Le zeugme du dimanche matin et de David Turgeon

David Turgeon, les Bases secrètes, 2012, couverture

«Le matin venu, les yeux endoloris, plutôt que de rattraper le moindre sommeil, Charpelle fils se fit une très vague toilette, puis avala à la file trois espressos et autant d’heures de route, carte routière sur les genoux, contrat type sur la banquette arrière.»

David Turgeon, les Bases secrètes. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 59, 2012, 189 p., p. 131.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Au carré

La nomenclature de la Base de données lexicographiques panfrancophone ne connaît pas le mot, non plus que le Dictionnaire de la langue québécoise (1980) de Léandre Bergeron et son Supplément (1981) ou le Petit Robert (édition numérique de 2010).

L’Oreille tendue l’a néanmoins entendu dans la bouche de @MadameChos à l’émission la Sphère de la radio de Radio-Canada le 8 septembre. Et elle l’a lu récemment sur Twitter chez @mpoulin, @kick1972 et @EmmaG.

Ce mot ? Malaisant.

Il s’emploie pour désigner un sentiment de malaise chez celui qui parle. On peut trouver malaisant de regarder un film ou une émission de télévision, d’entendre une conversation, d’assister à un événement.

Ce sentiment de malaise est toutefois redoublé devant le mot lui-même. D’où vient-il ? De France ? Le Glossaire de l’ancien parler gâtinais répertorie le mot, en un sens différent («malaisé, difficile»), mais pas le verbe malaiser; malaisant n’en serait donc pas le participe présent. Est-il construit sur le modèle de dérangeant, dont il partage le sens («Qui dérange, provoque un malaise moral, une remise en question») ?

Un mot du malaise, donc, qui crée un malaise étymologique. Un malaise au carré.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Dans le cadre de la revue télévisée annuelle Bye bye (télévision de Radio-Canada, 31 décembre 2013), on a prononcé (au moins) deux fois le mot malaisant au cours des quatorze premières minutes. Mise en abyme ?

 

[Complément du 7 juin 2014]

L’Oreille tendue avait l’impression que le mot était surtout en usage au Québec. Elle vient de l’entendre dans la bouche de Jean-Marc Lalanne, critique de cinéma à l’émission radiophonique le Masque et la plume de France inter (livraison du 1er juin 2014). Elle a maintenant un petit doute.

 

[Complément du 17 juillet 2014]

Dans le plus récent numéro de la revue Québec français (2014) , Ludmila Bovet retrace le parcours historique de malaisant et réfléchit à son sens. Conclusion : «Il n’y a pas de doute, malaisant est un mot utile; plus rapide, plus expressif qu’une périphrase du genre de “qui crée un malaise” ou “qui met mal à l’aise”. D’autre part, on ne peut le suspecter d’être un anglicisme. C’est vrai qu’il ne figure pas dans les dictionnaires français, mais le verbe malaiser a bel et bien été en usage dans l’ancien français; malaisant l’a été aussi dans certaines régions de France. Ce qui est intéressant, c’est qu’il resurgit avec un sens différent de celui qu’il avait autrefois. Ce nouveau sens est tout à fait conforme à ceux du verbe : “incommoder”, “gêner”, “tourmenter”, qui découlent de malaise, un état contraire à l’aise. […] Malaisant est peut-être malsonnant. On s’y habituera ou on l’oubliera» (p. 11).

 

[Complément du 29 décembre 2018]

Titre d’un article d’un grand quotidien belge : «“Malaisant” sacré nouveau mot de l’année par les lecteurs du “Soir”» (26 décembre 2018).

Explication de ce choix :

Pour Michel Francard, linguiste de l’UCL [Université catholique de Louvain], chroniqueur dans ces colonnes et président du jury du nouveau mot de l’année, la fortune de malaisant tient à son caractère «aisément compréhensible et facile à retenir». «En matière d’innovation lexicale, les jeunes jouent un rôle important, souligne Michel Francard. Le succès de malaisant l’illustre une nouvelle fois. De façon plus générale, je dirais que le terme a aussi l’avantage d’être bien en phase avec les temps que nous vivons, marqués par l’incertitude, la précarité, la violence. D’où le profond malaise que cela engendre dans notre société», ajoute-t-il.

Étymologie :

Il est à noter à cet égard que le terme est d’abord apparu au Québec où il s’est implanté avec la signification qu’on lui connaît désormais de ce côté de l’Atlantique. À l’époque, plusieurs linguistes s’étaient interrogés sur cet usage neuf avant de conclure notamment qu’il était lié à une économie, à une ellipse dans le jargon : il est en effet plus rapide et plus direct d’employer malaisant que de parler de situations «qui créent un malaise» ou qui «mettent mal à l’aise». «La diffusion de malaisant de ce côté de l’Atlantique est presque un retour aux sources, explique pour sa part Michel Francard. À l’origine de cet adjectif, il y a le verbe malaiser qui signifie “incommoder, gêner, tourmenter”. Il était connu dans l’ancienne langue française et il a survécu jusqu’à l’époque moderne dans certaines régions de France.»

Commentaire de Michel Francard sur Twitter :

 

[Complément du 10 septembre 2019]

Il existe une hésitation chez certains devant l’emploi du mot. La typographie en est le signe.

Guillemets : «Or, ce rappel du principe “dura lex, sed lex” était à côté de la plaque. Le projet de loi 21 ne relevait ni du droit criminel ni du droit pénal. La police n’avait rien à faire là-dedans. De la part de la ministre de la Sécurité publique, c’était “malaisant”» (le Journal de Québec, 10 septembre 2019).

