Accouplements 28

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, 2007, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Les Années (2008), d’Annie Ernaux, constituent «une sorte d’autobiographie impersonnelle» (p. 252). Leur but est, «en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, [de] rendre la dimension vécue de l’Histoire» (p. 251). L’auteure se souvient notamment d’une déclaration (de 2005) de celui qui deviendra, en 2007, président de la République française :

Un discours mauvais cognait librement, rencontrant l’assentiment de la plus grande partie des téléspectateurs qui ne s’émouvaient pas d’entendre le ministre de l’Intérieur vouloir «nettoyer au Karcher» la «racaille» des banlieues. […] On pressentait que rien n’empêcherait l’élection de Sarkozy, le désir des gens d’aller à son terme. Il y avait de nouveau une envie de servitude et d’obéissance à un chef (p. 238).

Parallèlement à celle des Années, l’Oreille tendue terminait, le même jour, la lecture des Conversations sur la langue française (2007). Le linguiste Pierre Encrevé y répond aux questions de Michel Braudeau. Dans leur troisième conversation, consacrée notamment à la langue des banlieues, il est question de la même déclaration (p. 81-85). Le jugement n’est pas moins sévère :

Cet emploi [«nettoyer au kärcher»] n’était «approprié» que s’il cherchait délibérément à provoquer des réactions virulentes. Rien n’autorise à le croire. Mais conjointe à la mort dramatique de deux jeunes gens, cette expression, augmentée du mot «racaille» pour désigner l’objet de cette «kärcherisation», est apparue à tous comme déterminante dans le développement d’une série de violences urbaines telles qu’on n’en avait pas vu en France depuis plus de deux décennies. […] Ce n’est pas très surprenant, dans un pays aussi soucieux de sa langue que le nôtre, qu’un tel usage de la langue française ait pu jouer dans cette affaire un rôle sinon de déclencheur du moins de relais efficace dans la propagation des émeutes (p. 81-82).

Quant à la métaphore du «nettoyage», elle a un lourd passé politique, qu’aggravait encore l’évocation du «kärcher». La connotation ici est déshumanisante. D’où le sentiment de révolte, et parfois les gestes, dans une situation urbaine, économique et sociale propre à les susciter (p. 83).

La littérature, la politique et l’histoire sont affaire de mots.

P.-S. — Alfred Kärcher est un «industriel allemand qui créa, vers 1935, la société qui a mis au point les nettoyeurs haute pression portant son nom» (Conversations sur la langue française, p. 84).

P.-P.-S. — L’une (p. 108-109) et les autres (p. 82) ont aussi un autre mot en commun, chienlit, employé par le général de Gaulle pour désigner ceux qui ont cru aux idéaux de Mai 68.

 

Références

Encrevé, Pierre et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2007, 190 p.

Ernaux, Annie, les Années, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5000, 2015, 253 p. Édition originale : 2008.

Tout proche

En 2013, le quotidien montréalais le Devoir s’interrogeait sur les menaces qui nous entourent : «Vers un terrorisme de proximité ?» (le Devoir, 25-26 mai, p. B1)

Ce matin, Pierre Assouline atterrit dans le fil Twitter de l’Oreille tendue avec de l’aide pour penser cette question : «Pourquoi les livres de Michel Onfray, philosophe de proximité, se vendent si bien. Enquête sur un phénomène. http://bit.ly/1S0xs3t

Ça change du commerce de proximité et du marché de proximité, mais ça rapproche (peut-être) des centres de justice de proximité, des juges de proximité et de la démocratie de proximité.

Il faudra suivre cela sur les médias de proximité. Au besoin, on consultera un leader de proximité.

Observez autour de vous : la proximité est là.

 

[Complément du 22 juin 2015]

Dans le Devoir des 20-21 juin (p. D5), Philippe Mollé propose de distinguer le «dépanneur de proximité» du dépanneur affilié à une chaîne; cela serait propre aux villages (l’article porte sur eux). Pareille distinction serait inopérante en ville, où les «dépanneurs de proximité» ne sont pas tous la propriété de petits exploitants, bien au contraire.

L’Oreille, en faisant du ménage, retrouve un texte qu’elle avait consacré à de proximitéle 5 juin 2013.

 

[Complément du 17 juin 2016]

Politique provinciale : «La coalition avenir Québec a choisi un candidat de proximité pour tenter de reprendre le siège de Saint-Jérôme, laissé vacant par la démission de Pierre Karl Péladeau» (le Devoir, 17 juin 2016, p. A2).

 

[Complément du 21 juin 2016]

Selon Armelle Héliot, une des critiques dramatiques de l’émission de radio le Masque et la plume (livraison du 19 juin 2016), il existerait une «magie de proximité». C’est noté.

 

[Complément du 1er août 2016]

Vous avez des problèmes d’argent et du mal à vous déplacer ? Pensez «financement de proximité» (le Devoir, 27 juillet 2016, p. A3).

 

[Complément du 7 avril 2017]

Dès 2007, Caroline Ollivier-Yaniv proposait une lecture politique de l’expression «de proximité», dont la popularité serait à porter au compte de l’ancien premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin :

Simultanément, l’évocation récurrente de la proximité affaiblit le débat politique. Elle contribue en effet à escamoter la portée idéologique et politique des décisions qu’elle qualifie pour mettre en valeur leur pragmatisme. Peut-on imaginer un responsable politique français en exercice qui se réclamerait aujourd’hui de la distance, condition pourtant nécessaire à l’émergence de l’intérêt général selon les théories classiques de l’État ? Tout se passe comme si l’invocation de la métaphore spatiale de la proximité permettait de conjurer les apories de la représentation politique, par définition fondée sur une coupure et sur la séparation des gouvernés et des gouvernants (p. 362).

 

[Complément du 10 octobre 2017]

«Gouvernements de proximité, dites-vous ?» (le Devoir, 7-8 octobre 2017, p. B5) Bonne question.

 

[Complément du 21 novembre 2021]

Vous êtes philanthrope ? Pensez, bien sûr, au «don de proximité» (le Devoir, 13-14 novembre 2021, p. C6).

 

Référence

Ollivier-Yaniv, Caroline, «Proximité», dans Pascal Durand (édit.), les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, 461 p., p. 361-363.

Vingt-huitième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

La Femme vertueuse, éd. de 2012, couverture

Anaphore

Définition

«Répétition d’un mot en tête de plusieurs membres de phrase, pour obtenir un effet de renforcement ou de symétrie» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Exemple

«Va, monstre d’ingratitude, serpent d’airain, cœur de bronze, âme plus dure que les cailloux, je te lègue, en mourant, tous les maux que tu m’as faits. Puisses-tu, embrasée de tous les feux de l’amour, brûler à ton tour pour un objet insensible ! Puisses-tu payer au centuple toutes les indignités que tu m’as fait souffrir ! Puisse le ver rongeur s’attacher à toi et déchirer tes entrailles jusqu’au dernier lambeau ! Puisse le regret amer de m’avoir forcé à l’action que je vais faire, malgré moi, empoisonner le reste de tes jours ! Puisse mon ombre plaintive te poursuivre sans cesse, et te faire frissonner de crainte et d’effroi au sein même des plaisirs que tu goûteras ! Puisses-tu être en proie à toutes les horreurs de l’opprobre et de l’indigence, périr misérablement et souffrir auparavant tous les tourments de l’Enfer ! Puisses-tu… — Que vais-je dire, malheureux ? Pardonnez, Madame, mon affreux égarement» (la Femme vertueuse, lettre XVI, p. 111).

Renvois

Après le livre de François Bon

Symploque

 

[Complément du 30 novembre 2015]

François Hollande aime l’anaphore.

Candidat en 2012, lors d’un débat télévisé avec le président de la République sortant, Nicolas Sarkozy, il a ponctué un passage de son intervention de «Moi président».

Élu, il est appelé, dans un discours reproduit dans le Devoir des 28-29 novembre 2015, à rendre hommage aux victimes des attentats terroristes du 13 novembre :

Aujourd’hui, la nation tout entière, ses forces vives, pleurent les victimes. Cent trente noms, cent trente vies arrachées, cent trente destins fauchés, cent trente rires que l’on n’entendra plus, cent trente voix qui à jamais se sont tues. Ces femmes, ces hommes, incarnaient le bonheur de vivre. C’est parce qu’ils étaient la vie qu’ils ont été tués. C’est parce qu’ils étaient la France qu’ils ont été abattus. C’est parce qu’ils étaient la liberté qu’ils ont été massacrés (p. B5).

 

[Complément du 11 octobre 2016]

Tweet à méditer :

 

[Complément du 12 octobre 2016]

Après François Hollande, c’est au tour de son premier ministre, et plus d’une fois, de pratiquer l’anaphore. Ainsi que le montre une vidéo du quotidien Libération, chez Manuel Valls, il y a en effet «des anaphores à toutes les sauces». (Merci à @mhvoyer.)

 

[Complément du 27 décembre 2018]

Comme de toute bonne chose, il ne faut pas abuser de l’anaphore, rappelle Jo Nesbø dans Macbeth (2018) :

«Dans une démocratie, commença-t-il, il existe des règles du jeu qui font que nous avons dû libérer un certain nombre de Norse Riders en garde à vue. Nous avons suivi ces règles.» Il fit un signe de tête comme un amen à sa propre déclaration. «Dans une démocratie, il existe des règles qui font que la police peut et doit arrêter les suspects quand elle dispose de nouvelles preuves dans une affaire. Nous avons suivi ces règles.» Nouveau signe de tête. «Dans une démocratie, il existe des règles indiquant comment la police doit réagir si des suspects s’opposent à leur arrestation, et, comme dans le cas présent, tirent sur la police. Et nous avons suivi ces règles.» Il aurait pu continuer, bien sûr, mais il étaient tombés d’accord pour dire que trois «Nous avons suivi ces règles» suffiraient.

Le narrateur aurait pu préciser : «trois “Dans une démocratie, il existe des règles” et trois “Nous avons suivi ces règles”».

 

[Complément du 10 novembre 2020]

Diderot, au milieu du XVIIIe siècle, a proposé la création d’un nouveau genre théâtral; on l’appelle aujourd’hui drame bourgeois. Il lui demande d’être naturel.

Ouvrons le Père de famille, sa pièce de 1758 :

Je n’ordonnerai point; je prierai. Je dirai : Germeuil, si j’ai pris de toi quelque soin; si, depuis tes plus jeunes ans, je t’ai marqué de la tendresse, et si tu t’en souviens; si je ne t’ai point distingué de mon fils; si j’ai honoré en toi la mémoire d’un ami qui m’est et me sera toujours présent… Je t’afflige; pardonne, c’est la première fois de ma vie, et ce sera la dernière… Si je n’ai rien épargné pour te sauver de l’infortune et remplacer un père à ton égard; si je t’ai chéri; si je t’ai gardé chez moi malgré le Commandeur à qui tu déplais; si je t’ouvre aujourd’hui mon cœur, reconnais mes bienfaits, et réponds à ma confiance (acte I, sc. V, éd. Truchet 1974, p. 67).

C’est à croire que l’anaphore était naturelle durant le Siècle des lumières.

 

[Complément du 19 février 2024]

Hervé Le Tellier, dans Mon dîner avec Winston (2023) : «Comment ça s’appelle, déjà, quand on répète le mot en début de phrase pour faire une figure de style ? Ah oui, une anaphore. Voilà. Une anaphore. On dira ce qu’on voudra, les anaphores, ça a du bon» (p. 32-33).

 

Références

Diderot, Denis, le Père de famille, dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 251, 1974, vol. II, p. 57-141 et p. 1369-1382. Textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Truchet. Édition originale : 1758.

Le Tellier, Hervé, Mon dîner avec Winston, Paris, Gallimard, coll. «Folio théâtre», 212, 2023, 78 p. Avant-propos, chronologie et notes de l’auteur.

M. l’A.D.L.G., la Femme vertueuse ou Le débauché converti par l’amour, Paris, La table ronde, coll. «La petite vermillon», 370, 2012, 340 p. Édition établie, présentée et annotée par Claudine Brécourt-Villars. Édition oriinale : 1787.

Nesbø, Jo, Macbeth, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2018, 617 p. Traduction de Céline Romand-Monnier.

Dieudonnismes du jour

L’humoriste Dieudonné, aussi appelé Dieudo, a des démêlés avec la justice hexagonale. Cela occupe l’espace médiatique.

La langue en profite pour créer dieudosphère, dieudonnien, dieudonniste, dieudonnesque et dieudonnisation (merci à @MFBazzo pour le lien vers l’article de Slate.fr où apparaissent tous ces mots). On peut s’attendre à d’autres dieudonnismes de la même souche.

On n’arrête pas le progrès (lexical).