Marat à Bangkok

The Bangkok Asset (2015), de John Burdett, est un bien étrange livre — à la fois polar, roman de science-fiction, texte gore et délire transhumaniste —, à la fin spectaculairement bâclée.

Comme il se doit, il est difficile d’y dénombrer précisément les cadavres. Celui de Lord Sakagon, richissime avocat véreux, est l’objet d’une mise en scène élaborée, fondée sur le tableau «La mort de Marat» de Jacques-Louis David (1793).

Jacques-Louis David, «La mort de Marat», tableau, 1793

Quand il arrive sur les lieux du crime, le «héros» de Burdett, le détective Sonchai Jitpleecheep, trouve la victime nue dans sa baignoire.

I stare and stare.
The tableau is very famous, so famous I have come across it often in my endless travels through time and space on the Net. […] I open my smart phone, key in French Revolution, David, Marat, death of, and there they are : the picture on the phone and the still life, so to speak, in the bathroom.
[…]
[Krom] glances at me. «Murder as art ? The final farang decadence ?»
She is referring to the way the cadaver has been arranged to perfectly imitate the painting of the revolutionary Marat, with a few differences. For example, instead of a letter, Sakagorn is holding a barrister’s brief in his left hand. Instead of a cloth around his head the perp has wrapped his long hair up into a bun. Instead of an ink pot on a side stool, my half brother has wittily replaced it with an Apple laptop. But, as in the painting, one arm hangs out over the side of the bath, there is a light-colored towel with bloodstains under the armpit and a green towel also draped over the bath, and he is lurched to one side with his head almost resting on his right shoulder, his mouth slightly open and the fatal wound in his upper chest. As in the painting, the body has been dead just long enough to acquire a greenish tinge.

Reprises : la posture du corps de Marat, sa couleur funèbre, des tissus, dont certains tachés de sang.

Divergences : un document juridique au lieu d’une lettre, un chignon pour un turban, un ordinateur à la place d’un pot d’encre.

On n’arrête pas le progrès.

 

Illustration : Jacques-Louis David, «La mort de Marat», 1793, tableau déposé sur Wikimedia commons

 

Référence

Burdett, John, The Bangkok Asset. A Royal Thai Detective Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2015. Édition numérique.

John Burdett, The Bangkok Asset, couverture

Poésie(s) sur glace

Yvon d’Anjou, Quelques arpents de ruines, 2016, couverture

Tout le monde sait ça : l’Oreille tendue collectionne les occurrences, surtout québécoises, de l’expression «quelques arpents de». Elles renvoient à un passage du début du vingt-troisième chapitre du conte Candide (1759), de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient». Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.» (Pour une vidéo explicative, c’est ici. Pour un florilège, .)

L’Oreille s’intéresse aussi à la poésie hockeyistique; on ne l’ignore pas non plus, comme l’attestent ceci et cela, par exemple.

Découvrant le recueil de poèmes Quelques arpents de ruines (2016), signé Yvon d’Anjou, elle est allée le lire pour voir ce qu’il pouvait bien dire de Voltaire.

Sur ce plan, la récolte n’a pas été fructueuse. Le nom de Voltaire n’apparaît pas dans le livre — contrairement à ceux de William Blake (p. 41, p. 123), de Joseph de Maistre (p. 66) et de Sade (p. 72), pour ne parler que du XVIIIe siècle. En matière d’«arpents», Yvon d’Anjou parle, en plus des «ruines» du titre, de «nuits» (p. 31) et de «neige» (p. 96), mais il ne sent pas le besoin de lier cette expression figée à son auteur. Cela va de soi : tout Québécois devrait faire le lien tout seul et spontanément. (L’Oreille tendue a souvent abordé cet automatisme dans des notes de lecture publiées dans les Cahiers Voltaire.)

En revanche, l’amatrice de hockey qu’est l’Oreille est tombée sur trois poèmes évoquant ce sport.

(Les poèmes de Quelques arpents de ruines ne sont pas titrés. Ils sont tous faits de vers libres, centrés sur la page, et vont d’une majuscule à un point. Autrement, ils ne sont pas ponctués.)

Le premier comporte une strophe sur la patinoire et la surfaceuse :

blanc comme une glace
la zamboni lustre son charcutage
dans les aléas de la trajectoire
puis les bandes s’annoncent
affichant du coup cascade de pub
le fruit de ses couleurs de marque (p. 53)

Le troisième se termine sur le nom du plus célèbre joueur de la plus célèbre équipe de hockey, les Canadiens de Montréal, le «tricolore» :

une lettre de Sand datant de cette époque [1839]
le monde après le déluge
fléché disparate tricolore
le monde avant les rockets
le roman du tout autre célèbre grand monde
avant Maurice Richard (p. 115).

Le deuxième est le plus intéressant (façon de parler) des trois. Citons-le au complet :

Tout le monde sait ça
que si Jack Kerouac
avait été élevé
au Québec
il aurait écrit
sur la glace comme un rocket
et qu’après avoir gagné la coupe Stanley
pendant une couple d’années
il aurait été un grand tribun felquiste
aurait fait sauter pas mal de concepts
surtout les clichés
de la poésie religieuse
prise aux arpents la neige du sérac formatif
dans les girouettes de clochers
un peuple sans soleil n’a que la spontanéité
de son triste spasme de givre
accroché au dortoir de la folie (p. 96)

Passons sur le «Tout le monde sait ça» initial; celui-là est abusif. Signalons plutôt l’association entre l’écrivain franco-américain Jack Kerouac et l’ailier droit des Canadiens Maurice «Le Rocket» Richard; ce dernier a remporté huit fois, lui, la coupe Stanley, l’emblème du championnat de la Ligue nationale de hockey. S’il «avait été élevé / au Québec», Kerouac aurait aussi été, écrit le poète, «un grand tribun felquiste», autrement dit un porte-parole du Front de libération du Québec, et il s’en serait pris à «poésie religieuse», aux «girouettes de clochers», aux «clichés» et aux «concepts». Le cadre du poème est nordique : «neige» (comme chez Voltaire), «sérac» («Dans un glacier, Bloc de glace qui se forme, aux ruptures de pente, quand se produisent des crevasses transversales élargies par la fusion», dixit le Petit Robert, édition numérique de 2014), «givre» — ce dernier mot, dans «triste spasme de givre», renvoyant directement au poème «Soir d’hiver» d’Émile Nelligan.

L’amalgame Kerouac-Richard-Voltaire-Nelligan peut étonner.

P.-S.—Maurice Richard a lui aussi été rapproché du FLQ, au moins indirectement, en couverture du magazine Nous, en février 1977, par Hélène Racicot. On y voit Le Rocket revêtu du costume des Patriotes, ce costume faisant partie d’une iconographie revendiquée notamment par les felquistes. L’image est reprise en couverture de l’ouvrage Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles (2006), de Paul Daoust. (Avis aux intéressés : l’Oreille tendue essaie depuis des années de mettre la main sur ce numéro de Nous, sans succès).

 

Hélène Racicot, couverture du magazine Nous, février 1977

P.-P.-S.—La poésie d’Yvon d’Anjou ? Prévisible : la rue, l’anglais, la musique (jazz, rock), Rimbaud / Verlaine, les États-Unis, l’allitération et le jeu sur les sonorités. Ce n’est pas pour rien que le recueil est dédié à «l’incomparable / Lucien Francœur» et que ledit Francœur en signe la préface.

 

Références

Anjou, Yvon d’, Quelques arpents de ruines. Poésie, Montréal, Les Éditions de l’Étoile de mer, 2016, 136 p. Préface de Lucien Francœur.

Daoust, Paul, Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p. Ill.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture