Le zeugme du dimanche matin et de Jean-Philippe Martel

Jean-Philippe Martel, Comme des sentinelles, 2012, couverture

«À la mort de son père, le fils aîné a reçu quelques dizaines de milliers de dollars qu’il s’est empressé de dépenser, comme son père l’aurait sans doute fait lui-même; deux ou trois cravates de laine (comme les intellectuels en portaient à la fin des années 1970 et au début des années 1980); un portefeuille de cuir noir (dans lequel le fils aîné a plus tard glissé une photo de son père, prise en 1990 ou 1991, et qui lui rappelle cette espèce d’atavisme voulant que les hommes Sylvestre n’arrivent pas à mettre de l’argent de côté ni, peut-être, à s’économiser, eux); un air de famille et un fonds de proverbes qu’il n’a pas beaucoup d’occasions d’employer.»

Jean-Philippe Martel, Comme des sentinelles. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 177 p., p. 54.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Une langue morte ?

Jean-François Cottier, Profession latiniste, 2008, couverture

Le 16 septembre, à l’émission Dessine-moi un dimanche de la radio de Radio-Canada, à laquelle l’Oreille collabore à l’occasion, on a pu entendre parler d’arguments ad populum et d’arguments ad misericordiam. Plus tôt cette année, il y avait été question de reductio ad Hitlerum et de reductio ad Prattum.

Le docteur Duguay du roman Arvida de Samuel Archibald «aimait saupoudrer du latin un peu partout dans ses phrases», par exemple felis concolor couguar (2011, p. 57). Six des chants poétiques de Toute l’œuvre incomplète de François Hébert comportent des mots dans cette langue : «C’est du latin, ici point incongru» (2010, p. 142).

Nulla dies sine linea, affirme un personnage de Vie et mort d’Anne-Sophie Bonenfant de François Blais (2009, p. 237). Dans Tiroir no 24 de Michael Delisle, c’est Ave Maria gratia plena qui remonte du passé (2010, p. 21). Hope, dans Tarmac de Nicolas Dickner, souffre d’amenorrhoea mysteriosa, «une “inexplicable absence de menstruation”» (2009, p. 98). Un personnage du Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis hurle, «en polonais et en latin, une variante de vade retro Satanas» (2008, p. 77).

L’Oreille tendue elle-même ne dédaigne pas, à l’occasion, de montrer son intérêt pour les langues anciennes. Aux Presses de l’Université de Montréal, elle a fondé une collection appelée «Socius» et elle a publié, de Jean-François Cottier, un petit ouvrage intitulé Profession latiniste. Il lui est aussi arrivé, à Dessine-moi un dimanche, de s’emmêler les pinceaux en essayant de montrer sa connaissance de certaines phrases usuelles dans la langue de Cicéron.

Dans la langue de tous les jours, du moins au Québec, la popularité de versus ne se dément pas.

Pourquoi aborder cette question aujourd’hui ? Parce que le Devoir des 15-16 septembre faisait paraître un cahier spécial «Éducation. Écoles privées». Publicité de l’Académie Sainte-Thérèse : «L’éducation totale. Quo non ascendet» (p. G3). Publicité du Collège de Montréal : «Programme de concentration artistique artis magia» (p. G10).

Qui a dit que le latin était une langue morte ?

P.-S. — À une époque, il y avait même du latin aux murs du vestiaire des Canadiens de Montréal (c’est du hockey). Ça ne paraît plus être le cas.

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Cottier, Jean-François, Profession latiniste, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Profession», 2008, 66 p. Ill.

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Mavrikakis, Catherine, le Ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope, 2008, 291 p.

Le zeugme du dimanche matin et de David Turgeon

David Turgeon, les Bases secrètes, 2012, couverture

«Le matin venu, les yeux endoloris, plutôt que de rattraper le moindre sommeil, Charpelle fils se fit une très vague toilette, puis avala à la file trois espressos et autant d’heures de route, carte routière sur les genoux, contrat type sur la banquette arrière.»

David Turgeon, les Bases secrètes. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 59, 2012, 189 p., p. 131.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Au carré

La nomenclature de la Base de données lexicographiques panfrancophone ne connaît pas le mot, non plus que le Dictionnaire de la langue québécoise (1980) de Léandre Bergeron et son Supplément (1981) ou le Petit Robert (édition numérique de 2010).

L’Oreille tendue l’a néanmoins entendu dans la bouche de @MadameChos à l’émission la Sphère de la radio de Radio-Canada le 8 septembre. Et elle l’a lu récemment sur Twitter chez @mpoulin, @kick1972 et @EmmaG.

Ce mot ? Malaisant.

Il s’emploie pour désigner un sentiment de malaise chez celui qui parle. On peut trouver malaisant de regarder un film ou une émission de télévision, d’entendre une conversation, d’assister à un événement.

Ce sentiment de malaise est toutefois redoublé devant le mot lui-même. D’où vient-il ? De France ? Le Glossaire de l’ancien parler gâtinais répertorie le mot, en un sens différent («malaisé, difficile»), mais pas le verbe malaiser; malaisant n’en serait donc pas le participe présent. Est-il construit sur le modèle de dérangeant, dont il partage le sens («Qui dérange, provoque un malaise moral, une remise en question») ?

