Quarante ans plus tard…

Umberto Eco, Comment écrire sa thèse, 2016, couverture

Vous écrivez un livre en 1977 pour expliquer à vos étudiants, surtout italiens, comment écrire une thèse. Vous mettez le livre à jour en 1985. Puis un éditeur français le traduit en 2016 sans l’actualiser, à quelques détails près, comme si rien n’avait changé en trente ans dans le monde de la recherche universitaire. Heureusement que vous vous appelez Umberto Eco (1932-2016) : il faut être une star pour avoir droit à ce traitement de faveur. Michel Beaud, sur un sujet semblable et pour la même période, a dû, lui, proposer plusieurs versions de son ouvrage sur l’Art de la thèse.

Comment écrire sa thèse est nécessairement daté. Dans les années 1970-1980, on dactylographiait sa thèse : «Pour certaines thèses de logique, de mathématique ou de langues non européennes, à moins de disposer d’une machine à écrire IBM à sphère dont on peut remplacer la sphère normale par celle de l’alphabet en question, il ne vous reste plus qu’à écrire ces signes à la main, ce qui est un peu laborieux» (p. 297). La photocopie paraissait alors une nouveauté : «Mais toute bibliothèque qui se respecte possède désormais une photocopieuse dont l’utilisation est très bon marché» (p. 110). Internet balbutiait : «Certaines bibliothèques spécialisées sont en outre mises en réseau informatique avec des mémoires centrales et peuvent vous dire en quelques secondes dans quelles bibliothèques se trouve un livre donné» (p. 108). C’était un autre monde.

Le manuel d’Umberto Eco n’est pas inutile pour autant. Contrairement à certains ouvrages qui visent le même public (la Thèse. Un guide pour y entrer… et s’en sortir, 2016, par exemple), celui-là regorge d’exemples, parfois très détaillés; l’auteur reproduit même quelques-unes de ses propres fiches de travail. Il tient en très haute estime la bibliographie : «Il est odieux de dire un livre a été publié sans préciser par qui» (p. 116). (Ce n’est pas l’Oreille tendue, elle-même bibliographe, qui contestera pareil cri du cœur.) Les pages sur la scientificité des sciences humaines et sociales (p. 60-68) sont excellentes. Le ton est souvent humoristique : «Détails ? Non, correction. Si vous avez la cravate de travers, vous la redresserez, et même un hippie n’aime pas avoir des crottes de pigeon sur l’épaule» (p. 322).

Le chapitre qui reste le plus utile est le cinquième, «La rédaction» (p. 229-285). Les conseils qu’y donne Eco s’appliquent bien au-delà de l’écriture académique. L’étudiant doit savoir à qui il s’adresse, il doit se demander comment écrire, il lui faut apprendre à citer et à faire des notes. Eco énumère «Conseils, pièges, usages». Il exhorte à la «fierté scientifique» : «Au moment où vous parlez, c’est vous qui êtes l’expert. Si on découvre que vous êtes un mauvais expert, tant pis pour vous, mais vous n’avez pas le droit d’hésiter. Vous êtes un fonctionnaire de l’humanité qui parle au nom de la collectivité sur ce sujet donné. Soyez humble et prudent avant d’ouvrir la bouche, mais une fois que vous avez commencé à parler, soyez orgueilleux» (p. 284); «Ne soyez pas geignard ni complexé, c’est pénible» (p. 285). On notera aussi qu’il n’aime pas les points d’exclamation (p. 241, p. 293).

En séminaire et avec ses étudiants aux cycles supérieurs, l’Oreille ne cesse de répéter qu’il faut définir les termes que l’on emploie dans un mémoire ou une thèse. Elle a trouvé en Eco une âme sœur : «en général, les thèses qui n’ont pas l’amabilité d’expliquer les termes qu’elles utilisent (et qui procèdent par clins d’œil rapides) laissent soupçonner que leurs auteurs sont bien moins sûrs d’eux que ceux qui explicitent chaque étape et chaque référence» (p. 230); «Définissez toujours un terme quand vous l’employez pour la première fois. Si vous ne savez pas comment le définir, évitez de l’employer. S’il s’agit d’un des termes principaux de votre thèse et que vous ne savez pas le définir, laissez tomber la thèse. Vous vous êtes trompé de sujet (ou de métier)» (p. 242).

Il est bon, parfois, de ne pas se sentir seul.

P.-S.—Le livre n’a pas été mis à jour depuis 1985 ? On s’étonne donc de voir y apparaître le mot «email» (p. 291).

 

Références

Beaud, Michel, l’Art de la thèse. Comment préparer et rédiger un mémoire de master, une thèse de doctorat ou tout autre travail universitaire à l’ère du Net, Paris, La Découverte, coll. «Grands repères», série «Guides», 2006, 202 p. Ill. Édition révisée, mise à jour et élargie en collaboration avec Magali Gravier et Alain de Tolédo.

Bernheim, Emmanuelle et Pierre Noreau (édit.), la Thèse. Un guide pour y entrer… et s’en sortir, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016, 344 p. Ill.

Eco, Umberto, Comment écrire sa thèse, Paris, Flammarion, 2016, 338 p. Ill. «Postface du traducteur», Laurent Cantagrel. Édition originale : 1977.

Première(s) connexion(s)

Plusieurs générations de disquettes

En ce 23 août, on célèbre la naissance du Web, d’où le mot-clic #internautday.

L’ami François Bon a mis sur YouTube une vidéo racontant sa première connexion.

Celle de l’Oreille tendue ? Ses souvenirs sont, comme toujours, moins précis, mais cela pourrait donner quelque chose comme ce qui suit.

Elle eu des adresses de courriel, dès la fin des années 1980, sur aol.com et sur compuserve.com, puis sur un serveur universitaire à partir de 1991.

En 1992, de Paris, elle a lancé une bibliographie numérique sur le XVIIIe siècle à partir d’un Minitel branché à Internet (si, si). (Cette bibliographie existe toujours.)

De 1994 à 1999 (ou dans ces eaux-là), avec Christian Allègre, Jean-Claude Guédon et Michel Pierssens, elle a cogéré — les plus vieux se souviendront peut-être de la chose — un site gopher. Cela s’appelait, nécessairement sans accent, «Litteratures».

Elle a monté ses premières pages Web, dans un éditeur de texte, presque au moment même de l’apparition d’Internet pour le grand public.

Elle a publié un livre sur le courrier électronique, Sevigne@Internet, en 1996, fruit d’une conférence de l’année précédente.

Le 18 mars 1997, elle donnait pour la première fois une séance de cours, à l’Université de Montréal, sur «Informatique et littérature» (elle a été reçue assez fraîchement).

Au fil des âges numériques, elle a utilisé au moins quatre formats de disquettes, sans compter d’autres supports de stockage — les mêmes que François B.

En années Internet, l’Oreille n’est plus jeune jeune.

(Merci à Larry Bongie pour la photo.)

Juliette Lalonde (1916-2014)

Juliette Lalonde-Rémillard et Lionel Groulx, 1964
Juliette Lalonde-Rémillard et Lionel Groulx, 1964 (source : Fondation Lionel-Groulx)

Juliette Lalonde est morte le 24 décembre 2014. Elle a été la collaboratrice de l’historien nationaliste québécois Lionel Groulx de 1937 à la mort de celui-ci en 1967. Elle a également été secrétaire de l’Institut d’histoire de l’Amérique française et de la Revue d’histoire de l’Amérique française, secrétaire administrative de la fondation Lionel-Groulx et directrice du Centre de recherche Lionel-Groulx.

C’est par elle, dans un article de 1968, que l’on apprend que Lionel Groulx «se passionnait» pour le hockey et qu’il était présent au Forum de Montréal le 17 mars 1955 (p. 869). Il a donc assisté à ce que la vulgate historique québécoise appelle l’émeute Maurice-Richard.

Avait-il une opinion sur d’autres joueurs des Canadiens de Montréal ?

Et je rapporte ici cette boutade du chanoine qui, assis sur la toute première rangée, a pu voir les joueurs de très près : «Je comprends le “faible” des femmes pour [Jean] Béliveau.» Son joueur préféré cependant restait le petit [Yvan] Cournoyer qui, dans le temps, réchauffait trop le banc à son gré… (p. 869)

L’Oreille tendue en sait, des choses inutiles.

 

Référence

Lalonde-Rémillard, Juliette, «Lionel Groulx intime», l’Action nationale, 57, 10, juin 1968, p. 857-875.

Dix livres

J. Cervon, l’Aiglon d’Ouarzazate, couverture

Dans la Presse+ du jour, le chroniqueur Pierre Foglia demande à ses lecteurs de dresser une liste de lectures : «Dans l’esprit du Bookbucket, sans réfléchir, les dix titres qui vous viennent, là, tout de suite.»

Voici ceux de l’Oreille tendue.

André Malraux, la Condition humaine

Jean Echenoz, Cherokee

Nicholson Baker, The Mezzanine

Philip Roth, The Great American Novel

Jean-François Vilar, Bastille Tango

J. Cervon, l’Aiglon d’Ouarzazate

Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville

Laclos, les Liaisons dangereuses

Mordecai Richler, Barney’s Version

Jacques Dubois, Pour Albertine

Je me souviens…

…que mon grand-père disait slices pour sandwichs. (Et pourtant je parle encore français.)

…que la fille d’une de mes amies parisiennes a maîtrisé le subjonctif avant d’être propre. (Et cette amie racontait cela non sans fierté.)

…que mon professeur de latin, au secondaire, nous a plusieurs fois expliqué le cas de bedon (comme dans oubedon : ou bien).

…qu’une jeune Française déplorait devant moi la faiblesse du français québécois, dans une phrase où elle utilisait lequel que.

…qu’un Américain, débarqué en France pour y parfaire son français, est entré dans un restaurant, qu’il a demandé du bacon en prononçant le mot à la française (bakon et pas békeune) et qu’on a ri de lui. (Et il n’a pas mangé pendant deux jours.)

…que j’ai longtemps prononcé Salaberry à l’anglaise. (Et qu’un de mes potes parlait des Éditions Albinne Mitchel.)

…qu’à Bangkok j’ai découvert ce qu’était véritablement le dépaysement linguistique. (Je ne comprenais rien du tout.)

…qu’il m’est déjà arrivé d’utiliser, en exposé universitaire, ça l’a. (Je n’ai plus recommencé.)