Longue citation chorale du samedi matin

Hommage à la langue française (Chœur parlé), 1937, couverture

En 1937, le père Laurent Tremblay, o.m.i., fait paraître à Hull (Québec), à l’enseigne du Comité central des Ligues de retraitants, une brochure de vingt pages, suivies de plusieurs pages de publicité, Hommage à la langue française (Chœur parlé). Du XVIe au XXe siècle, l’auteur brosse à grands traits l’histoire du peuple né de la «semence immortelle» jetée par la France en Amérique.

Les dernières pages (p. 18-20) mettent en scène la langue française.

«LE DISEUR :—Que voulez-vous donc ?

LES MUSES :—Que voulez-vous donc ?

TOUS :—Nous voulons NOTRE LANGUE ! (Archi-terrible)

(La Langue Française apparaît en Reine richement parée.
Pages. Décors. Féeries. Rien d’efféminé. Sur elle, l’inscrip-
tion “JE ME SOUVIENS”.)

LA LANGUE FRANÇAISE :—Me voici.

(Coup de théâtre, déplacement général. L’orchestre ac-
compagne bruyamment comme pour une présentation d’armes.)

TOUS :—Vive la Langue Française !

LE DISEUR :—Elle règne depuis cinq cents ans sur un trône de gloire et de fierté.

LES MUSES :—Toujours jeune, depuis le temps des Troubadours et des Trouvères.

TOUS :—Toujours au service des grandes causes.

LE DISEUR :—Illustrée par des grands génies.

LA LANGUE :—(Posément et fermement, avec beaucoup de noblesse) Ma gloire principale est d’avoir servi la Foi.

LES MUSES :—La vérité.

LE PRÊTRE :—L’Église.

TOUS :—La civilisation.

LA LANGUE :—Dieu m’avait beaucoup donné. Je suis née sur les lèvres de la Fille Aînée de l’Église. J’ai beaucoup reçu.

LE DISEUR :—Et beaucoup rendu.

LA LANGUE :—Je veux donner encore ! c’est pourquoi je suis restée jeune.

LES MUSES :—Féconde.

LE DISEUR :—Vénérée.

TOUS :—Bien-aimée.

LA LANGUE :—(Autoritaire) Et respectée !… Ce tribut est mon droit. Cet hommage, je le revendique, je l’impose, je le prescris, je l’ordonne.

LES MUSES :—En Reine ?

LA LANGUE :—En Mère.

TOUS :—Tu l’auras. (En crescendo, comme plus haut pour le “non”)

LA LANGUE :—Je veux ma vraie place dans les cœurs.

TOUS :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—À l’école.

LES ENFANTS :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Au foyer.

LES FEMMES :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—À l’église.

LE PRÊTRE :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Au comptoir.

LES HOMMES :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Dans la rue.

TOUS :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—À la radio.

LES MUSES :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Au téléphone.

LES FILLES :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Au Parlement.

LE DISEUR :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Au théâtre.

LES MUSES :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Sur les enseignes, sur les monnaies, sur les timbres et les imprimés officiels.

TOUS :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Partout.

TOUS :—Tu l’auras.

LA LANGUE :—Je veux que l’on me parle parfaitement.

TOUS :—Nous le ferons.

LA LANGUE :—Que l’on m’écrive correctement.

TOUS :—Nous le jurons.

LA LANGUE :—Souvenez-vous que je suis claire et qu’entre mille mots je choisis le terme propre.

TOUS :—Nous nous corrigerons.

LA LANGUE :—Il suffit d’un mot louche et rustaud, d’un anglicisme vilain pour me défigurer.

TOUS :—Nous nous surveillerons.

LA LANGUE :—Gardez-vous de bannir votre parlure ancienne, et de mépriser les vieux mots apportés de France. J’y tiens comme une grand’mère tient à ses gages de fiançailles, comme une reine tient à ses premiers bijoux.

TOUS :—Nous garderons notre ancienne parlure. Nous conserverons et ressusciterons nos vieux mots.

LA LANGUE :—Chérissez, aimez, défendez, et gardez votre langue française, c’est elle qui vous gardera.

(Enveloppée de nuages, la Langue Française s’élève, et
disparaît comme le Sauveur au jour de l’Ascension. Tous, les
yeux fixés sur elle, lui envoient de la main un amoureux baiser.
La mélodie monte, puis s’éteint. Un temps de religieux silence.)

TOUS :—(Bien scandé avec émotion et résolution) Aimons, chérissons, défendons, gardons notre Langue Française, c’est elle qui nous gardera.

(L’orchestre reprend triomphalement les cinq dernières mesures
du refrain de “JADIS LA FRANCE SUR NOS BORDS”. En-
suite, les figurants et toute l’assistance chantent un vibrant “Ô
CANADA”.