Un mot du malaise, donc, qui crée un malaise étymologique. Un malaise au carré.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Dans le cadre de la revue télévisée annuelle Bye bye (télévision de Radio-Canada, 31 décembre 2013), on a prononcé (au moins) deux fois le mot malaisant au cours des quatorze premières minutes. Mise en abyme ?

 

[Complément du 7 juin 2014]

L’Oreille tendue avait l’impression que le mot était surtout en usage au Québec. Elle vient de l’entendre dans la bouche de Jean-Marc Lalanne, critique de cinéma à l’émission radiophonique le Masque et la plume de France inter (livraison du 1er juin 2014). Elle a maintenant un petit doute.

 

[Complément du 17 juillet 2014]

Dans le plus récent numéro de la revue Québec français (2014) , Ludmila Bovet retrace le parcours historique de malaisant et réfléchit à son sens. Conclusion : «Il n’y a pas de doute, malaisant est un mot utile; plus rapide, plus expressif qu’une périphrase du genre de “qui crée un malaise” ou “qui met mal à l’aise”. D’autre part, on ne peut le suspecter d’être un anglicisme. C’est vrai qu’il ne figure pas dans les dictionnaires français, mais le verbe malaiser a bel et bien été en usage dans l’ancien français; malaisant l’a été aussi dans certaines régions de France. Ce qui est intéressant, c’est qu’il resurgit avec un sens différent de celui qu’il avait autrefois. Ce nouveau sens est tout à fait conforme à ceux du verbe : “incommoder”, “gêner”, “tourmenter”, qui découlent de malaise, un état contraire à l’aise. […] Malaisant est peut-être malsonnant. On s’y habituera ou on l’oubliera» (p. 11).

 

[Complément du 29 décembre 2018]

Titre d’un article d’un grand quotidien belge : «“Malaisant” sacré nouveau mot de l’année par les lecteurs du “Soir”» (26 décembre 2018).

Explication de ce choix :

Pour Michel Francard, linguiste de l’UCL [Université catholique de Louvain], chroniqueur dans ces colonnes et président du jury du nouveau mot de l’année, la fortune de malaisant tient à son caractère «aisément compréhensible et facile à retenir». «En matière d’innovation lexicale, les jeunes jouent un rôle important, souligne Michel Francard. Le succès de malaisant l’illustre une nouvelle fois. De façon plus générale, je dirais que le terme a aussi l’avantage d’être bien en phase avec les temps que nous vivons, marqués par l’incertitude, la précarité, la violence. D’où le profond malaise que cela engendre dans notre société», ajoute-t-il.

Étymologie :

Il est à noter à cet égard que le terme est d’abord apparu au Québec où il s’est implanté avec la signification qu’on lui connaît désormais de ce côté de l’Atlantique. À l’époque, plusieurs linguistes s’étaient interrogés sur cet usage neuf avant de conclure notamment qu’il était lié à une économie, à une ellipse dans le jargon : il est en effet plus rapide et plus direct d’employer malaisant que de parler de situations «qui créent un malaise» ou qui «mettent mal à l’aise». «La diffusion de malaisant de ce côté de l’Atlantique est presque un retour aux sources, explique pour sa part Michel Francard. À l’origine de cet adjectif, il y a le verbe malaiser qui signifie “incommoder, gêner, tourmenter”. Il était connu dans l’ancienne langue française et il a survécu jusqu’à l’époque moderne dans certaines régions de France.»

Commentaire de Michel Francard sur Twitter :

 

[Complément du 10 septembre 2019]

Il existe une hésitation chez certains devant l’emploi du mot. La typographie en est le signe.

Guillemets : «Or, ce rappel du principe “dura lex, sed lex” était à côté de la plaque. Le projet de loi 21 ne relevait ni du droit criminel ni du droit pénal. La police n’avait rien à faire là-dedans. De la part de la ministre de la Sécurité publique, c’était “malaisant”» (le Journal de Québec, 10 septembre 2019).

Italiques : «Malaisant, comme disent les jeunes» (Miniatures indiennes, p. 12).

Malaise, encore.

 

[Complément du 10 janvier 2021]

Variation sur le même thème : «Les résultats peuvent souvent être inquiétants et très divertissants et/ou mal à l’aisant et/ou complètement dangereux et/ou simplement stupides» (J’ai bu, p. 162).

 

[Complément du 29 août 2022]

Puisqu’il y a malaisant, il doit y avoir malaisance. Exemple tiré de la Presse+ du jour : «“Le mème “Dark Brandon” est mort d’un cas de malaisance extrême” (Le magazine Rolling Stone).»

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Bovet, Ludmila, «“Malaisant” : intrus ou revenant ?», Québec français, 172, 2014, p. 10-11. https://id.erudit.org/iderudit/71999ac

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Toute bonne chose a une interruption

Le plus souvent, l’Oreille s’amuse à être tendue.

À l’occasion, elle se dit, comme un personnage du roman Viande (1999) de Claire Legendre, qu’elle est «devenue une oreille à recueillir les déchets des gens» (p. 183).

Quoi qu’il en soit, elle a besoin, périodiquement, d’aller voir ailleurs si elle y est. Ce moment est arrivé.

De retour dans quelques semaines.

 

Référence

Legendre, Claire, Viande, Paris, Grasset, 1999, 187 p.