Proposition de moratoire du lundi

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de parler de l’expression Révolution tranquille; c’était ici. Est-elle appréciée au Québec ? Beaucoup trop.

«Révolution tranquille en création musicale» (le Devoir, 3-4 juin 2017, p. E4).

«La révolution tranquille de Terry Riley» (le Devoir, 13-14 mai 2017, p. E3).

«Révolution tranquille dans le secteur de l’énergie» (la Presse+, 11 juin 2016).

«Cuba à l’aube d’une autre révolution, tranquille celle-là» (le Devoir, 7 janvier 2015, p. B1).

«Pour une Révolution tranquille de la rémunération globale du secteur municipal» (la Presse+, 18 novembre 2014).

«Révolution tranquille dans les valeurs mobilières» (la Presse, 5 juillet 2014, cahier Affaires, p. 6).

«Une “révolution tranquille” pour Montréal» (le Devoir, 16 septembre 2013, p. A3).

«La petite Révolution tranquille. Haïti tente de convaincre les donateurs de faire cadrer l’aide internationale dans son nouveau projet de société» (la Presse, 15 janvier 2013, p. A19).

«John Parisella veut provoquer une révolution tranquille de la #philanthropie… #UdeM» (@udemnouvelles).

«La “e-révolution tranquille”, cela vous dit quelque chose ?» (le Devoir, 30 avril 2012, p. A7).

«Macky Sall, candidat de l’opposition au Sénégal. Révolutionnaire tranquille» (la Presse, 3 mars 2012, p. A26).

«Un néocolonialisme à la québécoise ? La gestion de nos richesses naturelles attend encore sa révolution tranquille dans certains secteurs» (le Devoir, 2-3 avril 2011, p. B6).

«La “Révolution tranquille” du Rwanda» (la Presse, 8 mai 2010, p. A31).

«Ottawa prépare la “révolution tranquille” des autochtones» (la Presse, 27 septembre 2006, p. A11).

«Le théâtre et sa révolution tranquille» (le Devoir, 8-9 mai 2004, p. E1).

Le moment est peut-être venu d’avoir recours à ce syntagme figé avec plus de parcimonie. Merci.

Autopromotion 308

Un segment de l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, qu’anime Marie-Louise Arsenault à la radio de Radio-Canada, est consacré à la définition de mots beaucoup présents dans l’espace public.

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion d’y réfléchir à débat, à expert et à authenticité.

Cet après-midi, entre 14 h et 15 h, elle abordera le mot porte-parole.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

 

[Complément du 4 juin 2017]

Au cours de l’émission, l’Oreille tendue a abordé le cas de Sean Spicer, le porte-parole («spokesman») du 45e président des États-Unis. Depuis, elle est tombée sur l’illustration suivante, qui la trouble un brin. Spicer serait-il un porte-sans-parole ?

Le porte-parole du président dit qu’il ne peut pas parler pour le président

Langue politique (québécoise ?)

Jacques-Émile Ruhlmann, argentier, 1921

Il est beaucoup question de Marc Bibeau dans les médias québécois ces jours-ci. On rappelle à l’envi qu’il a longtemps été «l’argentier», voire le «grand argentier» du Parti libéral du Québec.

Argentier ? Le Petit Robert (édition numérique de 2014) connaît deux sens à ce mot : «1. HIST. Le grand argentier : le surintendant des finances. AUJ., PAR PLAIS. Le ministre des Finances. 2. Meuble où l’on range l’argenterie.» Le dictionnaire numérique Usito a des définitions semblables. Le Multidictionnaire de Marie-Éva de Villers ne donne que le premier sens. À l’Office québécois de la langue française, on évoque aussi un argentier parmi les métiers de l’hôtellerie. Qu’en pense l’Académie française ? «Officier qui était préposé à la cour pour distribuer certains fonds d’argent. Il se disait particulièrement du Surintendant ou ministre des Finances. Le grand argentier. Il se disait aussi de Celui qui faisait le commerce d’argent» (huitième édition).

Marc Bibeau n’ayant pas été ministre des Finances — et n’étant pas un meuble, même s’il en a longtemps fait partie —, on peut se demander si argentier, utilisé pour désigner le collecteur de fonds en chef d’un parti politique, est un québécisme. (Collecteur de fonds est probablement aussi un québécisme.)

Amis francophones, qu’en dites-vous ?

P.-S. — Le mot est rarement pris en bonne part. Argentier vient souvent avec un parfum de scandale (potentiel). L’argent a une odeur.

 

[Complément du jour]

Dans les années 1970-1980, un jeu télévisé de Radio-Canada, le Travail à la chaîne, avait son «Grand argentier». (Merci à @machinaecrire pour le souvenir.)

 

[Complément du jour]

Réponse, venue de Belgique : le mot y existe, dans le même sens qu’au Québec. Exemples : «L’ancien argentier du PS avait 62 ans. François Pirot, l’éminence déchue» (le Soir, 7 février 2004); «L’ancien argentier des Tories avait pourtant investi huit millions de livres pour le parti conservateur» (le Soir, 21 septembre 2015). Là comme ici, l’argentier peut être grand : «Le grand argentier de Suez est appelé à occuper une place de choix dans le futur groupe formé avec Gaz de France» (le Soir, 3 octobre 2006).

