Glace conversationnelle

Éric Forbes, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, 2024, couverture

Soit l’extrait suivant du roman policier québécois le Fugitif, le flic et Bill Ballantine (2024) :

«Elle sourit.
—Ah, ça… De l’imagination, il en a pour dix, ce môme !
—Ça fait longtemps qu’il… euh… t’aide à… (Il toussote dans sa main.) Que tu l’utilises pour… euh…
Chénier patine, mal à l’aise. Il ne veut surtout pas qu’elle croie qu’il la juge.
—Que je l’utilise pour mes casses ?» (p. 172-173)

Que vient faire le patinage dans cette affaire ? Réponse du Petit Robert (édition numérique de 2018), sous patiner : «Fig. Région. (Canada). Éluder une question, éviter d’y répondre.»

À votre service.

P.-S.—En effet : il est question de patin par là.

 

Référence

Forbes, Éric, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2024, 274 p.

L’oreille tendue de… Pierre Roberge

Pierre Roberge, le Dernier Rayon sur la gauche, 2024, couverture

«La bibliothèque est à peu près vide en ce début d’après-midi. L’animation reprendra de plus belle à la fin des classes. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans ce silence relatif, l’ouverture de la porte principale attire notre attention. Sa fermeture feutrée est suivie d’un bruit lancinant de roues mal huilées et d’un amas de ferraille qui s’approche. Winnie et Tigrou tendent immédiatement l’oreille. J’ai l’impression qu’ils blêmissent tous les deux.»

«Le conseiller Landry plisse les yeux et tend l’oreille pour tenter de capter au moins quelques mots, mais c’est peine perdue. J’essaie de faire cesser la prestation de l’harmonie, mais le maître de musique n’a manifestement pas l’intention de s’interrompre avant la fin de la pièce et, comme il reste encore plusieurs pages à la partition devant lui, j’en déduis que nous devrons passer à l’intérieur de la bibliothèque si nous voulons nous entendre. En revenant vers le conseiller, je remarque que son garde du corps et lui ont levé les yeux au ciel et semblent observer attentivement quelque chose. Le drone du directeur !»

Pierre Roberge, le Dernier Rayon sur la gauche, Lanoraie, Les Éditions de l’Apothéose, 2024, 196 p. Édition numérique.

 

On trouve un compte rendu du roman ici.

Nostalgie culinaire

Restaurant Bens, Montréal, enseigne, non datée, Montréal Signs Project

Quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise, l’Oreille tendue a déjà été jeune. À cette époque, il lui arrivait relativement souvent de fréquenter le restaurant montréalais Bens, aujourd’hui disparu. L’endroit lui manque.

Quelle ne fut pas sa joie de voir Bens évoqué par François Hébert, dans son livre Homo plasticus, en 1987, dans le «Chant dixième» :

Bon patron, au restaurant j’invite tous mes employés.
Comme c’est eux qui paient l’addition (ainsi que mon loyer),
Ils choisissent un établissement pas cher : chez Ben.
Pour ceux qui ne le savent, c’est un délicatessen.
[…]
J’entame mon smokède-méate ainsi que le débat, sans ambages. (p. 19)

Ces vers appellent trois commentaires.

Pour la rime («Ben» / «délicatessen»), l’auteur a sacrifié une lettre finale : Bens est devenu Ben (et restera Ben; voir p. 30).

Le «smokède-méate» est, bien sûr, un smoked meat, spécialité montréalaise (et de Bens).

Le dernier vers contient un zeugme.

Bon appétit !

 

P.-S.—Vous avez entièrement raison : l’Oreille a déjà reconnu cette nostalgie.

P.-P.-S.—Dans ses archives, l’Oreille retrouve cette note, vieille de… 35 ans : «Chez Bens, parmi les photos dédicacées de sportifs et autres vedettes montréalaises, il y a un “Coin des poètes / Poets’ Corner”. Le mercredi 23 août 1989, on y trouvait, au milieu de quelques anglophones (Louis Dudek, A.M. Klein, etc.), des poètes francophones : Gaston Miron, Paul Chamberland (profil pharaonique), Jean Éthier-Blais (!), Sylvie Sicotte et… Nicole Brossard ! Comment imaginer Nicole Brossard mangeant un Bens Special ?»

 

[Complément du 29 octobre 2025]

Dans le roman d’espionnage Jour de clarté (2025), Laurence La Palme — c’est un pseudonyme — a aussi du mal avec le nom du restaurant : «Cette fois-ci, il me devrait davantage qu’un souper chez Ben’s» (p. 9).

 

Illustration : Montréal Signs Project

 

Références

Hébert, François, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p.

La Palme, Laurence, Jour de clarté. Roman. Tome 1, Montréal, Le Cheval d’août, 2025, 140 p.

Maigret vu de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson

Georges Simenon, Maigret à New York, 1947, couverture

Il y a souvent, dans les romans de Georges Simenon, des allusions à la méthode bien peu orthodoxe de son personnage fétiche, le commissaire Jules Maigret.

Dans Maigret à New York, rédigé en 1946, Simenon ne se contente pas d’allusions; la méthode de Maigret est un des leitmotive du roman.

Désormais à la retraite, l’ex-commissaire s’est laissé embarquer dans une affaire familiale américano-française. Ne maîtrisant pas bien l’anglais, il a du mal à faire son travail, malgré l’aide de collègues états-uniens. Comment procède-t-il ?

Il n’a jamais d’idées (p. 37). Il flâne : «il avait toujours été un flâneur» (p. 67). Il ne sait pas «exactement» ce qu’il cherche (p. 87). Il ne s’intéresse pas particulièrement aux «faits» (p. 122) et aux «idées» précis (p. 143). Il se dit «pas intelligent» (p. 142) et il refuse de se «faire une idée sur une affaire avant qu’elle soit terminée» (p. 142). Il se laisse porter par ce qu’il voit, entend, ressent :

Je nage, lieutenant… Sans doute nageons-nous tous les deux. Seulement, vous, vous luttez contre le flot, vous prétendez aller dans une direction déterminée, alors que moi je me laisse aller avec le courant en me raccrochant par-ci par-là à une branche qui passe (p. 143).

Arrive pourtant un moment où les choses prennent forme dans son esprit : il entre alors «en transe» (p. 145), il se trouve «dans le bain» (p. 145).

Pendant des jours, parfois des semaines, il pataugeait dans une affaire, il faisait ce qu’il y avait à faire, sans plus, donnait des ordres, s’informait sur les uns et sur les autres, avec l’air de s’intéresser médiocrement à l’enquête et parfois de ne pas s’y intéresser du tout. […] Puis soudain, au moment où on s’y attendait le moins, où on pouvait le croire découragé par la complexité de sa tâche, le déclic se produisait. […] les personnages du drame venaient, pour lui, de cesser d’être des entités, ou des pions, ou des marionnettes, pour devenir des hommes. […] Tel individu, à un moment de sa vie, dans des circonstances déterminées, avait réagi, et il s’agissait, en somme, de faire jaillir du fond de soi-même, à force de se mettre à sa place, des réactions identiques (p. 145-147).

Rien de compliqué : «Il ne fallait pas courir après les vérités qu’on voulait découvrir, mais se laisser imprégner par la vérité pure et simple» (p. 149-150); «Se rendre compte, tout simplement» (p. 151); «Seulement, pour comprendre cette simplicité-là, il fallait aller tout au fond et non se contenter d’explorer la surface» (p. 152).

Ça ne marche pas trop mal.

P.-S.—Pourquoi Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson ? Le roman y a été rédigé.

 

Référence

Simenon, Georges, Maigret à New York, Paris, Presses de la Cité, coll. «Le livre de poche», 14242, 2019, 189 p. Édition originale : 1947.

Théories du grand acteur

Diderot, Paradoxe sur le comédien, éd. de 1994, couverture

Il y a sept ou huit lustres, l’Oreille tendue dévorait les romans de Patricia Highsmith. Pour des raisons qui lui échappent complètement, elle a cessé de la lire. À l’occasion de la diffusion, sur Netflix, de la série Ripley, elle a décidé de s’y remettre, d’abord avec The Talented Mr. Ripley.

Parmi les «talents» du personnage de Tom Ripley, signalons la qualité de son jeu, au sens dramatique du terme. Le narrateur ne cesse de le répéter : Ripley joue différents rôles, y compris le sien. (Les esprits sont souvent tortueux chez Highsmith.) Il peut imiter des personnages inventés (p. 57, p. 256) et des personnes réelles. Alors qu’il panique souvent lorsque des imprévus se présentent, il arrive sans mal à se contrôler quand il s’agit d’emprunter une identité. Il n’a alors jamais peur d’échouer : «he felt absolutely confident he would not make a mistake» (p. 130). Il est passé maître dans l’art de la «mental suggestion» (p. 144) et il sait garder la tête froide (p. 137, p. 144). Son credo est clair : «If you wanted to be cheerful, or melancholic, or wistful, or thoughtful, or courteous, you simply had to act those things with every gesture» (p. 180). Pour être (enjoué, mélancolique, rêveur, pensif, courtois), il suffit de jouer dans chacun de ses gestes.

Cela nous amène, comme toujours, à Diderot. Celui-ci, dans son Paradoxe sur le comédien (1773-1778), distingue deux sortes de comédiens, les «comédiens imitateurs» et les «comédiens de nature». Les premiers s’appuient sur l’étude, la pénétration; leur jeu est toujours le même. Les seconds s’appuient sur leur âme, leur sensibilité; leur jeu est inégal. Diderot favorise les premiers :

Qu’est-ce donc que le vrai talent ? Celui de bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt, de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement; car il est impossible d’apprécier autrement ce qui se passe au-dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils sentent ou qu’ils ne sentent pas, pourvu que nous l’ignorions ? (éd. 1994, p. 93)

Tom Ripley est un «comédien imitateur». Ses victimes ne peuvent évidemment pas en témoigner; elles le croient.

 

Références

Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien suivi de Lettres sur le théâtre à Madame Riccoboni et à Mademoiselle Jodin, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2575, 1994, 234 p. Édition présentée, établie et annotée par Robert Abirached.

Highsmith, Patricia, The Talented Mr. Ripley, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2008, 287 p. Édition originale : 1955.