La zizanie est semée au Devoir

Vendredi dernier, dans le quotidien montréalais le Devoir, Christian Rioux s’emportait contre l’inclusion du pronom iel dans le Dico en ligne Le Robert“Iels” sont “fou.olles” !»). Le lendemain, l’Oreille tendue marquait son «désaccord» (à défaut de terme plus juste) avec lui.

Qu’arrive-t-il dans les pages du quotidien une semaine plus tard ? Dans les mots croisés, pour «Pronom personnel», il faut écrire «iel».

Mots croisés, le Devoir, 3 décembre 2021

La zizanie règne !

Il faut savoir raison garder

Fenêtre encyclopédique, Montréal

Hier, dans le quotidien montréalais le Devoir, Christian Rioux tonnait contre l’inclusion du pronom iel dans le Dico en ligne Le Robert“Iels” sont “fou.olles” !»). Dire de la chronique de Christian Rioux qu’elle est confuse serait faire insulte à la confusion.

Relevons quelques «arguments» (à défaut de terme plus juste) du journaliste.

L’inclusion de iel dans le dictionnaire par une équipe de lexicographes relèverait du «marketing». Preuve à l’appui ? Aucune. En l’occurrence, cette inclusion n’a pas été annoncée par les équipes du Robert; pour le sens du marketing, on repassera.

Dans quel contexte cet ajout apparaît-il ? «Car il en va aujourd’hui des dictionnaires comme des “chars”. À chaque année, son modèle.» Les éditeurs du Petit Larousse apprécieront ce «aujourd’hui», eux qui commercialisent une nouvelle mouture de leur ouvrage depuis des décennies, sans que personne ait jamais pensé à le leur reprocher.

Quelles sont les conséquences de cette mise à jour annuelle ? «Une centaine [de mots nouveaux] chaque année et la boucle est bouclée. Quitte à ce que la plupart ne vivent que ce que vivent les fleurs.» Exemple ? Aucun.

Pourquoi faudrait-il se méfier de cela ? Les langues «n’évoluent que sur le temps long». En matière de lexique, c’est évidemment faux. On crée de nouveaux mots tous les jours, dont «néobolchevisme» (voir ci-dessous).

Le pronom aurait été ajouté au Robert «pour vendre du papier». Ça tombe mal : le mot n’est pas dans le Robert papier; il n’est que dans la version en ligne; or cette version est gratuite.

Rioux passe ensuite à sa «théorie» (à défaut de terme plus juste) des pronoms et des genres : «Logiquement, le nouveau pronom devrait donc désigner ceux qui se reconnaissent à la fois dans le masculin et le féminin. Mais, pour des raisons encore mystérieuses, qui tiennent surtout à ce réflexe de colonisé qui cherche à copier le neutre anglais, il désignerait dit-on ceux qui ne se reconnaissent ni dans l’un ni dans l’autre. Comprenne qui pourra.» Manifestement, le chroniqueur n’a pas la moindre idée du contexte dans lequel ce mot est apparu ni de son évolution. Pour s’informer, il aurait pu, par exemple, aller écouter ceci ou cela. (Au passage, on appréciera le «Logiquement» initial et le «colonisé», qui fleurent, bon, l’un et l’autre, le discours posé.)

C’est toute l’entreprise dictionnairique du Robert qui aurait sombré : «Contrairement à l’Académie française, Le Robert s’était pourtant toujours défini comme “un observatoire, pas un conservatoire”, disait son ancien rédacteur en chef Alain Rey. Le voilà qui se rallie à une conception prescriptrice du dictionnaire, pour ne pas dire carrément militante.» Qu’ont fait les lexicographes du Robert ? Ils ont observé l’apparition d’un nouveau pronom et ils l’ont consignée, notamment pour répondre aux demandes de leurs utilisateurs. C’est précisément la mission d’un dictionnaire descriptif. Nulle part dans la définition de iel par le Robert l’usage de ce pronom n’est prescrit. C’est une invention pure et simple de Christian Rioux.

Arrive ensuite l’argument d’autorité : le «linguiste Bernard Cerquiglini» est contre. Cela demande plusieurs remarques.

Bernard Cerquiglini est certes un linguiste, mais c’est aussi le conseiller scientifique d’une entreprise rivale de celle du Robert, le Petit Larousse; en bonne rigueur journalistique, cela aurait dû être précisé, non ?

Il est vrai que Bernard Cerquiglini est contre l’entrée de iel dans la nomenclature. Il convoque pour justifier son refus des arguments historiques. Il a ainsi déclaré à BFMTV que ce pronom ne correspond pas au «système de la langue» tel qu’il existe «depuis 2000 ans» (c’est ici). On aimerait bien savoir de quelle langue il s’agit, le français n’existant pas il y a 2000 ans.

On rappellera enfin que le Dictionnaire des francophones accueille iel depuis quelque temps déjà. «Les orientations techniques et scientifiques» de ce dictionnaire «sont déterminées par son conseil scientifique», dont fait partie que préside… Bernard Cerquiglini.

