Neuvième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Pléonasme

Définition

«Répétition non nécessaire d’un élément de sens déjà contenu dans les mots précédents, soit intentionnellement, pour renforcer l’expression (“Je l’ai vu, de mes yeux vu !”), soit par inadvertance ou ignorance. Dans le second cas, le pléonasme est considéré comme une faute à proscrire; la tradition classique française lui a d’ailleurs fait une chasse parfois forcenée» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 369).

Exemples

Presse. «Télérama signale cette semaine l’édition d’un Micro-guide, document édité par Radio France à l’usage de ses journalistes et destiné à signaler les “euphémismes, approximations, lieux communs, fautes de français, mauvaises liaisons, pléonasmes, facilités de langage” dont ils émaillent leurs interventions. Les quatre auteurs, nous dit-on, “ont fait du tri sélectif dans le grand flux de l’expression orale”. Apparemment, Télérama, pour sa part, ne traque pas encore le pléonasme» (Notules, n° 294, 11 février 2007).

Radio. «Thúy, Janovjak et leur correspondance épistolaire» (site de Radio-Canada, 7 septembre 2011).

«Thúy, Janovjak et leur correspondance épistolaire», site de Radio-Canada, 7 septembre 2011

 

Risques liés à son utilisation

«J’ai vu que l’orateur allait être froid et ennuyeux, qu’il parlerait par catachrèse, sans métaphore et avec pléonasme, que son texte était mal pris et son épigraphe impropre, que chaque membre serait uniforme, sans grâce et dénué de ce sel et de ces nuances si nécessaires à l’âme du discours et si recommandées par Cicéron; que d’ailleurs la matière, assez sèche par elle-même, était totalement étrangère à mon existence et au genre d’art que je cultive. Moyennant quoi, j’ai congédié l’orateur» (Sade, lettre à sa femme, 17 septembre 1780, p. 176).

 

[Complément du 19 décembre 2015]

L’adjectif construit à partir de pléonasme est pléonastique. Exemple, chez Jean-Philippe Toussaint, dans Football (2015) : «J’ai connu des stades combles et des cafés déserts. J’ai vu des matchs dans des bouis-bouis à nouilles aux murs décorés de photos pléonastiques des plats qu’on mange […]» (p. 65).

 

[Complément du 17 novembre 2018]

Description d’une bagarre de rue dans Tout savoir sur Juliette (2018), le roman que vient de publier Érik Vigneault : «deux habitués de la rixe (j’ai d’abord écrit rixe publique avant de constater après avoir vérifié qu’il se fût agi d’un pléonasme, les pléonasmes sont partout, ils se reproduisent comme des lapins comme les clichés)» (p. 131-132). Sous rixe, le Petit Robert (édition numérique de 2014) corrobore : «Querelle violente accompagnée de coups, parfois avec des armes blanches, dans un lieu public.»

 

[Complément du 15 décembre 2020]

Soit la phrase suivante, tirée d’un quotidien montréalais : «Et Malka a poursuivi dans une défense passionnée de “ces fameuses valeurs républicaines ébranlées” (ses mots), au premier rang desquelles figure la liberté d’expression.»

Les guillemets servant à indiquer que l’on rapporte des paroles, pourquoi indiquer qu’il s’agit de «ses mots» ? Cela est clair. Faudrait-il parler de pléonasme typographique ?

 

Références

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

Sade, Lettres à sa femme, Arles, Actes Sud, coll. «Babel», série «Les épistolaires», 249, 1997, 459 p. Choix, préface et notes de Marc Buffat.

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Vigneault, Érik, Tout savoir sur Juliette. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 177 p.

De la virgule

La ponctuation, tout le monde devrait le savoir, est chose sérieuse. Quelques rappels.

Harold Ross a fondé The New Yorker et il en a été l’éditeur pendant vingt-six ans. Avant ce magazine, il avait travaillé pour d’autres publications, avec la même attention aux questions de style, et notamment à celles de ponctuation. Voici comment le New Yorker du 20 et 27 février 1995 résume l’affaire : «The written word mattered to Ross. […] Once, when he was editing the Stars and Stripes, during the First World War, Ross gave a colleague a page of commas for Christmas» (p. 190). Une page de virgules comme cadeau de Noël ? Il suffisait d’y penser.

L’admirable Nicholson Baker a souvent collaboré au magazine fondé par Ross, mais c’est à la New York Review of Books qu’il a donné son article «The History of Punctuation» (1993), texte repris dans The Size of Thoughts en 1996. Il y évoque un souvenir d’université : «a woman I knew in college punctuated her letters to her high school friends with homemade comma-shapes made out of photographs of side-fllopping male genitals that she had cut out of Playgirl» (p. 73). À un esprit tordu, cette utilisation d’images du sexe masculin pour ponctuer un texte pourrait rappeler le vieux jeu de mots des correcteurs d’épreuves selon lequel une coquille est, à une lettre près, une couille.