 

Illustration : Jacques-Émile Ruhlmann, argentier, 1921, collections du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, photo par Sailko déposée sur Wikimedia Commons

La Charte de la langue française aujourd’hui

Dans ce qui est le texte le plus brillant jamais écrit sur la langue au Québec, André Belleau, en 1983, s’interrogeait sur les raisons ayant rendu indispensable la promulgation, par le premier gouvernement du Parti québécois, en 1977, de la Charte de la langue française (la loi 101). Dans le même souffle, il en était déjà à se demander comment «remotiver profondément» (1983, p. 4) cette charte, qui faisait du français la langue officielle du Québec. Il avait parfaitement saisi que les raisons qui avaient entraîné cette adoption ne pourraient pas tenir indéfiniment et, dans le même temps, que la Charte resterait nécessaire : la situation démolinguistique du français en Amérique du Nord ne permettrait jamais de baisser la garde.

S’il fallait en 1983 «remotiver profondément» la principale loi linguistique québécoise, on imagine facilement que ce soit encore plus vrai en 2017. Le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée, a annoncé, la semaine dernière, des pistes de réflexion en ce sens. Leur pertinence mérite d’être soulignée : il a retenu des positions promues par son parti dans le passé et il en a laissé d’autres de côté.

(Pour en savoir plus, voir une entrevue de Jean-François Lisée parue dans le quotidien le Devoir le 12 janvier 2017 et «Le chemin des victoires. Proposition principale vers le XVIIe congrès national du Parti québécois» [PDF].)

Une des propositions de Jean-François Lisée est de modifier la sélection et la formation linguistique des nouveaux arrivants, qu’il s’agisse des immigrants reçus ou des réfugiés. Leur intégration à la société d’accueil devrait se faire le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions.

La mesure la plus importante avancée par Jean-François Lisée concerne cependant les dispositions de la Charte dans le monde du travail. Elles devraient s’appliquer aux entreprises de 25 à 49 employés, alors qu’elles ne touchent actuellement que les entreprises de 50 employés et plus. Lisée vise juste : la scolarisation obligatoire, pour l’essentiel de la population québécoise, se fait déjà en français; l’autre levier fondamental est celui du travail. Une population scolarisée en français qui travaille en français : si cela n’assure pas la permanence de la langue officielle au Québec, rien ne le fera.

En revanche, Lisée voudrait laisser tomber d’autres mesures défendues récemment par son parti.

Les Québécois enrôlés dans l’armée canadienne ont le droit d’envoyer leurs enfants à l’école de leur choix, en français ou en anglais. Certains considèrent qu’il faudrait leur enlever ce droit, qui leur a été accordé à cause de leur mobilité «d’un océan à l’autre», selon la devise nationale canadienne; ce retrait d’un droit acquis aurait, dit-on, une valeur symbolique. Une politique linguistique qui aurait besoin de rapatrier dans le système francophone quelques centaines (quelques dizaines ?) d’élèves n’est-elle pas, par avance, une politique vouée à l’échec ? La situation linguistique des militaires québécois est un phénomène marginal; ce n’est pas un enjeu significatif.

À cette mesure, dont on peut penser qu’elle est surtout vexatoire, s’en ajoute une seconde, en apparence revancharde celle-là : enlever à des municipalités leur statut bilingue, car le nombre d’anglophones qui y vit, suffisamment élevé au moment où ce statut leur a été accordé, aurait décliné sous le seuil nécessaire à son maintien. Encore une fois, quelles fins servirait-on avec pareil retrait d’un droit acquis ? Si le Québec souhaite devenir indépendant, peut-il le faire en donnant l’image d’un État tatillon au point de méconnaître les craintes d’une partie de sa population, qui ne souhaite pas voir disparaître des institutions dans lesquelles elle s’est historiquement investie ?

Reste une dernière mesure d’importance sur laquelle Jean-François Lisée a décidé de faire marche arrière : l’obligation, pour tous les élèves, de fréquenter le cégep en français. Le Parti québécois hésite depuis longtemps à imposer cette mesure : des membres la réclament haut et fort; plusieurs restent à convaincre. Il n’y a pas lieu de revenir sur la nécessité d’étudier en français, au Québec, au primaire et au secondaire; c’est ainsi que le français a réussi à s’imposer comme langue commune, notamment auprès des nouveaux arrivants. Pour la première étape de l’éducation supérieure, c’est beaucoup moins clair. On peut espérer que les Québécois de toutes origines, après onze ans de scolarité en français, ont déjà une langue en partage. Sinon, il est probablement trop tard pour la leur faire acquérir.

Jean-François Lisée paraît s’être avisé, à juste titre, qu’une politique linguistique fondée sur la peur de l’anglais (de l’Anglais) n’allait pas toucher «les jeunes». Pour nombre de Québécois qui n’ont pas connu la situation avant 1977, il n’y a pas que deux langues au Québec, opposées séculairement l’une à l’autre; c’est particulièrement vrai de Montréal, où les langues en contact n’ont jamais été aussi nombreuses. En outre, qu’on apprécie le fait ou pas, l’anglais est la langue de la culture pour plusieurs d’entre eux. Le diaboliser sera d’un rendement politique de plus en plus faible.

La Charte de la langue était indispensable en 1977. Elle le reste aujourd’hui. Sa défense doit cependant être élaborée sur de nouvelles bases. Jean-François Lisée l’a compris. Il faut lui en savoir gré.

P.-S. — Le chef du Parti québécois aimerait que les entreprises de compétence fédérale se plient aux dispositions de la Charte de la langue française. Ne retenons pas notre souffle.

P.-P.-S. — S’il faut en croire la Presse+ du 14 janvier, il souhaite une attitude «décomplexée» en matière de langue. Lui aussi.

P.-P.-P.-S. — Sur les questions abordées ci-dessus, l’Oreille tendue se retrouve plus proche d’Alain Dubuc que d’Antoine Robitaille. Elle ne souhaite pas en faire une habitude.

 

Référence

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac