Tombeau d’Ella (3) : correspondances

The Cole Porter Song Book, 1956[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

La chanson et la lettre sont souvent adressées à quelqu’un. Il était inévitable qu’elles se croisent. Ella Fitzgerald ne fait pas exception.

«Airmail Special» (1951), malgré son titre, ne nous apprend (presque) rien du commerce épistolaire. Ses seules paroles sont «This is the name of the song / It’s called Airmail Special / Get on get on the special cargo airmail.» Le reste ? Du scat.

Cela ne veut pas dire qu’Ella Fitzgerald ne connaît pas ses classiques ni les codes de l’écriture de la lettre. Pensez à «Just One of those Things» (1956) : «As Abélard said to Héloïse / Don’t forget to drop a line to me please.» Ou encore à «Everything But You» (1957), quand elle rappelle un des codes partagés par des générations d’épistoliers : «You left me […] / A letter with lots of xs / Everything but you.» Des baisers (xxx), mais que de substitution.

On sait bien que la chanteuse perd son petit panier brun et jaune dans «A-Tisket, A-Tasket» (1938), cette comptine devenue chanson de jazz, mais son récit commence par la perte d’une lettre : «I sent a letter to my mommy / On the way I dropped it / I dropped it I dropped it / Yes on the way I dropped it / A little girlie picked it up / And put it in her pocket.» Sauf si elle écoute la chanson, la «mommy» ne saura jamais que sa fille lui a écrit.

La plus belle chanson épistolaire d’Ella Fitzgerald — et une de ses plus belles — est «Miss Otis», qu’elle doit à Cole Porter, comme «Just One of those Things». Cette «Miss Otis» ne pourra pas répondre à une invitation à déjeuner. Quelqu’un — mais qui ? — le fait à sa place : «Miss Otis regrets / She’s unable to lunch today / Madam.» Amoureuse déçue, elle a révolvérisé son amant («shot her lover down»), puis la foule l’a tirée de prison pour la lyncher : «And the moment before she died / She lifted up her lovely head / And cried / Madam / Miss Otis regrets / She’s unable to lunch today.»

Destinataire second — la lettre ne lui est pas destinée; la chanson, si —, l’auditeur choisira entre la version de 1956 (au piano) et celle, plus longue, de 1964 (avec orchestre). Voix légèrement plus grave, parfaitement découpée, ou voix plus claire dans un magnifique ensemble ? L’Oreille tendue ne saurait trancher.

P.-S. — L’Oreille tendue a étudié les «lettres chantées» dans son Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires (2011). Description ici.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Tombeau d’Ella (2) : improvisations

Mack the Knife, 1960[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

Il y a improvisation et improvisation.

Le scat est un style vocal, par nature improvisé, fait de sons plutôt que de mots. La définition de Wikipédia est un peu dure, mais juste : «the use of nonsense syllables in jazz music». Chez Ella Fitzgerald, pour retrouver des «syllabes arbitraires (et peu nombreuses)» (selon la définition du Petit Robert, édition numérique de 2010), ce n’est pas le choix qui manque.

Certaines chansons n’ont pas de paroles intelligibles : «Flying Home» (1945), «Smooth Sailing» (1951), «Rockin’ in Rhythm» (1957). D’autres, presque pas : «Airmail Special» (1951), «The E and D Blues (E for Ella, D for Duke)» (1957), «Bli-Blip» (1957), «Squatty Roo» (1957). On remarquera que la plupart de ces chansons datent des années 1950 et que quatre se trouvent sur l’album Ella Fitzgerald Day Dream : Best of Duke Ellignton Songbook : «The E and D Blues (E for Ella, D for Duke)», «Bli-Blip», «Squatty Roo», «Rockin’ in Rhythm».

C’est aussi «In a Sentimental Mood» (pour la douceur, 1956), «Oh, Lady, Be Good» (pour les aigus, 1957), «Blue Skies» (pour les aigus, 1958), «After You’ve Gone» (pour le mélange sons / mots, 1979) et, surtout, les spectaculaires «How High the Moon» («I guess these people wonder what I’m singing», 1960), «Honeysuckle Rose» (1963, 1979) et «Basella» (Basie + Ella, 1979).

Un autre type d’improvisation peut être imposé par les circonstances, quand, par exemple, vous oubliez les paroles de ce que vous êtes en train de chanter. Cela arrive à Ella Fitzgerald en 1960 à Berlin. Sa version de «Mack the Knife» a un départ prévisible, mais légèrement inquiétant : «Thank you / We’d like to do something for you now / We haven’t heard a girl sing it / And since it’s so popular / We’d like to try and do it for you / We hope we remember all the words.» Au début, ça va à peu près, puis, vers une minute 40 secondes, ça ne va plus : «Oh what’s the next chorus / To this song now / This is the one now / I don’t know.» Grâce notamment à un peu de scat, le reste sera improvisé, et brillamment, malgré les dénégations : «And now Ella Ella / And her fellas / We’re making a wreck / What a wreck / Of “Mack the Knife”»; «Yes we sung it / You won’t recognize it / It’s a surprise hit.»

D’abord enregistrée sur Mack the Knife. The Complete Ella in Berlin, la chanson sera reprise sur la compilation Essential Ella (1990). «Essentielle», en effet.

P.-S. — Wikipédia le dit sans tout à fait le dire: «Ella Fitzgerald is generally considered to be one of the greatest scat singers in jazz history.» Ça se défend : «une des plus grandes chanteuses de scat dans l’histoire du jazz».

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Tombeau d’Ella (1) : dire l’amour

Ella Fitzgerald, Gold, 2007

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

 «Now that we’re finally caressing»
(«If I Were a Bell», 1958)

L’amour peut être éthéré, digne d’une midinette : «Someday he’ll come along, the man I love / And he’ll be big and strong, the man I love / And when he comes my way / I’ll do my best to make him stay» («The Man I Love», 1959).

Il peut être évocateur. Oui, dans ce «Small hotel», il y a une «Bridle Bridal suite» — «one room bright and neat / complete for us to share» —, mais on n’en saura pas plus («There’s A Small Hotel», 1956). Ailleurs, on rêve : «I’d like to gain complete control of you» («All of You», 1956).

Il peut être bien plus cru.

Chez celle qui annonce «Love for Sale» (1956) : «Who would like to sample my supply ? / Who’s prepared to pay the price / For a trip to paradise ?» Voilà qui a le mérite d’être clair. (Il y a plusieurs versions de cette chanson, notamment une brève, sur Mack the Knife. The Complete Ella in Berlin, en 1960; une longue en 1956; deux intermédiaires, avec Joe Pass à la guitare, en 1986.)

Dans «Bewitched» (1956), malgré l’alcool, ou à cause de lui, il y a celle qui se souvient : «Men are not a new sensation / I’ve done pretty well I think», tout en se projetant dans le futur, pour l’homme qu’elle attend, auquel elle veut s’accrocher, au sens propre : «and long for the day when I’ll cling to him». Elle dit les choses comme elles sont : «I’ve sinned a lot / I mean a lot / But I’m like sweet seventeen a lot»; «and worship the trousers that cling to him». Ce qu’elle lui trouve à ce bon à rien ? «Horizontally speaking he’s at his very best.» Cela lui convient manifestement : «Thank God I can be oversexed again.» Et pourtant elle ne cédera pas : «Those ants that invaded my pants, fini / Bewitched, bothered, and bewildered no more». (Situation initiale semblable dans «That Old Black Magic» [1960] : «I hear your name and I’m aflame / Aflame with such a burning desire / That only your kiss can put out the fire / For you’re the lover I have waited for».)

Comment mesurer aujourd’hui le scandale de pareilles affirmations, écrites par des hommes blancs (Richard Rodgers et Lorenz Hart, Cole Porter), dans la bouche d’une femme, noire, dans les années 1950-1960, aux États-Unis ?

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Tombeau d’Ella

Ella Fitzgerald, Gold, 2007L’ami François Bon l’a fait avec Autobiographie des objets, avec 50 histoires vraies concernant les Rolling Stones et, c’est en cours, avec Proust est une fiction : écrire en série, sur le Web. L’Oreille tendue, à son tour et à son propre rythme, inaugure un chantier — sur Ella Fitzgerald.

Elle se pose, entre autres questions, celle-ci : pourquoi, depuis plus de trente ans, a-t-elle écouté sa musique plus que toute autre ? Voyons si ce chantier lui permettra de comprendre quelque chose à cette présence ininterrompue.

Table des matières (en cours)

1. Dire l’amour, 1er février 2013

2. Improvisations, 4 février 2013

3. Correspondances, 11 févier 2013

4. Garde-robe, 18 février 2013

5. Chœurs, 21 février 2013

6. Diction, 25 février 2013

7. Paris, 5 mars 2013

8. Genres, 11 mars 2013

9. Rire, 18 mars 2013

10. Rimes, 25 mars 2013

11. Montréal, Québec, 25 avril 2017

12. Jouer, 12 février 2018

Langue péripatéticienne

Débat, sur remileroux.net, au sujet de la façon de traiter le féminin dans le Petit Robert junior. S’agit-il de stigmatisation, comme le dit l’auteur de l’article ? Ou d’un des effets pervers de la nomenclature retenue, selon quelques-uns des commentateurs ? Allez-y voir.

Ce débat a rappelé à l’Oreille tendue un tableau fort pratique, que lui a fait découvrir un jour sa collègue @AndreaOberhuber.

Un gars : c’est un jeune homme.
Une garce : c’est une pute.

Un courtisan : c’est un proche du roi.
Une courtisane : c’est une pute.

Un masseur : c’est un kiné.
Une masseuse : c’est une pute.

Un coureur : c’est un sportif.
Une coureuse : c’est une pute.

Un rouleur : c’est un cycliste.
Une roulure : c’est une pute.

Un professionnel : c’est un sportif de haut niveau.
Une professionnelle : c’est une pute.

Un homme sans moralité : c’est un politicien.
Une femme sans moralité : c’est une pute.

Un entraîneur : c’est un homme qui entraîne une équipe sportive.
Une entraîneuse : c’est une pute.

Un homme à femmes : c’est un séducteur.
Une femme à hommes : c’est une pute.

Un homme public : c’est un homme connu.
Une femme publique : c’est une pute.

Un homme facile : c’est un homme agréable à vivre.
Une femme facile : c’est une pute.

Un homme qui fait le trottoir : c’est un paveur.
Une femme qui fait le trottoir : c’est une pute.

La langue n’est pas neutre. On le savait, mais il n’est pas mauvais de le répéter.

P.-S. — L’Oreille est bibliographe. Elle se sent donc fort mal de ne pas pouvoir attribuer précisément ce texte à son auteur.

 

[Complément du jour]

Il suffisait de demander : une fidèle lectrice de l’Oreille tendue attire son attention sur la chanson «C’est une pute» du «rappeur fictif» Fatal Bazooka sur son album T’as vu (2007). On peut l’entendre ici. Ses paroles ne correspondent pas exactement au texte qu’on peut lire ci-dessus, mais l’esprit, lui, est précisément le même.

 

[Complément du 8 février 2015]

On peut donc comprendre cette personne d’avoir choisir entraîneure plutôt qu’entraîneuse.

Entraîneure ou entraîneuse ?

 

 

[Complément du 5 mars 2016]

Sur la question de la féminisation des titres de fonction, l’Oreille tendue recommande un billet de la chronique de Michel Francard, «Vous avez de ces mots…», paru le 4 mars 2016 dans le Soir (Belgique).

 

[Complément du 25 août 2016]

Sonia Rykiel vient de mourir. Interrogation de Nicolas Ancion sur Twitter : «Pourquoi est-ce que “couturière” évoque une petite main, là où “couturier” fait haute couture ?»