Confession du mardi matin

Courbe en U

L’Oreille tendue aime Malcolm Gladwell. Il a déjà été question de lui ici, notamment le 11 novembre 2011, au sujet de Steve Jobs.

L’Oreille tendue aime les notes (de bas de page, marginales, de fin de chapitre, de fin d’ouvrage). Elle admire l’usage qu’en fait Nicholson Baker. Elle se réjouit à la lecture de certaines notes (involontairement) cocasses.

L’Oreille tendue est donc doublement contente de tomber sur une note particulièrement bien tournée dans David and Goliath, l’ouvrage publié par Gladwell en 2013.

Il est alors question de graphiques, plus précisément de «inverted U-curves». Pour Gladwell, ces courbes comportent trois parties. Tout le monde n’est pas d’accord, d’où la première note de la page 54 : «My father, a mathematician and stickler on these matters, begs to differ.» Mathématicien (et) puriste, Papa Gladwell croit qu’on devrait parler de quatre parties.

Son fils lui donne droit au chapitre, mais en note, et il ne tient pas compte de sa remarque dans la suite du texte.

Il est dur d’être père et compris de ses enfants.

P.-S. — Maman Gladwell a aussi droit à sa note (p. 170).

 

Référence

Gladwell, Malcolm, David and Goliath. Underdogs, Misfits, and the Art of Battling Giants, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2013, ix/305 p. Ill.

Géographie périurbaine

Carte du Québec adjacent, Dictionnaire québécois instantané, 2004

Mea maxima culpa. Il est arrivé à quelques reprises à l’Oreille tendue de parler du 450 comme si cela allait de soi pour tous ses lecteurs. Corrigeons la situation.

Qu’est-ce que le 450 ? Reprenons pour commencer la définition du Dictionnaire québécois instantané (2004).

Code téléphonique de la grande région montréalaise, mais à l’extérieur de l’île de Montréal (le code de Montréal est le 514). «514 et 450 : les deux solitudes» (la Presse, 20 décembre 2002).

1. Unité de mesure politique. Les élections se jouent ce soir dans le 450. «Les libéraux raflent presque tout dans le 450» (la Presse, 15 avril 2003). «Le “450” au pouvoir !» (la Presse, 20 mai 2003)

2. Terme générique désignant la source de tous les maux affectant le plateau Mont-Royal la fin de semaine. Les 450 vont manger sur la rue Duluth le samedi soir. Les 450 envahissent la rue Mont-Royal le dimanche après-midi. «[Le] 450 a colonisé l’ensemble du Québec» (le Devoir, 27-28 octobre 2001).

Se prononce toujours quatre-cinq-zéro, jamais quatre cent cinquante (p. 178).

Qu’ajouter à cela ? Cinq choses.

Que Montréal dispose toujours du 514, mais qu’on lui a aussi adjoint le 438. Le 438 est moins infamant que le 450, mais ce n’est quand même pas le 514.

Que le 450 est toujours aussi éloigné du 514. La preuve ? Quitter le second au profit du premier est un «exode» (la Presse, 24 mars 2014, p. A9).

Que le 514 est toujours, malgré les prétentions du 450, plus urbain que lui : «Urbain ou 450 ?» (la Presse, 9 juin 2012, cahier Maison, p. 8) Le blogue Vivez la vie urbaine est consacré à ces questions.

Que le 450 est devenu matière artistique. Il a son roman : Ô 450 ! Scènes de la vie de banlieue de Chantal Gevrey. Il a eu son émission de télévision, au réseau TQS : 450, chemin du golf. Il a sa chanson, «(450)», du défunt groupe folk pop André, plus téléphoniquement spécifique, sur le même thème, que «Banlieue» (Les Cowboys fringants) et «Rive-Sud» (Beau Dommage).

Que Céline Dion, chanteuse et mère de famille, est née native de la région aujourd’hui désignée par le 450.

Attention : il ne faut pas confondre le 450 et l’adjacent.

P.-S. — Pour les chansons, merci à @OursMathieu, @AmelieGaudreau, @riclaude et @andredesorel.

 

[Complément du 16 juin 2018]

Le Devoir du jour consacre un article au vingtième anniversaire du 450. L’Oreille y est citée. Merci.

 

[Complément du 2 janvier 2024]

Le 450 peut même être objet poétique, par exemple chez Ian Lauda, dans le Mécanisme intérieur (2023) :

Si loin si proche

tu es la porte du nord que tous recherchent

sans toi pas d’accès à ces choses merveilleuses
comme la fleur du luxe
ou les trésors du joyeux festin

sans toi

on demeure dans la périphérie des choses
dans le quatre-cinq-zéro (p. 42)

 

Références

Gevrey, Chantal, Ô 450 ! Scènes de la vie de banlieue, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2005, 190 p.

Lauda, Ian, le Mécanisme intérieur. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 57 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p. La «Carte du Québec adjacent» reproduite ci-dessus se trouve p. 13.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Presque à l’intérieur dedans

Carte du Québec adjacent, Dictionnaire québécois instantané, 2004

Ce devrait être le printemps. @ArianeKrol paraît regretter que ce ne soit pas tout à fait le cas. En effet, selon elle, l’hiver serait fini sans être tout à fait fini. D’où ce tweet, le 20 mars : «On serait dans hiver-adjacent ?»

Adjacent ?

Reprenons la définition de ce mot dans le Dictionnaire québécois instantané (2004, p. 12-14).

Terme de géographie urbaine montréalaise. Qui veut habiter un quartier à la mode et ne le peut pas émigre vers l’adjacent. «Westmount adjacent !» (la Presse, 7 mars 2002) «Toutes sirènes dehors, j’ai donc mis d’urgence le cap sur Rosemont, aussi connu sous le nom de “Plateau adjacent”» (le Devoir, 8 novembre 2002). «J’ai donc quitté le Plateau, quitté le nombril de l’île, pour le Mile-End, mon nombril adjacent préféré» (la Presse, 13 novembre 2002). «C.D.N., adj. Sanctuaire» (le Devoir, 12 juin 2003).

Abréviation : adj.

On passerait donc, avec «hiver-adjacent», de la géographie à la météorologie.

C’est comme ça.

 

[Complément du 6 mars 2016]

Deux autres exemples, tirés de Mauvaise langue de Marc Cassivi (2016) :

Selon mon expérience de soccer dad sillonnant l’Ouest-de-l’Île de Dorval à Hudson (le West Island adjacent) […] (p. 23);

À l’époque, dans les petites annonces, on ne parlait pas du Mile-End mais d’“Outremont adjacent”» (p. 90).

 

[Complément du 11 juillet 2016]

Laval, en banlieue de Montréal, aura l’an prochain un nouvel équipement sportif. Les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — ont décidé d’y installer une équipe. Comment l’appeler ? Le journaliste Gabriel Béland avait une suggestion le 9 juillet dernier. Il en a une autre aujourd’hui.

 

[Complément du 2 novembre 2016]

L’Oreille tendue ne s’était jamais demandé si adjacent, au sens exposé ci-dessus, existait en anglais. Il semble que oui, du moins si l’en croit un article paru hier dans l’édition numérique du magazine The New Yorker, dans lequel il est question du milliardaire états-unien Peter Thiel : plusieurs de ses affirmations seraient «truth-adjacent» (voisines de la vérité).

 

[Complément du 22 février 2018]

L’adjacent peut-il être générationnel ? Ce tweet de @kick1972 le donne à penser.

https://twitter.com/kick1972/status/966531960314228736

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p. La «Carte du Québec adjacent» reproduite ci-dessus se trouve p. 13.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Langue de campagne (29) : la pensée historique de Philippe Couillard

Alain Farah, Matamore no 29. Mœurs de province, 2008, couverture

«Ce n’est pas une mauvaise chose pour les politiciens en vogue,
il y a longtemps qu’ils grenouillent pour qu’on ne parle,
avec gros bon sens, que des vraies affaires.»
Raymond Bock

Le 5 décembre 2012, Philippe Couillard, qui était alors candidat à la direction du Parti libéral du Québec et qui en est devenu le chef depuis, signait, dans le quotidien le Devoir, un plaidoyer intitulé «Revenir aux sources de l’idée libérale. Les libéraux ont oublié qui ils sont. Pour se redéfinir, il leur faut plonger profondément dans leurs racines, jusqu’aux patriotes et à Wilfrid Laurier, entre autres» (p. A9). Il y défendait la tradition libérale en l’inscrivant dans l’histoire.

Le slogan de son parti dans l’actuelle campagne électorale, «Ensemble, on s’occupe des vraies affaires», témoigne d’un même attachement au passé. En effet, les vraies affaires — quoi que ce soit — ne datent pas d’hier.

«Les vraies affaires, ça presse !» (le Devoir, 25 janvier 2012, p. A7).

«Il y a tellement de vraies affaires dans cette vie que c’en est étourdissant» (le Devoir, 9-10 novembre 2002).

«La “vraie vie”, le “vrai monde”, les “vraies affaires”» (le Devoir, 19 février 2002).

«Il y a les discours officiels et il y a les vraies affaires» (la Presse, 19 août 2001).

«Évaluer et contrôler les vraies affaires» (le Devoir, 8 novembre 2000).

Les vraies affaires ne sont pas seules dans le c(h)amp de la vérité.

«Parlons des vraies choses, M. Bolduc» (la Presse, 30 septembre 2010, p. A10).

«Sauf que, parfois, pour se dire les vraies choses, on a besoin d’une table avec vue imprenable sur la ville, un service impeccable et une carte raffinée» (Matamore no 29, 2008, p. 139).

«L’ADQ est le seul parti à s’occuper des affaires du vrai monde, selon Mario Dumont» (le Devoir, 28 février 2007, p. A2).

«Déjà à ce moment, raconte-t-il, j’étais allergique à la psychologie moumoune et bourgeoise, genre ma femme ne m’aime pas, mon père m’a fucké, je suis angoissé, etc. C’est pour cela que je me suis éventuellement tourné vers les nouveau-nés en difficulté ou handicapés : vers le vrai monde qui vivait de vrais drames» (la Presse, 21 décembre 2003).

«On parle-tu des vraies choses ?» (la Presse, 26 novembre 2003)

«Le Bloc veut parler des vraies choses» (la Presse, 4 avril 2003).

«Simon Durivage : comment aller chercher le “vrai fond” des gens» (la Presse, 8 septembre 2000).

Saluons la constance historicolinguistique du PLQ.

 

Références

Bock, Raymond, «Mélange de quelques-uns de mes préjugés», Liberté, 295 (53, 3), avril 2012, p. 7-15. https://id.erudit.org/iderudit/66333ac

Farah, Alain, Matamore no 29. Mœurs de province, Montréal, Le Quartanier, 2008, 208 p.