C’est le même Baker qui, dans Room Temperature, s’indigne que des éditeurs «scientifiques» de Gibbon et de Robert Boyle aient décidé de modifier la ponctuation de ces auteurs : «We even repunctuated the past, further destroying the genetic fund of replenishing counterexample and idiosyncratic usage» (p. 71). Suit une contribution à l’histoire de la virgule et de son «civilizing power» (p. 72). Rien de moins.

Pour qui hésiterait encore à apprécier la virgule à sa juste valeur, un chiffre : 2 130 000 $. C’est la somme que le fournisseur de services de télécommunication canadien Rogers a dû payer à la suite d’une erreur de ponctuation dans un de ses contrats. C’est le quotidien The Globe and Mail du 6 août 2006 qui rapportait cette nouvelle. Pour qui aime d’amour la ponctuation, c’était une bonne nouvelle.

 

[Complément du 20 octobre 2021]

En 2017, Mary Norris, dans The New Yorker, raconte l’histoire d’une virgule (manquante) plus coûteuse encore : 10 000 000 $US.

 

Références

Baker, Nicholson, Room Temperature. A Novel, New York, Vintage Books, coll. «Vintage Contemporaries», 1991, 116 p. Édition originale : 1984.

Baker, Nicholson, The Size of Thoughts. Essays and Other Lumber, New York, Random House, 1996, 355 p. Ill.

«The Letters of Harold Ross. A Hell of an Argument», The New Yorker, 20 et 27 février 1995, p. 190-195.

Norris, Mary, «A Few Words About That Ten-Million-Dollar Serial Comma», The New Yorker, 17 mars 2017.

Robertson, Grant, «Comma Quirk Irks Rogers», The Globe and Mail, 6 août 2006.

Divergences transatlantiques 017

Vous en avez trop, et assez. Vous ramassez tout et vous foutez ça sur le trottoir : c’est à vendre.

D’un côté de l’Atlantique, vous organisez un vide-grenier.

François Bon : «On aime déambuler dans les brocantes ou les vide-greniers parce que ce sont de telles réminiscences qui reviennent aux choses d’hier, mais si usées par d’autres elles vous restent indifférentes, on ne dépenserait pas un centime pour se les approprier» («autobiographie des objets | 40, un Popeye en bouchon»).

Philippe Didion : «Tendance. Caroline et Lucie se rendent au marché de Noël du quartier. La prolifération de ces rassemblements va bientôt atteindre celle des vide-greniers. Elle est là la France coupée en deux : six mois de marché de Noël, six mois de vide-grenier» (Notules, no 90, 22 décembre 2002).

De l’autre, une vente de garage ou une vente (de) débarras. (En anglais : garage sale, yard sale.)

Bilinguisme québécois oblige, comme le faisait remarquer AH, on se retrouve parfois devant de troublantes affichettes (la première des deux ci-dessous).

Annonces de ventes de garage, Montréal, 2011

Qu’on se rassure : ni la vente ni le garage ne sont sales. (Mais l’habitude d’ainsi fondre les langues — vente de garage + garage sale = vente de garage sale —, si.)

P.-S. — Tendance nouvelle, du moins aux yeux de l’Oreille tendue, dans le quartier montréalais où elle habite : organiser une vente de garage au profit d’une bonne œuvre. Achetez un truc inutile que vous revendrez à votre prochaine vente de garage; double bénéfice, et renouvelable, pour la bonne œuvre.

 

[Complément du 26 septembre 2014]

Plus radical : «Vente DU garage.»

Vente «du» garage, Montréal, 2014, affiche

 

 

[Complément du 28 août 2016]

S’il faut en croire le narrateur de la nouvelle «Je t’aime, Cowboy» (1984) de T.F. Rigelhof, la vente de garage aurait une forte spécificité ethnoculturelle :

Even though Perrault speaks serviceable English, the term Garage Sale confuses him. These two words put together in this way suggest to him that it is le garage itself that is for sale. But this is only a momentary thing, good for a quick laugh at his own expense. There is another, deeper confusion that registers within him when he sees these words, the confusion of a man suddenly caught out of his depth. Garage Sales are an anglais thing. People in his own parish of St. Henri never sell the things they no longer use. What they don’t need, they give away. If one does not have a poor relation or neighbour, there is always the parish church with its clothing and furniture collections for fire victims. The only things that aren’t needed are the things nobody could ever use — stoves stripped of fittings, refrigerators stripped of motors and autos stripped of every possible part that are as burnt-out and skeletal as the gutted houses in whose yards they squat. And so Perrault always accelerates when he passes a Garage Sale : they are foreign, incomprehensible. More, they are somewhat indecent (éd. 1989, p. 237-238).