Italiques : «Malaisant, comme disent les jeunes» (Miniatures indiennes, p. 12).

Malaise, encore.

 

[Complément du 10 janvier 2021]

Variation sur le même thème : «Les résultats peuvent souvent être inquiétants et très divertissants et/ou mal à l’aisant et/ou complètement dangereux et/ou simplement stupides» (J’ai bu, p. 162).

 

[Complément du 29 août 2022]

Puisqu’il y a malaisant, il doit y avoir malaisance. Exemple tiré de la Presse+ du jour : «“Le mème “Dark Brandon” est mort d’un cas de malaisance extrême” (Le magazine Rolling Stone).»

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Bovet, Ludmila, «“Malaisant” : intrus ou revenant ?», Québec français, 172, 2014, p. 10-11. https://id.erudit.org/iderudit/71999ac

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Autoportrait de l’Oreille tendue en jeune auteur de fiction

Cela étonnera, mais c’est vrai : l’Oreille tendue a déjà été jeune et elle a été tentée par l’écriture de fiction.

Ses œuvres complètes tiennent en deux textes, parus dans la rubrique «Anthologie internationale [!]. Contes brefs» de la revue Requiem.

Le premier a paru dans le numéro 15 (vol. 3, no 3) d’avril-mai 1977, sous le titre «Évolution» :

Si l’homme descend du singe, nous sommes tous des mutants (p. 10).

Le second, dans le numéro 19 (vol. 4, no 1) de janvier 1978, sous le titre «Bye bye» :

Je pensais avoir tout vu, mais je m’étais trompé. Je n’aurais jamais imaginé ce qui se passe actuellement : il a décidé de ne pas revenir.

Croyez-le ou non, il veut rester là-bas. Des années de formation et d’entraînement, des milliers d’heures de travail, des millions de dollars. On a mis le paquet sur lui. Et il décide de ne pas revenir.

Sélections. Analyses. Critères. «Voilà l’homme qu’il vous faut», qu’ils avaient dit. En effet, il avait un pedigree intéressant : pilote d’essai, père de famille, patriote. On se décide : c’est lui qui fera le grand saut. On l’envoie en exploration. Il est le premier.

Ce foutu con aime bien l’atmosphère, il décide de rester sur place. Non mais, pensez-y ! Armstrong est sur la Lune et il ne veut plus redescendre ! (p. 14)

Neil Armstrong est mort une deuxième fois hier.

 

[Complément du 25 septembre 2019]

Sur Twitter, plusieurs années plus tard, un astronaute est déchiré entre deux appels contradictoires. Que fera-t-il ?

Local ? Non, bien sûr

Éric Plamondon, Mayonnaise, 2012, couverture

Déclaration du metteur en scène Robert Lepage dans la Presse du 21 juillet : «j’avais la confiance que Québec avait ce qu’il fallait pour créer un événement de calibre international» (cahier Arts, p. 19).

Le calibre international est une autre incarnation — un autre symptôme ? — de la manie québécoise de voir des capitales et des leaders partout.

Les exemples ne manquent pas.

«Montréal, destination de calibre international ?» (la Presse, 23 mars 2005, Actuel, p. 4).

«Cyclotourisme. Un circuit de calibre international au Québec» (la Presse, 17 août 2011, p. A7).

Évoquant le Montréal de 1969 dans son roman Mayonnaise (2012), Éric Plamondon a voulu rappeler la dimension (auto)publicitaire de l’expression calibre international (p. 103). Il ne se trompait pas. (Mieux encore, toujours chez Plamondon : une ville de calibre international est une ville qui vibre.)

 

Référence

Plamondon, Éric, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 49, 2012, 200 p.

Révélation sportive

Achdé, les Canayens de Monroyal. Saison 3. Filet garni !, 2011, couverture

L’Oreille tendue a eu plusieurs occasions de parler de la bande dessinée sur le hockey au Québec (BDHQ). Ici même, c’était le 12 décembre 2011, le 23 décembre 2011 et le 28 décembre 2011. Il lui est aussi arrivé d’aborder le sujet à la radio.

Par conscience professionnelle, mais sachant qu’elle s’ennuierait, elle a donc lu la «saison 3» des Canayens de Montréal, la série d’Achdé, Filet garni ! (2011).

Cet album n’est pas plus drôle que les précédents, ce qui est ennuyeux pour une bande dessinée humoristique («Détente, rigolade, soleil assuré pour tout public !»).

De plus, il révèle quelque chose de troublant sur ses concepteurs. En effet, il n’y a pas d’«avant-centre» au hockey (p. 22), et les joueurs de défense et les attaquants ne sont pas des «joueurs de champ» (p. 34).

Ce ne serait quand même pas plus mal de connaître le vocabulaire du hockey quand on produit une série comme celle-là.

P.-S. — Et «soutien», évidemment, ne s’écrit pas «soutient» (p. 40).

 

[Complément du 2 juin 2016]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur ce sujet :

Melançon, Benoît, «BDHQ : bande dessinée et hockey au Québec», dans Benoît Melançon et Michel Porret (édit.), Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, p. 101-117. https://doi.org/1866/28749

 

Référence

Achdé, les Canayens de Monroyal. Saison 3. Filet garni !, Boomerang éditeur jeunesse, 2011, 46 p. Couleur : Mel.