«Le jour est venu et moi aussi» (Patrick Bruel, «Place des grands hommes», 1990).
«A cottage built of lilacs and laughter» (Ella Fitzgerald, «Polka Dots and Moonbeams», 1974).
(Une définition du zeugme ? Par là.)
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
«Le jour est venu et moi aussi» (Patrick Bruel, «Place des grands hommes», 1990).
«A cottage built of lilacs and laughter» (Ella Fitzgerald, «Polka Dots and Moonbeams», 1974).
(Une définition du zeugme ? Par là.)
[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]
«We’ll always have Paris.»
Humphrey Bogart, Casablanca, 1942
Que sait Ella Fitzgerald de la France ?
Qu’on y mange du camembert et que ce mot rime avec «Fred Astaire» («You’re the Top», 1956). Qu’un paquebot légendaire s’appelait Île-de-France («A Fine Romance», 1957). Qu’il existe un chapeau parisien, le «Paris hat» («I’m Alway True to You in my Fashion», 1956). Qu’Abélard et Héloïse se sont écrits («Just One of those Things», 1956). Que les artistes français lui ont donné des pochettes : Bernard Buffet (Ella Fitzgerald Sings the George and Ira Gershwin Songbook, 1959), Henri Matisse (Ella Fitzgerald Sings the Harold Arlen Songbook, 1961), Jean Dubuffet (Clap Hands, Here Comes Charlie !, 1961). C’est normal : elle connaît le Louvre («You’re the Top», 1956).
Elle glisse quelques mots en français dans ses chansons : «fini» («Bewitched», 1956); «chéri» et «rendez-vous» («That’s my Desire», 1947); «’s magnifique», «s’élégante» et «’s exceptionnel» («’s Wonderful», 1959). Il en est même une qui s’appelle «Dites-moi» (1963) : «Dites-moi / Pourquoi / La vie est belle / Dites-moi / Pourquoi / La vie est gaie.»
Surtout, elle chante Paris. Après Charlie Parker (1949) et Frank Sinatra (1950), pour ne nommer qu’eux, il y a bien sûr, en 1956, ses premières interprétations d’«April in Paris», l’une avec Count Basie, l’autre, plus lente, avec Louis Armstrong (on préférera nettement cette version). Et il y a, la même année, «I Love Paris», avec les paroles de Cole Porter.
Même une oreille aussi peu musicale que celle de l’Oreille tendue ne peut qu’être frappée par les arrangements de Buddy Bregman, par le célesta en ouverture, par les cordes, par la timbale et la basse, par la montée en puissance de l’orchestre et de la voix, parfois ensemble, parfois à tour de rôle.
L’interprète se pose une question et y répond : «I love Paris / Why oh why / Do I love Paris ? / Because my love is near.» Voilà pourquoi elle aime Paris : l’être aimé («my love») y est. Dans cette ville hors du temps («this timeless town»), on peut aimer toutes les saisons («drizzles», l’hiver, rime avec «sizzles», l’été), du moment qu’on n’y est pas seul.
Pourquoi «I Love Paris» est-elle la chanson d’Ella Fitzgerald que l’Oreille a le plus écoutée ? Parce qu’elle aime Ella Fitzgerald. Parce qu’elle aime Paris. Lui faut-il d’autres raisons ? En 1966, André Belleau écrivait une de ces phrases paradoxales dont il avait le secret : «J’aime la chanson actuelle de toute ma faiblesse» (éd. de 1986, p. 63). Paraphrasons : «J’aime cette chanson de toute ma faiblesse.»
P.-S. — La France a bien rendu son affection à Ella Fitzgerald. Deux exemples : la précieuse anthologie des chansons 1935-1952 publiée par le Monde du jazz, dans sa collection «Le chant du monde», en 2009, sous le titre All my Life; le lycée qui porte le nom de la chanteuse à Saint-Romain-en-Gal.
[Complément du 12 juillet 2016]
À Montpellier, qui ne voudrait habiter la résidence Ella-Fitzgerald ?
[Complément du 23 mars 2017]
Il y a les honneurs publics. En 1990, Ella Fitzgerald reçoit, des mains de Jack Lang, les insignes de Commandeur des arts et des lettres du gouvernement de la France.
Il y a aussi les passions individuelles, par exemple celle de Boris Vian, qui l’appelle le plus souvent seulement «Ella». Un exemple parmi bien d’autres : «Personnellement, et afin de rétablir l’équilibre dans les consciences torturées de ceux qui me font l’honneur de me prendre pour directeur (de conscience), et chacun sait qu’ils sont légion, je précise que les trois grands moments de mon existence furent les concerts d’Ellington en 1938, les concerts de Dizzy en 1948 (c’est bien 48 ?) et Ella en 1952. Dieu sait si Flip Phillips m’emmerde (soyons nets), mais j’accepterais de l’écouter une heure pour entendre Ella dix minutes (j’ai une drôle de résistance)» («Revue de presse», Jazz Hot, 67, juin 1952; dans Œuvres, vol. 6, p. 324).
[Complément du 24 avril 2017]
Aux honneurs officiels ajoutons l’émission d’un timbre-poste en 2002.
[Complément du 10 août 2018]
Dans un reportage de France Culture, on peut voir le piano de Boris Vian dans son appartement de la cité Véron (Paris, 18e arrondissement). Sur ce piano, un disque : «Ella Fitzgerald Sings the Cole Porter Song Book.»
[Complément du 25 avril 2019]
À Paris, prenez le tramway jusqu’à l’arrêt Ella-Fitzgerald.
Références
Belleau, André, «La rue s’allume», Liberté, 46 (8, 4), juillet-août 1966, p. 25-28; repris dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 17-19; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 59-63; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 59-64. https://id.erudit.org/iderudit/30058ac
Vian, Boris, Œuvres. Tome sixième, Paris, Fayard, 1999, 645 p. Édition publiée sous l’autorité d’Ursula Vian Kübler. Sous la direction de Gilbert Pestureau. Édition établie et présentée par Claude Rameil. Documentation et archives : Nicole Bertolt.
[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]
[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]
On s’entend généralement sur le fait que, dans la bouche d’Ella Fitzgerald, les phonèmes naissent et demeurent égaux en droits. Pour le dire banalement : sa diction serait parfaite. Un exemple parmi mille ? «Don’t Fence Me In» (1956).
À cette vérité générale, on ne peut opposer que d’exceptionnels contre-exemples.
Dans un des passages en français de «Dites-moi» (1963), un mot est incompréhensible : «Dites-moi pourquoi / Chère Mademoiselle / Est-ce que / Parce que / Vous m’[?????].» Encore : «Blues in the Night» (1961). C’est tout.
Il est aussi un mot plus beau que les autres chez Ella Fitzgerald : «adore». Réécoutez «I Am in Love» (1956), «Blue Moon» (1956), «Easy to Love» (1956), «Let’s Fall in Love» (1961), «This Time the Dream’s on Me» (1964). Certains phonèmes sont plus égaux que d’autres. C’est comme ça.
[Complément du 16 mars 2017]
Ella Fitzgerald a beaucoup chanté Cole Porter. Norman Granz, son agent, présente le Cole Porter Songbook (1956) au compositeur. «Porter écoute et dit : — “Quelle diction !” On ne saura jamais si, de sa part, il s’agissait d’un compliment sincère ou d’une politesse protocolaire.» C’est Alain Lacombe qui rapporte l’anecdote dans son livre de 1988 (p. 133).
Référence
Lacombe, Alain, Ella Fitzgerald, Montpellier, Éditions du limon, coll. «Mood indigo», 1988, 206 p. Ill.
[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]
Illustration : Ella Fitzgerald, 1975, photo déposée sur Wikimedia Commons
[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]
Ella Fitzgerald ne chante pas toujours seule.
À la télévision, elle a multiplié les duos avec nombre de vedettes, de Frank Sinatra à Dinah Shore. Sur disque, on connaît notamment les chansons qu’elle a interprétées avec Louis Armstrong. De cela, il sera question un autre jour.
Aujourd’hui, un mot à propos des chœurs qui accompagnent Ella Fitzgerald, surtout au début de sa carrière. Par la suite, c’est elle qui prendra toute la place.
Étonnamment présents sur «My Happiness» (1947) et sur «I Hadn’t Anyone Till You» (1949), ils sont discrets sur «Lullaby of Birdland» (1954).
Lorsque le chœur répond («So do we So do we So do we») à la chanteuse ou qu’il lui pose des questions («Was it green ?») auxquelles elle répond à son tour, il y a dialogue («A-Tisket, A-Tasket» et «I Found my Yellow Basket», 1938).
En revanche, quand Ella Fitzgerald scate, le chœur ne peut que se tenir en retrait; personne ne sait l’égaler («Smooth Sailing», 1951; «Airmail Special», 1952; «Later», 1954).
Une pièce à retenir ? Contrairement à «That’s my Desire» (1947), où les voix discordantes des chœurs contrastent douloureusement avec celle de l’interprète principale, «It’s Only a Paper Moon» (1945) est une merveille. Voilà l’exception qui confirme la règle : le mariage de la voix d’Ella Fitzgerald, paroles et scat, et du chœur masculin des Delta Rhythm Boys est parfait.
L’Oreille tendue ne s’en cache pas : elle écoute cette chanson en boucle.
[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]
Illustration : Ella Fitzgerald, 1940, photo déposée sur Wikimedia Commons
[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]
«In olden days a glimpse of stockings
was looked down as something shocking»
«Anything Goes» (1956)
Ella Fitzgerald aimait les tenues flamboyantes, les chapeaux osés, les capes, les boas et les étoles, les manteaux de fourrure, les décolletés amples, les perruques colorées. (Un coup d’œil sur Google devrait le confirmer.)
Les textes qu’elle chante décrivent des vêtements. Les bas (stockings) sont lustrés, mais ils n’ont pas le même attrait selon qu’on est l’ancienne ou la nouvelle flamme de monsieur («Shiny Stockings», 1963). Dans «Misty» (1960), on porte un chapeau et un (seul) gant; dans «Miss Otis Regrets» (1956), une robe de velours («her velvet gown»). Le pyjama de «Hard Hearted Hannah» (1955), «The vamp of Savannah / The meanest gal in town», siérait à un ours polaire. Pas de fourrure de martre, cependant, pour celle qui chante «I Got a Guy» (1937). L’homme qui s’exprime par la voix d’Ella Fitzgerald dans «Brown-Skin Gal (In the Calico Gown)» (1965) parle chiffons : «gown», «sarong», «necklace», «a sky-blue bonnet with pink ribbons».
Ce sont cependant les pantalons qui devraient retenir l’attention, par exemple ceux de «Too Darn Hot» (1956 : «Mr Pants») ou de «Cutie Pants» (1964). À certains moments, on regrette de ne pas les avoir froissés : «I’ve never mussed the crease in your blue serge pants» («A Fine Romance», 1957). À d’autres, on les vénère : «I’ll sing to him / Each spring to him / And worship the trousers that cling to him» («Bewitched», 1956). Il arrive encore qu’il faille se résigner à mettre fin à ce qu’ils nous font ressentir : «Romance / Fini / Your chance / Fini / Those ants that invaded my pants / Fini» («Bewitched», 1956).
[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]
Illustration : Ella Fitzgerald, 1968, photo déposée sur Wikimedia Commons