Orthographe, typographie et règne végétal

Contrairement à ce qui s’est passé en France, l’aubergine du Québec n’est pas devenue une pervenche.

La preuve, en première page du Journal de Montréal du 27 mai (merci à @lesappendices).

Manchette du Journal de Montréal, 2011

Deux questions.

Le mot aubergine — que la fonction qu’il désigne soit occupée par un homme ou par une femme — est féminin. Comment expliquer le masculin de «Agressés», «Insultés», «Intimidés» ?

Pourquoi l’italique d’«aubergines» ? Le mot est au Petit Robert : «Contractuelle parisienne qui était vêtue d’un uniforme aubergine» (édition numérique de 2010). Le Journal de Montréal aurait-il inventé l’italique géographique (traduction libre : «Ce mot existe, mais il est plus français [«parisienne»] que québécois, d’où la nécessité de le souligner») ?

La langue du fleuron de l’empire de PKP mériterait une étude.

P.-S. — Remarque étymologique, gracieuseté du même Petit Robert, à l’entrée «pervenche» : «Les pervenches étaient autrefois appelées aubergines.» Pas partout.

Divergences transatlantiques 011

Sundae

Question existentielle : où poser la cerise ? Là : sur la gâteau. Ici : sur le sundae.

Exemples : «Bruyants, ils buvaient comme des trous et, cerise sur le gâteau : ils avaient applaudi au moment où l’avion s’était posé dans la grande ville», écrit Éric Boury, traduisant Arnaldur Indridason (p. 89-90); «Le design, c’est la cerise sur le sundae», sous-titre la Presse en 2006.

Tous les (dé)goûts alimentaires sont dans la nature.

 

[Complément du 21 février 2016]

D’où ce titre de presse, du 19 février 2016, dans le Journal de Montréal, sous la signature de Michel Girard :

Michel Girard, «La CSeries sur le sundae». le Journal de Montréal, 19 février 2016

 

[Complément du 26 février 2016]

Rebelote.

 

[Complément du 10 juin 2016]

Dans le même ordre d’idées, ceci, dans Fatigues (2014), de Pierre Peuchmaurd : «La cerise sur la charrue, le gâteau avant les bœufs !» (p. 154)

 

Références

Indridason, Arnaldur, Hypothermie, Paris, Métailié, coll. «Bibliothèque nordique», 2010, 294 p. Traduction d’Éric Boury. Édition originale : 2007.

Pierre Peuchmaurd, Fatigues. Aphorismes complets, Montréal, L’Oie de Cravan, 2014, 221 p. Avec quatre dessins de Jean Terrossian.

 

La Presse+ (Montréal), 30 avril 2015

 

Du polar et de l’exotisme

Nadine Monfils, les Fantômes de Mont-Tremblant, 2010, couverture

«Une enquête du commissaire Léon, le flic qui tricote», les Fantômes de Mont-Tremblant, polar de Nadine Monfils : du nouveau dans la catégorie «Ma cabane au Canada».

Le cadre. Un peu Montmartre et Montréal, mais surtout Mont-Tremblant (46o 12’ 25” Nord, 74o 35’ 40” Ouest). Plus exotiquement : le «pays du sirop d’érable» (p. 18 et p. 40), là où l’on mange des «crêpes au sirop d’érable» (p. 47) et des «pâtisseries à base de sirop d’érable» (p. 57-58), voire «ces grands espaces enneigés où le cœur des hommes est si chaud qu’il brise la glace» (p. 229).

L’intrigue. Meurtres (deux) dans la neige, évidemment ouatée. Deux policiers parisiens, l’un né en Belgique, l’autre au Québec, enquêtent à titre officieux. Les indices se promènent avec des pancartes sur lesquelles on a inscrit «Attention : indices !».

Le suspense. Bien réussi à la fin, notamment grâce à l’alternance de chapitres consacrés à des personnages différents.

L’accent québécois. Quand il n’est pas «savoureux» (p. 46), il est «à couper au couteau» (p. 77).

Langue. Un mélange d’argot parigot, de belgicismes (l’auteure est belge) et de québécismes, supposés ou réels. Des choses bien vues : les jurons, des tournures interrogatives (p. 109), l’utilisation de «méchants» (p. 115), la féminisation de «job» (p. 206). D’autres, moins.

