Faire du camping chez Jean-Jacques Rousseau

Promenade à Ermenonville et à ses environs, 1954, couverture

Chaque bibliothèque personnelle a son histoire. Des livres ont été achetés, d’autres reçus en cadeau. Certains sont annotés, quelques-uns, ou plusieurs, pas. On les classe, ou non, parfois avant de les reclasser autrement.

Chaque bibliothèque personnelle a aussi ses mystères. Hier, l’Oreille tendue retrouvait dans la sienne une brochure de 1954 intitulée Promenade à Ermenonville et à ses environs. Elle n’a aucune idée de la provenance de ce guide touristique dû au Touring Club de France.

De quoi s’agit-il ? D’une présentation des lieux où Jean-Jacques Rousseau a vécu les derniers jours de sa vie et où sa dépouille a reposé pendant seize ans (Rousseau est mort en 1778 et la translation de ses restes au Panthéon, à Paris, a eu lieu en 1794). Ce «célèbre écrivain», à «l’œuvre inégale, mais immense» (p. 16), y était l’hôte du marquis de Girardin.

Les auteurs anonymes de la brochure ont réfléchi à l’évolution du tourisme : «De nos jours, les préoccupations littéraires et philosophiques tiennent moins de place dans l’esprit du touriste moderne, encore que les étudiants, futurs bacheliers ou professeurs de belles lettres, ne dédaignent pas de s’attarder en ces lieux où Jean-Jacques vint passer, dans le calme et la paix de la nature, les dernières heures de sa vie tourmentée» (p. 6). On ne dit pas Rousseau; «Jean-Jacques» suffit.

Ils donnent évidemment des conseils, et militairement précis : «Si le visiteur vient par la route, qu’il ne craigne pas de gravir les hauteurs de Montmélian; du haut de cette colline qui domine la plaine environnante de 100 mètres d’altitude (cote de la carte d’État-Major), le promeneur, soucieux des belles choses, et non tourmenté par le prurit de la vitesse, s’arrêtera et jouira d’un admirable panorama, si toutefois l’absence de brume le permet» (p. 6). On ne saurait nier que la brume peut, en effet, gâcher la vue.

Ils expliquent à leurs lecteurs, qui s’interrogeraient là-dessus, ce qu’est la contribution du TCF à l’histoire des lieux : «En 1700, par le mariage de Geneviève de Vic, petite-fille du capitaine Sarrèdes, la terre d’Ermenonville passait aux mains des Lombards : 70 ans plus tard, Ermenonville entrait dans les annales du romantisme avec Jean-Jacques Rousseau et René de Girardin, avant d’entrer dans celles du tourisme, avec le Touring Club de France» (p. 11).

Enfin, une partie du parc ayant été transformée par le TCF en terrain de camping «à l’usage exclusif de ses sociétaires titulaires de la licence de camping et des campeurs étrangers porteurs du carnet international de Camping» (p. 11), ils traduisent pour les voyageurs des vers dont le sens pourrait leur échapper :

Dans la grotte de la Cascade, une longue inscription en vers, par le marquis de Girardin, encore et toujours, mais imitée d’un poète anglais, se termine ainsi :

Des habitants de l’heureuse Arcadie,
Si vous avez les nobles mœurs
Restez ici, goûtez-y les douceurs
Et les plaisirs d’une innocente vie.
Mais maudits soient les insensibles cœurs,
Ceux qui, cèdant
[sic] aux passions sauvages,
Voudraient briser nos tendres chalumeaux,
Fouler aux pieds nos fleurs, rompre nos arbrisseaux.

En termes plus simples et plus précis, nous résumerons les désirs exprimés par ces Nymphes des Eaux :

Ne cassez rien, ne cueillez rien, ne gravez rien (p. 24).

En 2001, Catherine Bertho Lavenir mettait en garde les lecteurs hautains : «Ne nous moquons pas des poètes départementaux, même s’ils appartiennent à l’Automobile Club» (p. 140). Aurait-elle pu dire la même chose de ceux du Touring Club de France ? Non : ils sont bien trop prosaïques.

 

[Complément du 7 mai 2017]

Humant l’air hexagonal pré-électoral, le journaliste Yves Boisvert, pour la Presse+, visite Ermenonville. Récit, sans camping, mais avec maltraitance.

 

Références

Bertho Lavenir, Catherine, «La découverte des interstices», Cahiers de médiologie, 12, 2011, p. 129-140. https://doi.org/10.3917/cdm.012.0128

Promenade à Ermenonville et à ses environs, Paris, Touring Club de France, 1954 (deuxième édition), 31 p. Ill.

Des ursidés sonores

Samuel Archibald, Arvida, 2010, couverture

Le Petit Robert (édition numérique de 2010) donne la prononciation «ourss» et «ourss brun» (mais on pourrait aussi, semble-t-il, dire «ourz brun»), sans distinguer la prononciation au singulier de celle au pluriel.

Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, dans leur Séraphin illustré (2010), préféraient «Un ourre !» (p. 74). Ils rejoignaient par là Léandre Bergeron qui, dans son Dictionnaire de la langue québécoise (1980), classait les ursidés à «our» et non à «ours» (p. 357). (À «ours», il est plutôt question de l’«Organe sexuel féminin».)

Pour les personnages d’Arvida (2011) de Samuel Archibald, c’est plus complexe : «On prononçait à l’envers sur les terres du Seigneur. On disait un our et des ourses» (p. 136). Mais «à l’envers» de qui ?

 

[Complément du 23 février 2012]

Compliquons un peu les choses en citant deux vers d’une comédie de 1784, le Concours académique, signée par Cubières de Palmézeaux :

«Ses dehors sont peu doux ainsi que ses discours.
Il a beaucoup moins l’air d’un homme que d’un ours» (acte I, scène III, p. 226).

 

[Complément du 26 août 2014]

S’il faut en croire le journaliste Jean-François Nadeau, les étudiants de la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec) ont trouvé une solution à cette question. En période d’initiation — de bizutage —, ils sont forcés de chanter «Cours avant qu’t’je fourre avec ma grosse graine d’ours» (le Devoir, 25 août 2014, p. A3). La rime ne saurait mentir.

 

[Complément du 14 février 2016]

«Le chum à Chabot», le personnage créé par Fabien Cloutier, dans son spectacle Scotstown, choisit lui aussi our (DVD, 2015, 4e minute).

 

[Complément du 14 février 2016, bis]

Autre occurrence, en chanson cette fois, gracieuseté de @revi_redac : «On a essayé l’tunnel d’amour, fait noir comme dans l’cul d’un ours» (Richard Desjardins, «Kooloo Kooloo»).

 

[Complément du 12 février 2017]

Et vous, comment prononceriez-vous ceci : «Retour aux ours» (Autour d’Éva, p. 390) ?

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Cloutier, Fabien, Scotstown et Cranbourne, Montréal, TVA Films et Encore management, DVD, 2015.

Cubières de Palmézeaux, le Concours académique, ou le Triomphe des talents, dans Théâtre moral ou pièces dramatiques nouvelles, Paris, Belin, Veuve Duchesne et Bailli, 1784, tome premier, p. 197-327.

Grignon, Claude-Henri et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

Hamelin, Louis, Autour d’Éva. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 418 p.

Quittons ce logement

L’Oreille tendue a eu plusieurs fois l’occasion de dire son impatience devant l’usage généralisé du verbe décéder au lieu de mourir.

Elle propose de le remplacer par un verbe qu’elle trouve dans une lettre de la future Mme Roland, Marie-Jeanne Phlipon, à Marie-Sophie-Caroline Cannet, le 2 janvier 1777 : déloger.

Exemple : «À propos de philosophe, Rousseau n’est pas mort; il n’a point fait de chute comme on l’avait publié, et n’a même pas été malade. J’aurais été bien piquée qu’il délogeât ainsi sans que je fusse parvenue à le voir» (éd. de 1915, p. 3).

On peut toujours rêver.

 

Référence

Lettres de madame Roland publiées par Claude Perroud recteur honoraire avec la collaboration de Mme Marthe Conor. Nouvelle série. 1767-1780. Tome second, Paris, Imprimerie nationale, «Collection de documents inédits sur l’histoire de France publiés par les soins du ministre de l’Instruction publique», 1915, ix/588 p.

Ceci n’est (toujours) pas une rétrospective

C’était le 1er janvier 2011 : «Tout un chacun le sait : l’Oreille tendue n’aime pas les rétrospectives — du millénaire, du siècle, de la décennie, de l’année, du mois, du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde.» Elle ne va donc pas se dédire et annoncer son «Mot de l’année 2011». Cela étant, ce genre d’annonce mérite réflexion. D’où ces «mots de l’année» sortent-ils ?

Les médias raffolent de l’exercice. «“Autrement”, mot vague de l’année», titre Antoine Robitaille dans le Devoir des 17-18 décembre 2011 (p. B2). Son collègue Christian Rioux, le 6 janvier 2012, énumère «Les mots de 2011» (p. A3) et propose qu’on les laisse de côté pendant au moins un an : «autrement», «indignés», «ouverture», «intelligent», «persévérance», «patente à gosse» seraient des «mots-valises», «de véritables béquilles de la pensée».

On pourrait pousser l’énumération plus loin. Pour le Québec médiatique de 2011, certaines séries lexicales ont connu un succès incontestable. La série des C : la triade «collusion» / «corruption» / «commission», «commotion (cérébrale)», «cônes (oranges)» et «(Randy) Cunneyworth». Celle des P : «paralume», «printemps arabe» (il y a aussi «rue arabe»), «pont» et «PPP» (le pauvre parti de Pauline). On a déjà vu celle des I : «indigné» et «indignation».

Quand les médias ne s’en occupent pas, d’autres prennent leur place. En France, le Festival XYZ du mot nouveau vient, par exemple, de retenir «attachiant» comme néologisme de 2011.

La pratique de choisir les mots de l’année n’est évidemment pas propre au monde francophone. Le 26 décembre, le Philadelphia Inquirer, sous la signature d’Amy S. Rosenberg, publiait «Occupied with the Word of the Year 2011». Et il n’y a pas que les journaux à s’en mêler : ainsi qu’elle le fait depuis 1990, l’American Dialect Society (ADS) a annoncé, le 5 janvier, le résultat du vote de ses membres. En 2011, comme pour le quotidien de Philadelphie, ils ont sélectionné «occupy».

Ces mots, locaux ou universels, s’imposent de deux façons. D’abord, par la répétition, la redite, le martèlement : utiliser le même mot jour après jour l’impose dans les consciences. Ensuite, par l’adaptation : il s’agit moins de reprendre un mot dans son contexte premier que de le placer dans de nouveaux. C’est particulièrement visible dans les médias dits «sociaux». On postulera même l’hypothèse que l’adaptation est plus efficace que la simple répétition pour assurer la pérennité d’un mot.

Soit le cas d’«occupy» / «occupons». Originellement employé pour désigner un mouvement social protéiforme («Occupy Wall Street»), il a par la suite été repris à toutes les sauces, comme le note Ben Zimmer, de l’ADS, interviewé par Amy S. Rosenberg. En anglais : «Occupy Christmas !», «Occupy Amazon», «Occupy Sesame Street», «OccupyTheCell», «Occupy Music», «Occupy NYT». En français (en quelque sorte) : «OccupyFrance», «OccupyParis», «occupons_les_superhéros», «Occupons le Bye Bye 2011 !!», «Occupez le Pôle Nord, et l’esprit de Noël», «Occupons St-Hubert» (la «plaza» de ce nom), «OccupyLesCentreDachats». On fera une place à part à la manchette suivante : «Occupy le train et le potager» (la Presse, 16 novembre 2011, p. A14). Comme «fusion» / «défusion» au Québec au début des années 2000 et comme «tsunami» partout dans le monde en 2004 et en 2011, le couple «occupy» / «occupons», par sa plasticité, devrait avoir un bel avenir.

On n’en fera cependant pas un prévision officielle, car les choses changent vite en ce domaine. Hier, Marie-France Bazzo, sur Twitter, pouvait écrire, par allusion à la situation parlementaire québéco-canadienne : «Le mot de janvier 2012 : “transfuge”. “Autrement”, ça fait teeeelllement décembre 2011…»

P.-S. — Quel est le mot de l’année pour les lecteurs de l’Oreille tendue ? On peut penser qu’il s’agit de swag. Ils sont plus de 15 000 à avoir consulté la page consacrée à ce mot. L’Oreille ne se l’explique pas.

 

[Complément visuel du 15 mars 2012]

«Occupy Bourdieu», Université de Montréal, 2012

«Occupy Rousseau», 2012

Actualité numérique de Voltaire

Il y a quelques mois, l’Oreille tendue découvrait, grâce à Nicholson Baker, que des citations de Voltaire apparaissent dans le jeu vidéo Modern Warfare 2.

La semaine dernière, par un tweet de @BillydeMtlCity, découverte semblable, dans un autre jeu, inFamous : «mais, dans le calme, il est coupable de tout le bien qu’il ne fait pas» (le Siècle de Louis XIV, ch. VI, édition de René Pomeau, 1957, p. 685).

On n’arrête pas le progrès.

 

[Complément du 11 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Les manettes de François-Marie», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Baker, Nicholson, «Annals of Technology. Painkiller Deathstreak. Adventures in Video Games», The New Yorker, 86, 23, 9 août 2010, p. 52-59.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 128, 1957, 1813 p. Édition présentée, établie et annotée par René Pomeau.