Emma Bovary au Québec

T-shirt de Madame Bovary

«“Emma Bovary, c’est moi.” — Emma Bovary.»
(Nicolas Guay,
l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être),
2015)

Vous avez bien raison. Le temps est venu de se poser la question : quelle est la place d’Emma Bovary au Québec aujourd’hui ?

Elle a un restaurant à son nom. Le succès de son prénom ne se dément pas. Grâce à doctorak.co, on peut la porter (voir l’illustration ci-dessus). Allons plutôt voir les romanciers et essayistes.

I.

François Hébert était professeur et écrivain. Dans son roman le Rendez-vous (1980), Eugène Maloin demande à ses élèves une dissertation sur «Le réalisme de Flaubert». Noémie Truchon n’a rien à dire sur le sujet : «Ça ne l’inspirait pas. Outre qu’elle n’aimait pas Flaubert, elle ne comprenait rien au problème du réalisme» (p. 211). Cela est bien ennuyeux, car elle est amoureuse de Maloin.

À défaut de rédiger un bon devoir, elle l’invite à dîner chez elle. La rencontre prend un tour inattendu :

Noémie invita son hôte à passer dans le boudoir. Son parfum était très odorant. Du musc ? Toute cette mise en scène ! Que cherchait-elle à obtenir de lui ? Une bonne note ? Probablement pas, trop gros. Le séduire ? Ça restait à voir. Ils jouaient un jeu, c’était évident; restait à en découvrir les règles et l’enjeu. Il prit un sherry. Il fut un peu question de Flaubert, mais elle le rassura, se défendit bien de l’avoir invité pour qu’il lui dicte sa dissertation. Il y eut une pause, et puis Noémie lança, d’une voix fière :
— Madame Bovary, c’est moi.
Que voulait-elle dire par là ? Maloin la soupçonna de vouloir le tenter, le piéger en hasardant de tels propos, vagues, susceptibles de mille interprétations, gluants comme du papier à mouches. Il feignit un sourire. Elle baissa les yeux. Maloin se demanda si elle n’était pas simplement idiote (p. 229).

La tentative de séduction — si tant est qu’il s’agisse de cela — n’aura pas de suite et la dissertation ne sera jamais rédigée, l’étudiante ayant été assassinée par sa bonne avant d’en avoir eu le temps.

II.

Catherine Mavrikakis donne un autoportrait, «Je ne renierai jamais la femme qui me hante», à la revue Lettres québécoises (2017).

Contrairement à la formule apocryphe de Gustave Flaubert, Madame Bovary, ce n’est pas moi ! Personne ne m’a jamais traitée de sentimentale : les Léon ou les Rodolphe de ce monde me laissent indifférente et je n’éprouve aucune tristesse à avoir mis au monde une fille. Je porte un amour infini à ma Savannah-Lou et je suis persuadée qu’elle ne m’oubliera pas aussi vite que Berthe s’est défaite de sa mère.
J’ai pourtant longtemps entretenu l’idée que j’avais plutôt un petit quelque chose de Charles Bovary. Comme lui, j’étais de la race des grotesques. À l’école, on se moquait déjà de moi. Ma conversation pouvait être «plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient». Je savais facilement susciter l’ennui, si on m’en donnait l’occasion, et il me semble qu’en moi couvait un tempérament un peu bonasse, qui me rendait par moments singulièrement pathétique. Pour me secouer de ma torpeur, je me suis imaginée en Bouvard et Pécuchet, m’exaltant pour un savoir ridicule, le cœur en fête alors que j’allais d’échec en échec.
[…]
Non, vraiment, je ne ressemble pas à Madame Bovary. Je suis bien plus casse-pieds. Toutefois, je dois l’avouer, j’ai, comme la belle Emma, trempé trop longtemps dans la soupe littéraire pour ne pas la régurgiter de temps à autre.

III.

En 1996, Régine Robin publie un recueil de nouvelles intitulé l’Immense Fatigue des pierres. Dans une des nouvelles, «Journal de déglingue entre le Select et Compuserve» (p.105-141), elle évoque un commerce (fictif ?) nommé «Biographie sur mesure». Description :

Peut-on jouer ainsi avec la vie des gens ? Ce qu’elle avait voulu au départ, c’était leur fournir un texte biographique les concernant et voilà qu’après quelques années de pratique, elle gagnait bien sa vie, mais écrivait des textes qui mêlaient délibérément et parfois sur demande de vrais souvenirs et des fantasmes invraisemblables mais qui transfiguraient le texte biographique, qui lui donnaient une âme, un style, un allant auquel le client ne pouvait pas résister. Il lui arrivait même de mêler à son texte des citations d’auteurs célèbres d’abord entre guillemets, puis sans guillemets. C’est ainsi que, une femme lui ayant confié qu’elle avait été élevée au couvent et s’était nourrie de lectures romanesques, elle n’avait pas hésité à faire figurer en bonne place dans sa biographie : «Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel et la voix de l’Éternel discourant dans les vallons.» Cette phrase fut merveilleusement bien accueillie par la cliente qui lui dit : «Ah! c’est tout à fait ça ! J’aurais pu appeler ma boutique : Emma Bovary, c’est moi», se dit-elle comme sa cliente la quittait, manifestement ravie du portrait qu’elle avait fait d’elle. Peu à peu, elle transformait ses clients en personnages littéraires. Un tel était Bouvard, un autre Pécuchet, un troisième Frédéric Moreau. Telle femme, plutôt Eugénie Grandet, telle autre Mathilde de La Mole, toutes étaient des Emma Bovary et le savaient (p. 127-128).

IV.

Alex Gagnon signe le 26 janvier 2014 une entrée du blogue Littéraires après tout, «Madame Bovary, c’est nous. Essai en quinze actes». Il joue des pronoms personnels dans une réflexion sur l’enseignement de la littérature :

À l’université, les spécialistes et moins spécialistes le répètent souvent — d’autres, lorsqu’ils sont à l’aéroport, sortent aussi des passeports. Flaubert a déjà écrit : «Madame Bovary, c’est moi.» Cette phrase sacrée te laisse probablement, toi aussi, dans l’indifférence la plus intégrale puisque, ce qui compte bien davantage, en revanche, c’est que Madame Bovary, c’est nous.

V.

Claude La Charité écrit des romans imaginatifs et érudits, dans lesquels les noms propres ne manquent jamais. Un exemple, dans le Meilleur Dernier Roman (2018) ?

Vernal portait une chemise à carreaux, ouverte sur une camisole pas franchement immaculée. En l’apercevant, j’eus une impression obsédante de difformité indéfinissable, comme devant un troglodyte. J’en éprouvai un vide et un froid dans les mœlles, comme quand on se regarde sur un selfie et qu’on ne se reconnaît pas parce que nos traits sont inversés par rapport au miroir et que tout ce que l’on aperçoit est l’effarante dissymétrie de notre apparence. Je est un autre, disait Rimbaud dans une lettre du voyant. Madame Bovary, c’est moi, aurait dit Flaubert (p. 18-19).

 

Pour récapituler, donc : «Madame Bovary, c’est moi.» Non, désolé, cinq fois non, au Québec comme ailleurs.

 

P.-S.—Les érudits se souviendront de la présence du restaurant Madame Bovary, de Boucherville, dans le roman Un lien familial de Nadine Bismuth (2018, p. 167-169). On y boit des Bloody Bovary.

P.-P.-S.—La majorité des citations qui précèdent a d’abord paru dans le Bulletin Flaubert. Merci à Yvan Leclerc de les accueillir, celles-ci et d’autres, depuis tant d’années.

 

Références

Bismuth, Nadine, Un lien familial. Roman, Montréal, Boréal, 2018, 317 p.

Gagnon, Alex, «Madame Bovary, c’est nous. Essai en quinze actes», entrée de blogue, Littéraires après tout, 26 janvier 2014.

Guay, Nicolas, l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être), Chez l’auteur, 2015, 100 p. Deuxième édition.

Hébert, François, le Rendez-vous. Roman, Montréal, Quinze, coll. « Prose entière », 1980, 234 p.

La Charité, Claude, le Meilleur Dernier Roman, Longueuil, L’instant même, 2018, 177 p. Ill.

Mavrikakis, Catherine, «Je ne renierai jamais la femme qui me hante», Lettres québécoises, 166, été 2017, p. 6-7. https://www.erudit.org/fr/revues/lq/2017-n166-lq03179/86171ac/

Robin, Régine, l’Immense Fatigue des pierres. Biofictions, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Étoiles variables», 1996, 189 p. Ill.

L’oreille tendue de… Simenon

Georges Simenon, Maigret et l’inspecteur Malgracieux, 1947, couverture

«Maigret entra dans la maison, passa devant la loge sans s’arrêter, monta au troisième étage et sonna à la porte de droite. Le timbre résonna. Il tendit l’oreille, la colla à la porte, mais n’entendit aucun bruit. Il sonna une seconde fois, une troisième. Il annonça à mi-voix :
—Police !…»

Simenon, «Maigret et l’inspecteur Malgracieux», dans Maigret et l’inspecteur Malgracieux, dans Tout Simenon 2, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1988, p. 7-122, p. 7-36, p. 28. Édition originale : 1947.

L’oreille tendue de… Andrée Chedid

Andrée Chedid, l’Artiste et autres nouvelles, 2016, couverture

«Au bout de trois jours, Maxime reconnut l’enfant. Celui-ci et Madeleine, dont la robe fuchsia illuminait les murs grisâtres, se tenaient par la main. Le médecin les avait prévenus : il ne restait aucun espoir de sauver le forain.
Pourtant Maxime souriait et remuait les lèvres. Omar-Paul se baissa, tendit l’oreille.
Tu as quatre noms à présent…» (p. 22-23)

«Dans un coin de l’atelier, le maître d’école et le gendarme supputaient les prix que ces toiles pourraient atteindre. Ajoutant des zéros à des zéros, ils faisaient grimper les enchères à plaisir.
Batine cessa de tendre l’oreille, tous ces chiffres lui donnaient la migraine !» (p. 87)

Andrée Chedid, l’Artiste et autres nouvelles, Paris, Librio, 2016, 90 p.

Curiosité voltairienne (et éveillée)

Georges Simenon, Maigret et l’inspecteur Malgracieux, 1947, couverture

«On vous a sans doute dit que les vieillards ont besoin de fort peu de sommeil… Il y a aussi des gens qui, pendant toute leur vie, dorment très peu… Cela a été le cas d’Érasme, par exemple, et aussi d’un monsieur connu sous le nom de Voltaire» (p. 47).

Simenon, qui écrit ce qui précède dans sa nouvelle «Le témoignage de l’enfant de chœur», n’est pas le seul à s’intéresser au sommeil des créateurs.

Tableau des heures de veille et de sommeil de plusieurs créateurs, dont Voltaire

 

Voltaire est toujours bien vivant.

 

Référence

Simenon, «Le témoignage de l’enfant de chœur», dans Maigret et l’inspecteur Malgracieux, dans Tout Simenon 2, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1988, p. 7-122, p. 37-64. Édition originale : 1947.

Dérapages incontrôlés

Risque de dérapage, panneau de signalisation routière

Commençons par un aveu : quand l’Oreille tendue décide de se pencher sur une expression de la langue familière québécoise, c’est généralement en fonction de deux critères. Cette expression lui est familière, par exemple à cause de son écosystème linguistique familial (premier exemple, deuxième exemple), ou bien il s’agit de mots qu’elle pratique abondamment (les sacres, notamment). Il est très rare que l’Oreille aborde des aspects de la langue qui lui sont étrangers.

À la demande populaire (n = 1), elle abordera aujourd’hui les mots shire / chire et shirer / chirer, bien qu’elle ne les ait jamais prononcés et qu’elle n’ait pas l’intention de le faire.

Ce qui chire n’est plaisant ni auditivement ni automobilement : cela tourne à vide et fait du bruit.

«Pendant que dehors le camion virait, chirait et tonnait sur la 133, en dedans les éléments se mêlaient et se démêlaient, les membres de disloquaient, les tissus de déchiraient ou se compressaient» (le Basketball et ses fondamentaux, p. 78).

«j’ai roulé en ligne plus ou moins droite et sans trop quitter la chaussé glacée, rien qu’une fois dans une courbe j’ai chiré, viré sur un parterre» (Frank va parler, p. 136).

«Quand j’entends devant ma maison les roues d’un véhicule qui shire, le son aigu d’une mécanique qui tourne à vide, je regarde dehors et me demande si quelqu’un a besoin d’aide» (J’étais juste à côté, p. 159).

(On notera l’attraction mutuelle entre chirer et virer.)

Cela concerne toutes sortes de moyens de locomotion, avec ou sans bruit désagréable : voiture et camion (ci-dessus), vélo (Des histoires d’hiver […], p. 163), avion (Miniatures indiennes, p. 54), voire cheval et chaussure (la Bête creuse, p. 282 et p. 500).

Au sens littéral comme au sens figuré, qui shire (verbe) fait ou part sur une shire (substantif).

«Le monsieur à lunettes fumées a pas dit un mot, il a rembarqué dans sa Pontiac et il est parti en faisait une shire» (Des histoires d’hiver […], p. 99).

«J’ai l’ai goût d’partir su’une chire jusqu’en deux mille cinquante» (J’ai bu, p. 57).

Quand une conversation dérape, ce n’est jamais bon signe : «Et c’est là que ç’a chiré» (le Chemin d’en haut, p. 27).

La chire peut aussi désigner une chute ou une embardée.

«On dirait pas que j’ai juste vingt-cinq ans, et en même temps c’est comme si c’était hier que je becquais mes bobos aux genoux après une chire en bicycle» (Autour d’elle, p. 43).

«Prendre une chire. Culbuter, tomber, faire une embardée» (Trésor des expressions populaires, p. 85).

À votre service — mais essayons de ne pas en faire une habitude.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Bienvenu, Sophie, Autour d’elle. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 206 p.

Chabot, J. P., le Chemin d’en haut. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 171, 2022, 224 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Nicol, Patrick, J’étais juste à côté. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 176, 2022, 192 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.