À chaque solitude son rapport à ses vieilleries ?

 

[Complément du 17 novembre 2019]

Éva Caradec, la narratrice du récent Propriété privée (2019) de Julia Deck, est claire : «J’abhorrais spécialement les vide-greniers. Depuis toujours, je me tenais éloignée de ces déballages d’objets inutiles, dont les propriétaires monopolisent le trottoir avec une jovialité indécente, comme s’il n’existait pas de plus grand bonheur sur terre que de se soûler tout un dimanche en exhibant ses rebuts» (p. 70-71).

 

[Complément du 19 octobre 2021]

Le garage sale n’est plus, commercialement, ce qu’il était : on y accepte maintenant les cartes.

Annonce de vente de garage, Westmount, 9 octobre 2021

 

Références

Deck, Julia, Propriété privée. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 173 p.

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

Rigelhof, T.F., «Je t’aime, Cowboy», Matrix, 1984, reproduit dans Michael Benazon (édit.), Montreal mon amour. Short Stories from Montreal, Toronto, Deneau, 1989, xix/290 p., p. 237-242.

D’Arvida

 

Samuel Archibald, Arvida, 2010, couverture

On fait d’abord confiance au titre : Arvida se déroule bel et bien à Arvida ou aux alentours de cette petite ville du Québec, cette cité utopique du Saguenay. Il y est question de «chainsaw» et de chasse, de forêts et de familles, de l’ordinaire et du fantastique, de personnages typés (juste assez) et de créatures mystérieuses (pas trop). On pousse parfois du côté de la Nouvelle-Écosse ou de l’Ontario. La nature est toujours proche, et les animaux.

Puis apparaît l’histoire intitulée «Jigai», nippo-gore et troublante. Dans un village éloigné — éloigné d’Arvida comme des centres du Japon —, la mutilation et l’automutilation sont élevées au rang d’art. Le choc est puissant.

On revient par la suite au Saguenay, après un bref passage à Paris. On assiste à un match de hockey qui ne se déroule pas comme prévu, on fait la connaissance de ceux qui constituent la caste des «derniers-nés», on visite une maison qui se fait pendant qu’un couple s’y sépare.

Le tout se termine sur une réflexion sur la nécessité des récits, car «l’oubli est plus fort que la mémoire et on ne peut pas écrire toute sa vie sur l’impossibilité de raconter» (p. 313). L’auteur, une fois encore, se met clairement en scène. Samuel Archibald est né en 1978 à Arvida et il aime conter; plusieurs de ses narrateurs partagent cet état civil.

En sortant d’Arvida, on se rend compte qu’on a retenu nombre de choses de ce recueil d’«Histoires». (Dans le désordre.) Que Stephen King et Marcel Proust sont compatibles. Que les routes de l’Amérique ne réservent pas que de bonnes surprises. Que la mort et le suicide ne sont jamais loin. Qu’il est des lieux où l’on prononce «our» pour «ours» (p. 136). Que l’on peut rencontrer l’ex-joueur de hockey Maurice Richard, ce dont on rêve depuis qu’on est «tout petit», et lui dire : «Au pire, le Rocket, va donc chier» (p. 227). Qu’il est cruel, pour une petite fille, d’appeler son ami imaginaire du nom de l’enfant mort-né de son père. Qu’il est difficile de trouver en épicerie du «sel facultatif» (p. 268-269). Que la lumière entrant dans une pièce depuis longtemps close y pénètre «avec lenteur, en roulant sur elle-même comme une goutte de sang tombée dans l’eau» (p. 125). Que les histoires peuvent se marier avec les longues notes infrapaginales et les listes — de «toutes les affaires pas normales qui se passaient dans la maison» (p. 277) ou des «Critères du manipulateur» (p. 281-283). Etc.

Il y a quand même quelque chose dans Arvida qui chicote l’Oreille tendue. Elle apprécie l’usage assumé et constant, sauf dans «Jigai», géographie oblige, de la langue populaire québécoise («consulter» employé intransitivement, «bouette», «cossins», etc.). Elle se réjouit de voir la conjonction de subordination «après que» suivie de verbes à l’indicatif; c’est suffisamment rare pour le noter. Pourtant, elle s’interroge sur la présence, dans la narration, de tournures évidemment fautives ou d’expressions inutilement recherchées : on boit du vin dans des «coupes», les morts sont «décédés», on dit d’une personne qu’elle est «articulée». L’hypercorrection de la concordance des temps contraste fort avec ce qui paraît dès lors un relâchement.

Elle ne boudera pas son plaisir pour ça, même si ça la turlupine un tout petit brin.

 

Référence

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.