Du mot(t)on

Le 23 mars, le blogue OffQC | Quebec French Guide définissait l’expression avoir le motton : qui a le motton est oppressé par la peine. L’exemple qui accompagne la définition est tiré de l’émission de télévision Ici et maintenant (Radio-Canada). On peut en donner d’autres :

Quand je pense que je vais en avoir le cœur net bientôt, un motton bloque ma gorge (l’Étouffoir, p. 232).

[Moi] qui ai un peu le moton à l’idée de vous quitter […] (le Devoir, 11-12 août 2001).

D’où le fait que nos rimes
Foutent le camp et que Rose a le motton (Toute l’œuvre incomplète, p. 50).

Cette définition est juste, mais ce n’est pas la seule possible.

Qui a un motton de collé kekpart ou qui a fait le motton est réputé riche; ce motton est monétaire.

Le motton désigne aussi, littéralement ou métaphoriquement, un grumeau, un amas informe, une masse peu ragoûtante — une motte, en quelque sorte.

Je cours au lavabo. Je me mets à cracher du sang. Du sang foncé. Des filets, des mottons, des caillots (Martine à la plage, p. 67).

Mais cette brunante dans la pensée
même quand je pense
c’est ainsi
par contiguïté, par conglomérat
par mottons de mots («Notes sur le non-poème et le poème», p. 132).

On l’aura noté : on voit moton et motton. C’est comme ça.

 

[Complément du 10 mai 2015]

Un adjectif a été tiré de mot(t)on : «Le trémolo mottoneux de Junior finit par être la seule chose qu’on entend» (Dixie, p. 18).

 

[Complément du 13 mars 2019]

Musicalement ? Certes.

Tweet de Mathieu Arsenault, 2 mars 2019

 

[Complément du 23 juin 2024]

Comme William S. Messier, Patrick Roy favorise la graphie «mottoneuse» (p. 355), contrairement à Michel Tremblay, qui lui préfère «mottonneux» (p. 1156).

 

Références

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Charest, Danielle, l’Étouffoir, Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. «Le masque», série «Les reines du crime», 2442, 2000, 281 p. Suivi d’un glossaire.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Miron, Gaston, «Notes sur le non-poème et le poème», dans l’Homme rapaillé. Poèmes, Montréal, Typo, 2005, 258 p., p. 123-136. Préface de Pierre Nepveu. Édition originale : 1998.

Patrick Roy, L’homme qui a vu l’ours. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 09, 2015, 459 p.

Tremblay, Michel, Survivre ! Survivre !, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 1101-1251. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2014.

Hydrovocabulaire

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Hydro-Québec oblige, les Québécois ont une relation intime avec l’électricité. Cela transparaît dans leur langue.

Si quelque chose a trop duré, ils sont prompts à tirer la plogue. «Autant tirer la plogue moi-même avant que les gens me déploguent» (la Presse, 20 mars 1999).

Leur colère subite viendra du fait que deux fils se sont touchés. D’autres avanceraient qu’ils ont pété les plombs.

Leur Révolution tranquille aurait été précédée d’une longue période d’obscurantisme, la Grande Noirceur.

Quand ils ont un moment d’inattention, ils disent dormir sur la switch. Deux exemples récents, tirés de Martine à la plage (2012), de Simon Boulerice : «Les fantômes dormaient sur la switch» (p. 18); «Ou elle dormait sur la switch» (p. 60).

Marie-Éva de Villers, dans le Vif Désir de durer (2005, p. 286), signale que Jean Charest, du temps qu’il était chef du Parti conservateur du Canada, utilisait l’expression. Maintenant qu’il est premier ministre du Québec — et qu’Hydro-Québec dépend de lui —, qu’en est-il ?

 

Références

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Villers, Marie-Éva de, le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.

Désaccord en genre et en nombre

Les parents du Québec ne s’en étonnent plus : tu y est un pronom de la deuxième personne du pluriel. Exemple : Les amis de la garderie, es-tu prêt ?

Les Suédois, pas moins troublés, abordent la question d’un point de vue différent. Selon le site Génét(h)ique (merci à @FabienTrecourt pour le lien), «une crèche municipale de Stockholm a décidé de bannir de son vocabulaire les pronoms “il” (han) et “elle(hon) et d’utiliser un pronom neutre, hen, lorsque le personnel éducatif s’adresse aux enfants».

Plus de pluriel, plus de singulier : c’est réglé.

 

[Complément du 16 octobre 2024]

Exemple romanesque, chez Kev Lambert, dans les Sentiers de neige (2024) :

Gaëtan trouve que les amis sont pas mal dissipés ce matin, l’esprit des fêtes s’est emparé de la classe avant la période libre de l’après-midi. Tu mets du temps à enlever tes pantalons de neige, à attacher tes espadrilles, à t’assoir à ta place. Tu parles trop fort. Gaëtan Guay se promène en parlant au «tu» et en distribuant des «chhuut» (p.18).

 

Référence

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.

Anacoluthe toi-même !

Albert Algoud, le Haddock illustré, 2004, couverture

Question, l’autre jour, d’un lecteur de l’Oreille tendue, @Saint_Henri : «Serait-il possible d’écrire un court billet sur la différence entre un zeugme et une anacoluthe ? Je croyais comprendre, mais ce matin le Multi m’a tout mélangé.» Voyons voir.

L’anacoluthe est une des injures qu’aime utiliser le capitaine Haddock. Voici la définition qu’en donne le Haddock illustré :

Il y a anacoluthe lorsqu’une construction grammaticale commencée est interrompue brusquement, oubliée, et fait place à une autre.

«Ô ciel.

Plus j’examine et plus je le regarde,

C’est lui» (Racine).

La correction réclamerait :

«plus il me semble que c’est lui…»

L’anacoluthe est parfois la marque d’une émotion, elle est justifiée par l’idée à exprimer, mais la plupart du temps elle n’est qu’incorrection résultant soit d’une mauvaise culture, soit d’une négligence blâmable dans l’expression (éd. de 2004, p. 18).

Le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers — ce Multi qui a troublé @Saint_Henri — va dans le même sens :

Modification soudaine de la construction d’une phrase. Quelques exemples d’anacoluthes : Tous plus ou moins mortellement blessés, le premier a été tué sur le coup, le deuxième à son arrivée à l’hôpital. Caché dans un classeur, il n’a pu retrouver son dossier. Des trous dans sa culotte laissaient entrevoir une famille pauvre (2009, p. 85).

Le Petit Robert (édition numérique de 2010) parle de «Rupture ou discontinuité dans la construction d’une phrase» et donne deux exemples. Le premier vient de Jean de La Fontaine («Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre»), le second est forgé («tantôt il est content, ou alors il pleure»). L’étymologie du mot ? «1751. bas latin des grammairiens d’origine grecque anacoluthon “absence de suite”.»

Pour récapituler : il y a anacoluthe quand la construction de la phrase est brisée, et fortement. Les exemples retenus, en effet, montrent que la rupture syntaxique est perçue comme (trop) violente.

Aux yeux de l’Oreille, c’est là qu’il faut distinguer l’anacoluthe du zeugme. Celui-ci joue aussi de la rupture, mais de façon beaucoup moins radicale.

Voici comment le Dictionnaire des termes littéraires définit le zeugme (définition déjà citée) :

Zeugme, zeugma (gr. lien) • Figure de construction qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates, qui entretiennent avec lui des rapports différents (dans la majorité des cas, il s’agit d’un verbe suivi de deux compléments d’objet). Le zeugme est souvent doué d’une intention humoristique. V. aussi syllepse. Ex. : «J’ai joué au tennis avec mon oncle et ma raquette» (B. Melançon); «Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie» (Gide) (p. 510).

On le voit : le zeugme, entendu en ce sens (mais il y en a d’autres…), repose moins sur la rupture syntaxique — même s’il accueille aussi cette rupture — que sur une volonté de réunir deux termes dont le rapprochement est inattendu ou de mêler «un terme abstrait et un terme concret» (Gradus, éd. de 1980, p. 474). Pour que le zeugme fonctionne, il faut que reste nettement perceptible une construction commune. Si la phrase «Un jour, elle est venue travailler avec une copine qui avait son gamin et un œil au beurre noir» (Guy Delisle, Chroniques de Jérusalem, p. 125) contient un zeugme, c’est qu’on y entend «avoir son gamin» et «avoir un œil au beurre noir».

En guise de conclusion : qu’en est-il des exemples du Multi ? Le deuxième («Caché dans un classeur, il n’a pu retrouver son dossier») et le troisième («Des trous dans sa culotte laissaient entrevoir une famille pauvre») étonnent par leur construction; il semble donc qu’on puisse parler d’anacoluthes. C’est moins clair pour le premier («Tous plus ou moins mortellement blessés, le premier a été tué sur le coup, le deuxième à son arrivée à l’hôpital»). Mais ce n’est pas non plus un zeugme, toujours entendu au sens du Dictionnaire des termes littéraires, malgré le parallélisme «sur le coup» / «à son arrivée à l’hôpital»…

P.-S. — Merci à @ljodoin pour le zeugme de Guy Delisle.

 

[Complément du 29 mai 2014]

Autre exemple d’anacoluthe, fourni par @nt2bert : «Langue millénaire de tradition orale, la linguiste Lynn Drapeau a réussi le défi de produire une grammaire de la langue innue.»

 

[Complément du 21 novembre 2014]

Anacoluthe dans une publicité des boutiques Ernest

 

La chaîne de boutiques de vêtements pour hommes Ernest écrit à l’Oreille tendue. En une phrase («Fait de coton léger, vous serez ravi de vous l’avoir procuré»), deux fautes : un mauvais auxiliaire (avoir mis pour être), une anacoluthe (à moins que le lecteur auquel s’adresse cette publicité soit vraiment «fait de coton léger», ce qui n’est pas le cas de l’Oreille). Du beau travail.

 

Références

Algoud, Albert, le Haddock illustré. L’intégrale des jurons du capitaine Haddock, Bruxelles, Casterman, 2004, 93 p. Ill. Édition revue et corrigée. Édition originale : 1991.

Delisle, Guy, Chroniques de Jérusalem, Paris, Guy Delcourt productions, 2011, 333 p. Couleur : Lucie Firoud & Guy Delisle.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2009, xxvi/1707 p. Cinquième édition.

Ce n’est pas de sa faute

À la radio de Radio-Canada hier midi : «Monsieur X, membre en règle des Hells Angels, est un motard criminalisé.»

Traduction libre : c’était un motard, mais pas une mauvaise personne; il est devenu Hells; c’est probablement à ce moment-là qu’il a été criminalisé; depuis, malheureusement pour lui et pour nous, c’est un motard criminalisé.

Il est vrai que criminel aurait été bien trop banal.

P.-S. — L’expression n’est pas neuve. On la trouve dès 1999 sous la plume de Réjean Ducharme (Gros mots. Roman, Paris, Gallimard, 310 p., p. 103). Ce n’est pas étonnant : Ducharme a l’oreille.

P.-P.-S. — L’expression est fort populaire au Québec : Google est formel là-dessus.