchir). L’oreille, naturellement.

Mme Therbouche. Donc vous avez la réponse. Adieu.

 

Éric-Emmanuel Schmitt, le Libertin, Paris, Albin Michel, 1997, 172 p., p. 151-152.