«L’usage de ce pronom factice étant inexistant, son introduction dans le dictionnaire ne saurait donc représenter qu’un choix purement politique», affirme ensuite le chroniqueur. Ça tombe mal : l’usage existe et on peut essayer, avec toute la prudence nécessaire, de le mesurer (voir ). On peut discuter pareilles statistiques et le Robert lui-même est prudent, qui refuse de s’avancer : il dit du pronom qu’il est «rare». Une chose est sûre : il n’est pas «inexistant».

À ce point du «raisonnement» (à défaut de terme plus juste), on quitte la linguistique, si tant est qu’il en ait jamais été question dans la chronique. Rioux parle alors de «néobolchevisme» (Robert Redecker), de «déconstruction», de «relativisme postmoderne», de «marxisme inversé», de «gauche universitaire», avant d’évoquer la lutte des classes et «l’écriture dite “inclusive”» (dont il n’a manifestement aucune connaissance informée, cette écriture se pratiquant dans la francophonie depuis des décennies). Ça se termine par des «réflexions» (à défaut de terme plus juste) sur la façon de gérer la crise de la covid-19 dans les CHSLD du Québec. L’Oreille tendue rend les armes : elle serait bien incapable de répondre à pareil salmigondis.

Il est parfaitement légitime pour quiconque d’avoir une position sur les faits de langue; on s’étonne d’avoir à le dire. En revanche, avoir une position informée et nuancée, ce ne serait pas plus mal.

P.-S.—À la radio, lundi dernier, l’Oreille a présenté quelques éléments de réflexion sur iel. Elle s’excuse par avance : elle n’a pas prononcé une seule fois le mot «néobolchevisme».

Autopromotion 605

Fenêtre encyclopédique, Montréal

Entre 14 h et 15 h, l’Oreille tendue sera au micro de Marie-Louise Arsenault, à l’émission radiophonique Plus on est de fous, plus on lit ! (Radio-Canada), pour parler de dictionnaires et de la place que ceux-ci devraient faire, ou pas, à iel.

P.-S.—Iel ? «Iel, iels. Pronom personnel. Rare. Sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne quel que soit son genre» (Dico en ligne Le Robert, octobre 2021). Voir aussi sa définition, plus étendue, dans le Wiktionnaire.

 

Quelques références utiles…

Bimbenet, Charles, «Pourquoi Le Robert a-t-il intégré le mot “iel” dans son dictionnaire en ligne ?», article électronique, Dico en ligne Le Robert, 16 novembre 2021.

Candea, Maria et Laélia Véron, «Votre dictionnaire est-il de droite ?», fichier sonore, Parler comme jamais, épisode 6, Binge audio, 2020.

Meschonnic, Henri, Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, coll. «Brèves Littérature», 1991, liv/311 p. Ill.

Rey, Alain, Encyclopédies et dictionnaires, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 2000, 1982, 127 p.

Stamper, Kory, Word by Word. The Secret Life of Dictionaries, New York, Pantheon, 2017, xiii/296 p.

Le compte rendu de l’Oreille tendue est .

Villers, Marie-Éva de, Profession lexicographe, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Profession», 2006, 70 p. Ill.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

Appel lexicographique à tous

Masque sanitaire porté sur le coude, Montréal, août 2021

Pandémie oblige, nous vivons désormais masqués. Que faire des masques lorsque nous ne les portons pas ? Il y a, sur le marché, des pochettes à masques. On peut simplement les mettre dans nos poches. Certains ont plutôt choisi de les porter au coude.

Comment appelleriez-vous cette pratique ?

 

[Complément du 31 août 2021]

À partir de Twitter et des commentaires ci-dessous, voici quelques propositions :

En coudelière (Louis-Xavier Michaud)

Cubitophérie du masque (Fabrice Marcoux)

Mascoudie (Fabrice Marcoux)

Cache-coude (Isabelle T.)

Mascoude, en l’honneur de Mascouche (Élise Melançon)

La discussion reste ouverte.

Fil de presse 035

Logo, Charles Malo Melançon, mars 2021

Il vous faut des lectures linguistiques ? Vous n’avez qu’à vous pencher.

Baillehache, Jonathan, le Désir de traduire. Penser la traduction selon Antoine Berman. Chateaubriand, Pound et Roubaud, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Interférences», 2021, 164 p. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=5144

Benzitoun, Christophe, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 288 p. https://www.lerobert.com/autour-des-mots/francais/qui-veut-la-peau-du-francais-9782321016885.html

Un compte rendu signé l’Oreille tendue ? Bien sûr.

Borer, Alain, «Speak White !» Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ?, Paris, Gallimard, coll. «Tracts Gallimard», série «Grand format», 2021, 48 p. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/Grand-format/Speak-White-!

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p. Nouvelle édition suivie d’une postface inédite. Édition originale : 2019. https://www.editionsladecouverte.fr/le_francais_est_a_nous_-9782348069901

L’Oreille tendue a rendu compte de l’édition originale ici.

Cappeau, Paul, Une grammaire à l’aune de l’oral ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Rivages linguistiques», 2021, 162 p. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=5114

Chartier, Roger, Editer et traduire. Mobilité et matérialité des textes (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, ÉHÉSS / Gallimard / Seuil, coll. «Hautes études», 2021, 300 p. https://www.seuil.com/ouvrage/editer-et-traduire-roger-chartier/9782021473896

Chiss, Jean-Louis (édit.), le FLE et la francophonie dans le monde, Paris, Armand Colin, coll. «U Lettres», 2021, 352 p. https://www.armand-colin.com/le-fle-et-la-francophonie-dans-le-monde-9782200631734

Cités, 86, 2021, 212 p. Dossier «La langue sous contrôle ?». https://www.cairn.info/revue-cites-2021-2.htm

Colin, Jean-Paul, Dictionnaire de la vie à la campagne et des activités paysannes et agricoles. Hier et aujourd’hui, Paris, Honoré Champion, coll. «Champion Les dictionnaires», 24, 2021, 424 p. Préface de Jean Pruvost. https://www.honorechampion.com/fr/champion/12367-book-08096028-9782380960280.html

Déruelle, Aude et Corinne Legoy (édit.), les Mots du politique. 1815-1848, Paris, Classiques Garnier, coll. «POLEN – Pouvoirs, lettres, normes», 24, 2021, 196 p. https://classiques-garnier.com/les-mots-du-politique-1815-1848.html

Éla. Études de linguistique appliquée, 201, 2021, 128 p. Dossier «Dictionnaires et culture numérique dans l’espace francophone. 2. Perspectives pragmatiques de la description numérique du français», sous la direction de Chiara Molinari et Nadine Vincent. https://www.cairn.info/revue-ela-2021-1.htm

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Gendrot, Nathalie et Stéphane Marie, 150 drôles d’expressions pour cultiver son jardin, Paris, Le Robert, coll. «150 drôles d’expressions», 2021, 320 p. https://www.lerobert.com/autour-des-mots/francais/150-droles-d-expressions-pour-cultiver-son-jardin-9782321016441.html

Giaufret, Anna, Montréal dans les bulles. Représentations de l’espace urbain et du français parlé montréalais dans la bande dessinée, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Les voies du français», 2021, 300 p. https://www.pulaval.com/produit/montreal-dans-les-bulles-representations-de-l-espace-urbain-et-du-francais-parle-montrealais-dans-la-bande-dessinee

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Gygax, Pascal, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, Le cerveau pense-t-il au masculin ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 176 p. https://www.lerobert.com/autour-des-mots/francais/le-cerveau-pense-t-il-au-masculin-9782321016892.html

Kern, Étienne, le Tu et le vous. L’art français de compliquer les choses, Paris, Flammarion, 2020, 204 p. Ill. https://editions.flammarion.com/le-tu-et-le-vous/9782081479432

L’Oreille a présenté cet ouvrage à la radio.

Langage et société, 173, 2021, 264 p. Dossier «Charles Goodwin : l’interaction au carrefour du langage, du corps et de la société», sous la direction de Luca Greco et Lorenza Mondada. https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2021-2.htm

Letawe, Céline, Christine Pagnoulle et Patricia Willson (édit.), Langues et rapports de force. Les enjeux politiques de la traduction, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. «Truchements», 3, 2021, 186 p. http://www.presses.uliege.be/jcms/c_22958/langues-et-rapports-de-force

Marimón Llorca, Carmen, Wim Remysen et Fabio Rossi (édit.), les Idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives, Berlin, Berne, Bruxelles, New York, Oxford, Varsovie et Vienne, Peter Lang, coll. «Sprache – Identität – Kultur», 2021, 562 p. Ill. https://www.peterlang.com/document/1137130

Martin, Richard, Encyclopédictionnaire. Précédé de Réflexions diverses sur le mot-valise, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. «Poche / Essais», 4, 2021, 328 p. http://www.presses.uliege.be/jcms/c_23054

Piron, Sophie, les 100 règles incontournables pour améliorer votre orthographe, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, coll. «Langue française – Ouvrages de référence», 2021, 240 p. https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807329089-les-100-regles-incontournables-pour-ameliorer-votre-orthographe

Rey, Christophe, la Langue picarde et ses dictionnaires, Paris, Honoré Champion, coll. «Lexica – Mots et dictionnaires», 38, 2021, 182 p. https://www.honorechampion.com/fr/champion/12336-book-08535521-9782745355218.html

Rouillard, Dominique, les Monuments de la langue. Architecture, mémoire, écriture, Genève, MétisPress, coll. «vuesDensemble», 2021, 128 p. https://www.metispresses.ch/fr/les-monuments-de-la-langue

Saint-Martin, Lori, Pour qui je me prends. Récit, Montréal, Boréal, 2020, 183 p. https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-qui-prends-2728.html

Zink, Michel, On lit mieux dans une langue qu’on sait mal, Paris, Les Belles Lettres, 2021, 280 p. https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251451596/on-lit-mieux-dans-une-langue-quon-sait-mal