Désaccord en genre et en nombre

Les parents du Québec ne s’en étonnent plus : tu y est un pronom de la deuxième personne du pluriel. Exemple : Les amis de la garderie, es-tu prêt ?

Les Suédois, pas moins troublés, abordent la question d’un point de vue différent. Selon le site Génét(h)ique (merci à @FabienTrecourt pour le lien), «une crèche municipale de Stockholm a décidé de bannir de son vocabulaire les pronoms “il” (han) et “elle(hon) et d’utiliser un pronom neutre, hen, lorsque le personnel éducatif s’adresse aux enfants».

Plus de pluriel, plus de singulier : c’est réglé.

 

[Complément du 16 octobre 2024]

Exemple romanesque, chez Kev Lambert, dans les Sentiers de neige (2024) :

Gaëtan trouve que les amis sont pas mal dissipés ce matin, l’esprit des fêtes s’est emparé de la classe avant la période libre de l’après-midi. Tu mets du temps à enlever tes pantalons de neige, à attacher tes espadrilles, à t’assoir à ta place. Tu parles trop fort. Gaëtan Guay se promène en parlant au «tu» et en distribuant des «chhuut» (p.18).

 

Référence

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.

Le garde-meuble de la mémoire

Jean-Philippe Toussaint, l’Urgence et la patience, 2012, couverture

Jean-Philippe Toussaint fait paraître l’Urgence et la patience, un recueil de onze courts textes (souvenirs, essais, exercices d’admiration, art poétique).

Il y parle optique — «je peux fermer les yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire» (p. 47) —, ameublement — «Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus» (p. 68) — et romantisme de la création — «Lorsque j’écris un livre, je me voudrais aérien, l’esprit au vent et la main désinvolte. Mon cul» (p. 21).

Il explique la place de quelques écrivains dans sa vie : Proust — l’incipit d’À la recherche du temps perdu, pour lui, «n’était pas, curieusement : “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”, car [il] avai[t] commencé par Un amour de Swann» (p. 66) —, Kafka — «J’ai tant aimé le Journal de Kafka, je l’ai lu avec passion, je m’en suis nourri, j’y revenais dans cesse, je l’ai étudié, annoté, médité» (p. 28) —, Dostoïevski — «Crime et châtiment, je l’ai pris dans la gueule» (p. 78) — et, surtout, Beckett — «la lecture la plus importante que j’ai faite dans ma vie» (p. 97).

Il décrit des lieux : ses bureaux, celui de son éditeur Jérôme Lindon, des hôtels, le bus 63 à Paris, les allées de l’Université Princeton, «où étudiants et écureuils vaquent en toute quiétude à leurs innocentes occupations respectives (lire et monter aux arbres, manger des noisettes et forniquer)» (p. 56). Machine à écrire, ordinateurs, carnets, stylos : il y a aussi des objets.

L’auteur de la Mélancolie de Zidane (2006) recommande de «s’entraîner à tirer des penaltys avec des chaussures de ski (le jour où on enlève les chaussures de ski, c’est tout de suite plus facile, vous verrez)» (p. 34), avant de comparer l’entraînement au tennis et l’écriture (p. 43-44).

Tout cela dessine un autoportrait plein d’ironie. Toussaint n’est-il pas «un de ces vieux anapurniens qui sillonnent les sentiers des lettres les plus pentus avec une agilité de gardon» (p. 64) ?

Il est même capable de faire l’éloge de la prolepse (p. 71-75). C’est dire.

Que de la joie.

P.-S. — L’Oreille tendue emprunte son titre du jour à la page 105 du recueil.

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, l’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 106 p. Voir une vidéo de l’auteur.

Anacoluthe toi-même !

Albert Algoud, le Haddock illustré, 2004, couverture

Question, l’autre jour, d’un lecteur de l’Oreille tendue, @Saint_Henri : «Serait-il possible d’écrire un court billet sur la différence entre un zeugme et une anacoluthe ? Je croyais comprendre, mais ce matin le Multi m’a tout mélangé.» Voyons voir.