Il y a des notes pour les pauvres lecteurs québécois qui n’auraient pas de dictionnaire; ainsi, ils n’auront pas besoin de se demander ce que sont les santiags (p. 21) et les rades (p. 24). Quelques expressions ne paraissent pas particulièrement courantes : «fourrer le chien» (p. 48) — là où on aurait attendu fucker le chien —, «cracher l’cash» (p. 68) — pour flôber l’cash —, avoir l’air d’avoir «mangé de l’ours» (p. 70 et p. 95) — avoir l’air de ne pas se sentir dans son assiette —, «renifler» un suspect (p. 80), passer dans une vie «comme un pet sur une tringle à rideau» (p. 140). L’Oreille tendue n’est pas sûre que la paix des ménages soit assurée quand un mari appelle sa femme «ma picouille» (p. 229). Il y a même des maximes du cru : «Va conter ça à un Chinois, il va te donner un lunch !» (p. 95).

Pour Nadine Monfils et ses personnages, «le langage coloré des Québécois était un délice» (p. 25). Cela ne suffit pas toujours.

 

Référence

Monfils, Nadine, les Fantômes de Mont-Tremblant, Montréal, Québec Amérique, coll. «QA compact», 2010, 229 p.

Une weltanschauung dans un adjectif

D’une part, ses études. Ses cours de philosophie au cégep n’ont pas laissé à l’Oreille tendue les souvenirs attendus. Elle en retient cependant un mot, weltanschauung, la vision du monde. (À dix-huit ans, ça sonne fort.)

De l’autre, sa bible, le Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française de Jean Girodet, plusieurs fois réédité depuis 1981. Elle y trouve ceci à l’entrée deuxième : «En principe, second doit s’employer quand il y a seulement deux éléments, deuxième quand il y en a plus de deux» (éd. de 1988, p. 237).

Seconde Guerre mondiale ou Deuxième Guerre mondiale ? L’Oreille choisit la seconde expression. C’est dire si elle est optimiste.

 

[Complément du 29 juillet 2014]

Tous les grammairiens ne s’entendent pas là-dessus, il est vrai : «L’usage a toujours ignoré ces raffinements (que Littré contestait déjà)» (le Bon Usage, douzième édition, § 581 b).

En revanche, écrit @fbon sur Twitter, «ts correcteurs édition respectent».

Le débat reste ouvert.

 

[Complément du 6 novembre 2015]

«Radio-Canada présente la seconde et dernière saison de Série noire», écrit en titre le quotidien le Devoir du 5 novembre 2015 (p. B9). Un puriste pourrait lui reprocher de faire dans le pléonasme.

 

[Complément du 6 novembre 2015]

Réponse du quotidien :

 

 

[Complément du 17 février 2019]

Pareille distinction existerait-elle en norvégien ? On peut se poser la question en lisant Police, de Jo Nesbø, traduit par Alain Gnaedig :

«Ah merde !» Arnold s’était penché en avant. «Et en troisième lieu ?»
Harry fit signe à Nina qu’il voulait l’addition.
«Est-ce que j’ai parlé d’un troisième lieu ?
— Tu as dit “deuxième”, et pas “second”, comme si tu n’avais pas terminé ton énumération.
— Il va falloir que je fasse plus attention au choix de mes mots» (p. 336).

 

[Complément du 9 mars 2024]

La narratrice du Roman d’Isoline (2024), de David Turgeon, se tâte :

je ne sais pas encore, Rebecca, si j’écrirai seconde au lieu de deuxième, je connais la règle (enfin je sais que ce n’est pas une règle à proprement parler) mais je ne sais pas

[…]

ce n’était pas une troisième réplique, c’était l’écho de la deuxième

la seconde, en l’occurrence (p. 80-81)

 

Références

Girodet, Jean, Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 1988 (troisième édition), 896 p.

Grevisse, Maurice, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986 (douzième édition refondue par André Goose), xxxvi/1768 p.

Nesbø, Jo, Police. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 762, 2014, 670 p. Traduction d’Alain Gnaedig. Édition originale : 2013.

Turgeon, David, le Roman d’Isoline, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 186, 2024, 196 p.