66 secondes de Count Basie

Count Basie, Straight Ahead, Dot, 1968

L’Oreille tendue ne connaît pas grand-chose à la musique. Bien évidemment, cela ne l’empêche pas d’en parler à l’occasion, soit dans des textes portant sur la chanson, soit dans une série — qu’il faudrait bien poursuivre un jour — sur Ella Fitzgerald.

Parmi les (rares) pièces auxquelles l’Oreille revient sans cesse, il y a le début d’une pièce instrumentale de Count Basie et de son orchestre, «It’s Oh, So Nice».

Cette pièce, l’Oreille l’a découverte il y a très longtemps, du temps où elle servait d’indicatif à l’émission Jazzland, de Don Warner, à la radio anglaise de Radio-Canada. (L’émission a été retirée des ondes en… 1997.)

L’Oreille se souvenait de l’interprète de la pièce, mais pas de son titre. Pendant des années, elle l’a cherché, d’abord en achetant des disques de Basie. Puis, un jour — merci aux échantillons que permet d’écouter Apple sur la plateforme iTunes —, elle a retrouvé ce qu’elle voulait réentendre.

Sur l’album Straight Ahead (étiquette Dot, 1968), la pièce, composée et arrangée par Sammy Nestico, dure 4 minutes 13 secondes. Pour l’Oreille, il n’y a que les 66 premières secondes qui comptent; le reste la laisse de glace (la subtilité s’est envolée).

C’est Count Basie, au piano, qu’on entend le moins : une fois passée l’ouverture, il place quelques notes de-ci, de-là, et c’est tout. Un début lent, un dialogue des cuivres (saxophone, trompette, trombone [?]) où une section cède sa place à l’autre, une basse rythmique (batterie et basse) qui donne sa cohérence à l’ensemble, de lentes montées sans cesse reprises (et qui, malheureusement, culminent à la 66e seconde) : une merveille (retrouvée).

Et l’Oreille ne sait pas la dire.

L’Oreille sort du placard (à musique)

Vous voulez attendrir l’Oreille ? Qu’elle ait le mo(t)ton ? C’est facile.

Vous lui passez la scène de «La Marseillaise» dans Casablanca, le film de 1942 de Michael Curtiz.

Vous lui faites entendre «It’s Only a Paper Moon» dans l’interprétation d’Ella Fitzgerald (1945).

Vous mettez dans ses balados celle du 23 novembre 2013 de l’émission de radio The Vinyl Cafe, «Christmas Medleys». (Si si : c’est vrai aussi avec de la musique de Noël.)

Vous lui demandez d’assister à un concert du chœur de son fils aîné.

Cela marchera à tous les coups : pour elle, il n’est rien de tel, musicalement, que l’harmonie des voix. Elle ne saurait expliquer pourquoi.

 

[Complément du 21 octobre 2017]

L’Oreille a assisté tout à l’heure à une des dernières représentations de la production montréalaise de Demain matin, tout le monde m’attend, la comédie musicale de François Dompierre (musique) et Michel Tremblay (texte), dans une mise en scène de René Richard Cyr. Rien à faire : dans un des premiers numéros collectifs, elle a été émue, sans que le sujet abordé ait été particulièrement dramatique. Ça doit être physiologique.

 

[Complément du 11 mars 2018]

Une autre occurrence ? Devant l’installation vidéo multiécran I’m Your Man (A Portrait of Leonard Cohen) de l’Allemande Candice Breitz (2017), qu’on peut voir au Musée d’art contemporain de Montréal dans le cadre de l’exposition consacrée à Cohen. Dix-huit hommes, de toutes conditions, chantent, a cappella, du Cohen (I’m Your Man, 1988). On marche devant leur image. C’est magnifique.

 

[Complément du 12 mars 2024]

Hier soir, à la finale de la sixième édition du concours d’éloquence Délie ta langue, rebelote en découvrant Édelène Fitzgerald et son scat (entre autres belles choses).

 

L’Oreille sort

Une fois n’est pas coutume : l’Oreille tendue est allée au concert ce samedi.

Dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal, elle y a applaudi le Soweto Gospel Choir, à la Maison symphonique, la «chapelle» de l’Orchestre symphonique de Montréal, dixit André Ménard, le directeur artistique du FIJM.

Ils sont vingt sur scène, accompagnés par deux tambours et, à l’occasion, par un piano électrique et dirigés par un maître de chœur. Souvent, ils sifflent ou lancent des cris qui rappellent ceux des oiseaux. La rythmique est physique : ils tapent dans leurs mains, ils cognent le sol de leurs pieds. Ils sont ensemble depuis dix ans : la mécanique est parfaitement réglée.

La plupart du temps, les femmes sont en costumes traditionnels, dont un qui devrait, par ses couleurs, ravir les partisans des ex-Nordiques de Québec — c’est du hockey. Les hommes portent de petites vestes sans manche aux couleurs pas moins vives que celles des costumes féminins.

Leur répertoire ? Les chants de leur église, de la musique zouloue, quelques succès contemporains («Like a Bridge over Troubled Water», «Arms of an Angel»), des chansons faites pour que le public se lève et mêle sa voix à la leur («Pata Pata», «Amen», «Oh Happy Day», en rappel). Le chant domine, mais on danse aussi : des danses traditionnelles, des danses de combat, du breakdance, du gumboot.

À divers moments du spectacle, la troupe se scinde et se recompose en unités plus petites, à l’avant-scène. Il arrive alors qu’on passe du duo à la joute musicale et corporelle. L’interprétation d’une chanson par les hommes seuls est suivie de l’interprétation de la même chanson par les femmes seules («Nice try, boys»). On échange et on s’oppose, avant de toujours se réconcilier.

L’actualité étant ce qu’elle est, un sobre hommage a été rendu au «père de la nation» («the father of the nation»), Nelson Mandela, par une seule pièce, une «chanson de liberté» («a liberty song»).

L’Oreille doit se rendre à l’évidence : une voix humaine, c’est bien; des voix mêlées, leur harmonie, cela l’émeut, sans qu’elle puisse endiguer cette émotion. Le chœur, en musique, c’est la communauté de la beauté.

Nelson Mandela et le Soweto Gospel Choir

Illustration : Peter Ellis, signature de Nelson Mandela entourée de celles de membres du Soweto Gospel Choir, photo déposée sur Wikimedia Commons

Du psychotronique

Disque de Guy Lafleur (1979), pochette

Est réputée psychotronique toute activité culturelle où le mauvais goût de ses artisans et leur incompétence, volontaire ou pas, peuvent mener à l’hallucination (souhaitée) des consommateurs. Chez certains, il y a un véritable culte du psychotronique.

Exemples

L’album disco de Guy Lafleur est psychotronique.

Toute l’œuvre de Normand L’Amour est psychotronique.

Distinctions

Ce qui est bizarroïde est (probablement) moins grave que ce qui est psychotronique.

Ce qui est quétaine est moins ambitieux (en quelque sorte) que ce qui est psychotronique.

Remarque

On peut légitimement se demander si l’expression «Navet psychotronique» (le Devoir, 26-27 février 2011, p. E11) n’est pas pléonastique.

On trouve le psychotronique en divers lieux de la culture.

Cinéma

«À découvrir : Truffe, de Kim Nguyen. OVNI cinématographique datant de 2008, le film prend racine dans un quartier Hochelaga-Maisonneuve pris d’assaut par des chasseurs de truffes, ce champignon convoité qui s’est mis soudainement à pousser dans les sous-sols de ce coin de la ville. Il y est question de folie, d’irrationnel, de convoitise et de manipulation, le tout posé sur un scénario psychotronique aussi improbable qu’une fin du monde. Forcément» (le Devoir, 4 décembre 2012, p. A4).

«Il s’agit d’une curiosité psychotronique davantage qu’autre chose, avec chauves-souris qui foncent sur le spectateur, organes humains gigotant et hémoglobine à fond la caisse» (le Devoir, 15 octobre 2003).

N.B. En anglais, le mot apparaîtrait en 1979 dans le titre du film The Psychotronic Man.

Musique

«Dans les milieux psychotroniques, l’affaire est entendue : Mme Saint-Onge a bel et bien enregistré le disque le plus bizarre jamais fait au Québec» (la Presse, 5 octobre 2003).

«Alerte psychotronique : Un disque québécois d’hypnose remixé par un DJ français http://rc.ca/11OWnLx» (@vincentgrou).

Série Web

«Ils défendent le Canada et combattent les Nouveaux Felquistes. Bienvenue dans l’univers psychotronique des “Héros du Nord”» (la Presse, 12 novembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 1).

Spectacle

«Joyeux Noël psychotronique !» avec MC Gilles et DJ XL5, «ces deux ambassadeurs du kitsch» (la Presse, 23 décembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 2).

Restauration

«Classique poulet BBQ dans une décor psychotronique» (tripadvisor.fr).

P.-S. — On ne confondra pas ce psychotronique avec celui défini dans Wikipédia : «Le terme psychotronique est l’appellation slave pour parapsychologie et métapsychique, avec une consonance plus technique.»

 

[Complément du 12 février 2017]

Vient de paraître : Aleksi K. Lepage, Journal d’un psychotronique, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2017, 96 p. Ce titre permet de constater que le mot, s’il est le plus souvent un adjectif qualificatif, peut aussi être, à l’occasion, un substantif.