L’anacoluthe est une des injures qu’aime utiliser le capitaine Haddock. Voici la définition qu’en donne le Haddock illustré :

Il y a anacoluthe lorsqu’une construction grammaticale commencée est interrompue brusquement, oubliée, et fait place à une autre.

«Ô ciel.

Plus j’examine et plus je le regarde,

C’est lui» (Racine).

La correction réclamerait :

«plus il me semble que c’est lui…»

L’anacoluthe est parfois la marque d’une émotion, elle est justifiée par l’idée à exprimer, mais la plupart du temps elle n’est qu’incorrection résultant soit d’une mauvaise culture, soit d’une négligence blâmable dans l’expression (éd. de 2004, p. 18).

Le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers — ce Multi qui a troublé @Saint_Henri — va dans le même sens :

Modification soudaine de la construction d’une phrase. Quelques exemples d’anacoluthes : Tous plus ou moins mortellement blessés, le premier a été tué sur le coup, le deuxième à son arrivée à l’hôpital. Caché dans un classeur, il n’a pu retrouver son dossier. Des trous dans sa culotte laissaient entrevoir une famille pauvre (2009, p. 85).

Le Petit Robert (édition numérique de 2010) parle de «Rupture ou discontinuité dans la construction d’une phrase» et donne deux exemples. Le premier vient de Jean de La Fontaine («Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre»), le second est forgé («tantôt il est content, ou alors il pleure»). L’étymologie du mot ? «1751. bas latin des grammairiens d’origine grecque anacoluthon “absence de suite”.»

Pour récapituler : il y a anacoluthe quand la construction de la phrase est brisée, et fortement. Les exemples retenus, en effet, montrent que la rupture syntaxique est perçue comme (trop) violente.

Aux yeux de l’Oreille, c’est là qu’il faut distinguer l’anacoluthe du zeugme. Celui-ci joue aussi de la rupture, mais de façon beaucoup moins radicale.

Voici comment le Dictionnaire des termes littéraires définit le zeugme (définition déjà citée) :

Zeugme, zeugma (gr. lien) • Figure de construction qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates, qui entretiennent avec lui des rapports différents (dans la majorité des cas, il s’agit d’un verbe suivi de deux compléments d’objet). Le zeugme est souvent doué d’une intention humoristique. V. aussi syllepse. Ex. : «J’ai joué au tennis avec mon oncle et ma raquette» (B. Melançon); «Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie» (Gide) (p. 510).

On le voit : le zeugme, entendu en ce sens (mais il y en a d’autres…), repose moins sur la rupture syntaxique — même s’il accueille aussi cette rupture — que sur une volonté de réunir deux termes dont le rapprochement est inattendu ou de mêler «un terme abstrait et un terme concret» (Gradus, éd. de 1980, p. 474). Pour que le zeugme fonctionne, il faut que reste nettement perceptible une construction commune. Si la phrase «Un jour, elle est venue travailler avec une copine qui avait son gamin et un œil au beurre noir» (Guy Delisle, Chroniques de Jérusalem, p. 125) contient un zeugme, c’est qu’on y entend «avoir son gamin» et «avoir un œil au beurre noir».

En guise de conclusion : qu’en est-il des exemples du Multi ? Le deuxième («Caché dans un classeur, il n’a pu retrouver son dossier») et le troisième («Des trous dans sa culotte laissaient entrevoir une famille pauvre») étonnent par leur construction; il semble donc qu’on puisse parler d’anacoluthes. C’est moins clair pour le premier («Tous plus ou moins mortellement blessés, le premier a été tué sur le coup, le deuxième à son arrivée à l’hôpital»). Mais ce n’est pas non plus un zeugme, toujours entendu au sens du Dictionnaire des termes littéraires, malgré le parallélisme «sur le coup» / «à son arrivée à l’hôpital»…

P.-S. — Merci à @ljodoin pour le zeugme de Guy Delisle.

 

[Complément du 29 mai 2014]

Autre exemple d’anacoluthe, fourni par @nt2bert : «Langue millénaire de tradition orale, la linguiste Lynn Drapeau a réussi le défi de produire une grammaire de la langue innue.»

 

[Complément du 21 novembre 2014]

Anacoluthe dans une publicité des boutiques Ernest

 

La chaîne de boutiques de vêtements pour hommes Ernest écrit à l’Oreille tendue. En une phrase («Fait de coton léger, vous serez ravi de vous l’avoir procuré»), deux fautes : un mauvais auxiliaire (avoir mis pour être), une anacoluthe (à moins que le lecteur auquel s’adresse cette publicité soit vraiment «fait de coton léger», ce qui n’est pas le cas de l’Oreille). Du beau travail.

 

Références

Algoud, Albert, le Haddock illustré. L’intégrale des jurons du capitaine Haddock, Bruxelles, Casterman, 2004, 93 p. Ill. Édition revue et corrigée. Édition originale : 1991.

Delisle, Guy, Chroniques de Jérusalem, Paris, Guy Delcourt productions, 2011, 333 p. Couleur : Lucie Firoud & Guy Delisle.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2009, xxvi/1707 p. Cinquième édition.

Pour Jean-François Vilar

Jean-François Vilar, Bastille tango, 1986, couverture

Dans sa jeunesse, l’Oreille tendue a eu plusieurs fois l’occasion de rédiger des comptes rendus pour dire du bien des romans de Jean-François Vilar : Passage des singes (Spirale, 47, novembre 1984, p. 10), Djemila (Spirale, 85, février 1989, p. 15), les Exagérés (Spirale, 89, été 1989, p. 14).

Son texte sur Bastille tango n’avait pas été retenu par la revue à laquelle il l’avait proposé. Pourquoi ? Trop enthousiaste. Le lecteur jugera sur pièce.