—RIDEAU—»

 

[Complément du 16 septembre 2014]

L’Oreille tendue vient de faire paraître une courte analyse de la place de Voltaire dans ce texte. Voir dans les références ci-dessous.

 

Références

Melançon, Benoît, contribution au dossier «Enquête sur la réception de Candide (XII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty et André Magnan», Cahiers Voltaire, 13, 2014, p. 239-242.

Tremblay, Laurent, Hommage à la langue française (Chœur parlé), Hull, Comité central des Ligues de retraitants, 1937, 20 p.

Plausibilité

Soit le tweet suivant, de notre amie @revi_redac :

«Apparence, oui.»

Soit ce passage d’un article de la Presse+ du 22 novembre 2013 :

«Apparence que le prochain patron de la Société de développement des entreprises culturelles sera… une patronne.»

Apparence ou apparence que, donc, en tête de phrase. Signification ? Il semble bien que.

Apparence que c’est un québécisme, du moins aujourd’hui.

 

[Complément du 28 novembre 2013]

Deux réactions rapides à ce billet.

Sur Twitter, @revi_redac apprend à l’Oreille tendue que le mot se trouve dans la suite logicielle Antidote : «[Québec] [Familier] On dirait que. Apparence qu’il va neiger.»

Sa taupe québecquoise, pour sa part, se demande — et lui demande — si l’expression n’apparaissait pas dans la série télévisée le Temps d’une paix, notamment dans la bouche de Joseph-Arthur. L’Oreille a été chroniqueuse télé d’un jour, mais cette question dépasse largement son champ de compétences.

 

[Complément du 31 décembre 2021]

Deux exemples romanesques :

«Le monde jase. Apparence que l’Américaine se serait fêlé la cuisse avec mon Louis-Benjamin avant le mariage. C’est ben pour dire !» (la Fiancée américaine, p. 35)

«Gabrielle relève la tête et elle me fait un sourire aussi fort que si je venais de lui donner mon ticket gagnant de Gagnant à vie. Elle est assise par terre, et moi, sur le canapé. Je me sens un peu mal, mais apparence qu’elle mange tout le temps de même, pis que ça la dérange pas» (Chercher Sam, p. 108).

 

Références

Bienvenu, Sophie, Chercher Sam. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2014, 169 p.

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2012, 577 p.

Le zeugme du dimanche matin et du professeur

«N’est-il pas de première nécessité de savoir où vous en êtes ?

Surtout lorsque, comme maintenant, vous touchez au but; et que l’Heure, la terrible heure que doit durer le cours — et que l’on a tant et tant redoutée, appréhendée; qu’il a fallu combler de tellement de mots, de phrases, d’explications harassantes, de jugements, de considérations; de courage, aussi, et Dieu sait de quelle ténacité ! — eh bien ! oui, que l’heure, cette maudite heure infernale, ce supplice inhumain achève quand même de s’écouler, comme la bougie graduée vient à bout de se consumer.»

Jean Simard, «Un professeur», dans Treize récits, Montréal, HMH, coll. «L’arbre», 1969, 199 p., p. 82. Nouvelle édition. Édition originale : 1964.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ni en avant ni en arrière

Géraldine Wœssner, Ils sont fous, ces Québécois !, 2010, couverture

On le disait avant-hier : le temps est frisquet à Montréal. En fait, l’hiver est arrivé. Réchauffement climatique ou pas, cela suppose qu’il faudra bientôt pelleter.

Conseil du jour : la neige déplacée par cette opération doit l’être vers les côtés, pas en arrière, pas en avant.

En arrière, elle couvrirait les traces du pelleteur.

En avant, elle exigerait la répétition constante des mêmes efforts, dès lors rendus vains.

Voilà d’ailleurs pourquoi on a inventé l’expression pelleter en avant : «Péages à Montréal : du pelletage en avant, encore et encore…» (lapresse.ca, blogues, 14 août 2013). Qui pellette en avant travaille pour se donner du travail, avance pour ne pas vraiment avancer. Il s’agirait, en un certain sens, d’un synonyme de «Faire et défaire, c’est toujours travailler».

P.-S. — Certaines personnes installées au Québec peuvent être troublées par la neige qu’il faut y déplacer. Elles parlent alors de «pelletage de l’extrême» (Ils sont fous, ces Québécois !, p. 42).

 

[Complément du 19 avril 2015]

S’il est vrai qu’il faut généralement répartir la neige à droite et à gauche, il est des cas où cela a une connotation négative : qui pellette dans la cour du voisin est en fait en train de se débarrasser de quelque chose de déplaisant.

Exemple tiré de la Vie littéraire de Mathieu Arsenault (2014) : «go les girls moi je ne finirai jamais je taperai mon corps pour pelleter la mort dans la cour du voisin» (p. 68).

 

Référence

Arsenault, Mathieu, la Vie littéraire, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 76, 2014, 97 p.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.