Bastille tango est un fabuleux bazar. S’y côtoient : un flic nommé Villon, ressemblant «de plus en plus à une chanson de Tom Waits» (p. 227), qui sombrera dans la folie par «autodéglingage systématique» (p. 262); une femme «considérable» (p. 222), «très remarquablement belle» (p. 167), un peu fêlée comme tous les personnages de Vilar, qui, avec un «extraordinaire goût de la souffrance» (p. 189), accepte toujours de regarder l’horreur en face, même si elle en est la victime; son frère, militant de gauche, projectionniste, cinéaste expérimental et vendeur clandestin de films pornos; une clocharde abandonnant son vieil ami vendeur d’affriolants dessous féminins pour un peintre macho qui trace les plans d’une ville imaginaire où se rencontrent Paris et Buenos Aires; divers jeunes qui, seuls ou en bande, s’amusent à couvrir les murs de Paris de graffitis revendiqués comme éphémères; un directeur de journal de gauche passionné de bourbon, d’armes à feu, de scoops sanglants et de tout ce qui est branché; une jeune fille tenant le «cahier de bord» de la destruction d’une partie du quartier de la Bastille dans un livre en braille, trouvé dans une cave, pour fondre son histoire «dans une autre histoire» (p. 266); un opérateur de grue, un peu gêné de détruire un si beau quartier, qui en recueille des vestiges, mais seulement quand c’est «pour une histoire d’amour» (p. 265); une Japonaise élevée en Argentine et convaincue de l’origine japonaise du tango; trois chats baptisés d’après des membres du Parti bolchevik (Kamenev, Radek, Zinoviev); la junte argentine et ses tortionnaires; un colleur d’affiches mythomane et dangereux; et surtout Victor Blainville, protagoniste fatigué des romans de Vilar, dilettante, flâneur émérite, cycliste, photographe, mémoire vivante de Paris, de ses objets, de ses rues, de ses gestes, de ses histoires superposées ou accolées, personnage en plein désarroi, vivant une minutieuse dérive, «pas toujours très net dans [s]es rapports avec les gens» (p. 205), un peu dingue, empêtré dans les «traces» de ses histoires qu’il ne parvient pas à «classer» (p. 245). Le décor (Paris, rive droite) est admirablement planté : une partie du quartier de la Bastille dont on suit au jour le jour la disparition («Il me fallait tenir les minutes de la destruction. Sans arrière-pensée dénonciatrice. Comme on tient un journal intime», écrit Blainville p. 117); le canal Saint-Martin et son prolongement sous la Colonne de Juillet; la rue de la Roquette, ses passages, ses cours; une boîte de tango; des édifices en ruine; l’appartement de Blainville, antre de collectionneur maniaque («On fait les mêmes trucs. On ramasse. Mais moi je suis une clodo, et toi : un collectionneur», p. 79). Les intrigues se croisent, précipitent le lecteur, comme les personnages, sur un nombre sans cesse grandissant de fausses pistes : des réfugiés argentins à Paris se croient menacés par des escadrons de la mort à la veille du procès des généraux à Buenos Aires; des crimes atroces restent inexpliqués; des meurtres passionnels sont suivis, parfois, de suicides qui ne le sont pas moins; des bagarres opposent loubards fascistes («le feeling croix gammée, sans deuxième degré», p. 258) et jeunes artistes («look punkie mais avec un je ne sais quoi de calme», p. 49); violence, torture, horreur se mêlent à d’insolites histoires d’amour. Si le terme de sophistication n’avait trop souvent une valeur péjorative, il pourrait fort bien s’appliquer à la prose de Vilar, cette prose rapide, fulgurante, qui bouscule le récit et l’entraîne à la limite du rêve, plus souvent du cauchemar, sans jamais abandonner tout à fait la stricte narration propre au roman noir. Elle joue sur les relations entre le vrai et le faux, la nostalgie (sélective) et la fuite en avant. De plus, Bastille tango révèle une nouvelle facette de l’érudition de Victor Blainville : après la vie et l’œuvre de Marcel Duchamp (C’est toujours les autres qui meurent, 1982), les bordels de luxe à Paris (Passage des singes, 1984) ou la vie vénitienne (État d’urgence, 1985), voici les mannequins d’étalage, Buenos Aires, le tango et, comme toujours, Paris. Inscrite dans la plus stricte actualité, l’œuvre de Vilar plonge le lecteur à la fois dans un monde connu, quotidien (la ville, une certaine culture, un genre maîtrisé : le roman noir) et dans l’extrême violence (politique, sociale), le laisse hésitant entre l’amour que porte l’auteur à Paris et l’horreur sanglante de l’intrigue. La meilleure chose qui soit arrivée depuis quelques années au roman noir français s’appelle Jean-François Vilar.

Pourquoi exhumer ce texte 26 ans plus tard ? Pour appuyer Martine Sonnet et dire qu’il faut visiter le site Passage Jean-François Vilar, et lire Vilar.

 

[Complément du 22 décembre 2014]

Le blogue 813 annonce aujourd’hui la mort de Jean-François Vilar. Selon d’autres sources, celle-ci remonterait à novembre.

 

Références

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.

Vilar, Jean-François, C’est toujours les autres qui meurent, Paris, J’ai lu, coll. «Romans policiers», 1979, 1986, 211 p. Édition originale : 1982.

Vilar, Jean-François, Djemila. Roman, Paris, Calmann-Lévy, 1988, 166 p.

Vilar, Jean-François, État d’urgence. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1985, 272 p.

Vilar, Jean-François, les Exagérés. Roman, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1989, 351 p.

Vilar, Jean-François, Passage des singes. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1984, 255 p.