Vingt-huitième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

La Femme vertueuse, éd. de 2012, couverture

Anaphore

Définition

«Répétition d’un mot en tête de plusieurs membres de phrase, pour obtenir un effet de renforcement ou de symétrie» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Exemple

«Va, monstre d’ingratitude, serpent d’airain, cœur de bronze, âme plus dure que les cailloux, je te lègue, en mourant, tous les maux que tu m’as faits. Puisses-tu, embrasée de tous les feux de l’amour, brûler à ton tour pour un objet insensible ! Puisses-tu payer au centuple toutes les indignités que tu m’as fait souffrir ! Puisse le ver rongeur s’attacher à toi et déchirer tes entrailles jusqu’au dernier lambeau ! Puisse le regret amer de m’avoir forcé à l’action que je vais faire, malgré moi, empoisonner le reste de tes jours ! Puisse mon ombre plaintive te poursuivre sans cesse, et te faire frissonner de crainte et d’effroi au sein même des plaisirs que tu goûteras ! Puisses-tu être en proie à toutes les horreurs de l’opprobre et de l’indigence, périr misérablement et souffrir auparavant tous les tourments de l’Enfer ! Puisses-tu… — Que vais-je dire, malheureux ? Pardonnez, Madame, mon affreux égarement» (la Femme vertueuse, lettre XVI, p. 111).

Renvois

Après le livre de François Bon

Symploque

 

[Complément du 30 novembre 2015]

François Hollande aime l’anaphore.

Candidat en 2012, lors d’un débat télévisé avec le président de la République sortant, Nicolas Sarkozy, il a ponctué un passage de son intervention de «Moi président».

Élu, il est appelé, dans un discours reproduit dans le Devoir des 28-29 novembre 2015, à rendre hommage aux victimes des attentats terroristes du 13 novembre :

Aujourd’hui, la nation tout entière, ses forces vives, pleurent les victimes. Cent trente noms, cent trente vies arrachées, cent trente destins fauchés, cent trente rires que l’on n’entendra plus, cent trente voix qui à jamais se sont tues. Ces femmes, ces hommes, incarnaient le bonheur de vivre. C’est parce qu’ils étaient la vie qu’ils ont été tués. C’est parce qu’ils étaient la France qu’ils ont été abattus. C’est parce qu’ils étaient la liberté qu’ils ont été massacrés (p. B5).

 

[Complément du 11 octobre 2016]

Tweet à méditer :

 

[Complément du 12 octobre 2016]

Après François Hollande, c’est au tour de son premier ministre, et plus d’une fois, de pratiquer l’anaphore. Ainsi que le montre une vidéo du quotidien Libération, chez Manuel Valls, il y a en effet «des anaphores à toutes les sauces». (Merci à @mhvoyer.)

 

[Complément du 27 décembre 2018]

Comme de toute bonne chose, il ne faut pas abuser de l’anaphore, rappelle Jo Nesbø dans Macbeth (2018) :

«Dans une démocratie, commença-t-il, il existe des règles du jeu qui font que nous avons dû libérer un certain nombre de Norse Riders en garde à vue. Nous avons suivi ces règles.» Il fit un signe de tête comme un amen à sa propre déclaration. «Dans une démocratie, il existe des règles qui font que la police peut et doit arrêter les suspects quand elle dispose de nouvelles preuves dans une affaire. Nous avons suivi ces règles.» Nouveau signe de tête. «Dans une démocratie, il existe des règles indiquant comment la police doit réagir si des suspects s’opposent à leur arrestation, et, comme dans le cas présent, tirent sur la police. Et nous avons suivi ces règles.» Il aurait pu continuer, bien sûr, mais il étaient tombés d’accord pour dire que trois «Nous avons suivi ces règles» suffiraient.

Le narrateur aurait pu préciser : «trois “Dans une démocratie, il existe des règles” et trois “Nous avons suivi ces règles”».

 

[Complément du 10 novembre 2020]

Diderot, au milieu du XVIIIe siècle, a proposé la création d’un nouveau genre théâtral; on l’appelle aujourd’hui drame bourgeois. Il lui demande d’être naturel.

Ouvrons le Père de famille, sa pièce de 1758 :

Je n’ordonnerai point; je prierai. Je dirai : Germeuil, si j’ai pris de toi quelque soin; si, depuis tes plus jeunes ans, je t’ai marqué de la tendresse, et si tu t’en souviens; si je ne t’ai point distingué de mon fils; si j’ai honoré en toi la mémoire d’un ami qui m’est et me sera toujours présent… Je t’afflige; pardonne, c’est la première fois de ma vie, et ce sera la dernière… Si je n’ai rien épargné pour te sauver de l’infortune et remplacer un père à ton égard; si je t’ai chéri; si je t’ai gardé chez moi malgré le Commandeur à qui tu déplais; si je t’ouvre aujourd’hui mon cœur, reconnais mes bienfaits, et réponds à ma confiance (acte I, sc. V, éd. Truchet 1974, p. 67).

C’est à croire que l’anaphore était naturelle durant le Siècle des lumières.

 

[Complément du 19 février 2024]

Hervé Le Tellier, dans Mon dîner avec Winston (2023) : «Comment ça s’appelle, déjà, quand on répète le mot en début de phrase pour faire une figure de style ? Ah oui, une anaphore. Voilà. Une anaphore. On dira ce qu’on voudra, les anaphores, ça a du bon» (p. 32-33).

 

Références

Diderot, Denis, le Père de famille, dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 251, 1974, vol. II, p. 57-141 et p. 1369-1382. Textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Truchet. Édition originale : 1758.

Le Tellier, Hervé, Mon dîner avec Winston, Paris, Gallimard, coll. «Folio théâtre», 212, 2023, 78 p. Avant-propos, chronologie et notes de l’auteur.

M. l’A.D.L.G., la Femme vertueuse ou Le débauché converti par l’amour, Paris, La table ronde, coll. «La petite vermillon», 370, 2012, 340 p. Édition établie, présentée et annotée par Claudine Brécourt-Villars. Édition oriinale : 1787.

Nesbø, Jo, Macbeth, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2018, 617 p. Traduction de Céline Romand-Monnier.

Une fusée en Tchécoslovaquie

Maurice Richard au volant d’une Skoda (1959)

Soit le texte suivant :

Un nouveau sociologue : Monsieur Hockey

Il a frémi sous l’adulation de Prague. Et quelle générosité ont ces Tchèques ! L’idole a changé de temple mais le peuple est toujours le même. Rêveur et confus devant tant d’admiration, (les épaules du héros ne sont qu’humaines) monsieur Hockey a fait une déclaration que seuls les démiurges peuvent se permettre. La certitude n’est-elle pas le propre des dieux ? C’est ainsi qu’il déclarait lors d’une interview à Radio-Canada : «Malgré le coût élevé des billets pour une joute, les fervents y ont assisté en masse. Il n’y a donc pas de pauvreté en Tchécoslovaquie. Tous travaillent et sont satisfaits de leur sort.» Pour en arriver à cette profonde observation, monsieur Hockey a vu des monuments, a signé des autographes, a prononcé une conférence. Et ce fut la naissance de notre sociologue national. Monsieur Hockey est ainsi devenu un autre pantin de la plus astucieuse des propagandes.

On ne sait pas de qui est ce texte, paru en mars-avril 1959 dans le deuxième numéro de la revue Liberté (p. 138). Il se trouve dans une chronique collective, «L’Œil de Bœuf», signée à cinq : André Belleau, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon. L’Oreille tendue est tombée dessus en peaufinant sa bibliographie des textes de Belleau.

L’amateur de sport aura reconnu ce «Monsieur Hockey» : il s’agit de Maurice Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal de 1942 à 1960. (L’Oreille a en beaucoup parlé; voir ici, par exemple.) Richard a eu plusieurs surnoms au fil des ans : «Bones», «La Comète», «The Brunet Bullit», «V5», «Sputnik Richard», «Monsieur Hockey» (donc) — mais surtout «Le Rocket». Pour Liberté, le surnom tient lieu de nom propre.

Maurice Richard séjourne en effet quelques jours en Tchécoslovaquie en mars 1959, une blessure à la cheville le tenant à l’écart du jeu. Il y est l’invité d’honneur du tournoi mondial de hockey amateur. Il ne lui suffit plus de s’en prendre aux gardiens adverses : «Le Rocket enfonce le rideau de fer et reçoit le plus bel hommage de sa carrière», affirme le numéro du magazine Parlons sport du 21 mars 1959. Lui que l’on ne voit jamais hors de l’Amérique du Nord, le voici soudain à Prague, sur une patinoire où il reçoit une ovation monstre (les «Raketa !» de la foule le font pleurer), à l’hôtel Palace donnant l’accolade au coureur de fond Emil Zátopek ou sur le pont Charles, assis, décontracté, sur le capot d’une Skoda qu’on vient de lui offrir. (Ce n’est pas vraiment la sienne; il ne recevra celle-là qu’à son retour à Montréal, par l’entremise du consulat tchèque. Conduire une Skoda à Montréal à la fin des années 1950 ? Voilà qui devait attirer les regards.) On peut croire que ce premier voyage a été un succès; Richard séjournera de nouveau en Tchécoslovaquie en 1960, pour les Spartakiades nationales de Prague.

L’auteur du texte paru dans Liberté sort ce voyage de son seul cadre sportif. D’une part, il le place sous le signe de la religion : «idole», «temple», «démiurges», «dieux», «fervents». De même, quarante plus tard, Roch Carrier écrira : «Un Canadien français catholique va visiter les communistes. […] Va-t-il, chez les athées, trouver une église encore ouverte pour assister à la messe ? […] Peut-être va-t-il convertir les communistes au hockey canadien-français catholique ?» (p. 254) Un collègue de l’Oreille à l’Université de Montréal, Olivier Bauer, sait quoi faire de cette liaison de la croyance et du sport. D’autre part, le chroniqueur anonyme de Liberté s’en prend à la faiblesse du jugement sociopolitique de «Monsieur Hockey», cet «autre pantin de la plus astucieuse des propagandes». Le joueur des Canadiens n’était pourtant pas seul à ne pas comprendre toutes les subtilités des peuples et de leur opium.

P.-S. — La citation de Parlons sport, comme plusieurs des informations rassemblées ci-dessus, est tirée de l’Idole d’un peuple de Jean-Marie Pellerin (1976, p. 444-450).

P.-P.-S. — Sur Zátopek, on lira évidemment le Courir de Jean Echenoz (2008).

 

Références

Belleau, André, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon, «L’Œil de Bœuf», Liberté, 2 (1, 2), mars-avril 1959, p. 137-142. https://id.erudit.org/iderudit/59633ac

Carrier, Roch, le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p. Réédition : le Rocket. Biographie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2009, 425 p. Version anglaise : Our Life with the Rocket. The Maurice Richard Story, Toronto, Penguin / Viking, 2001, viii/304 p. Traduction de Sheila Fischman.

Echenoz, Jean, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill.

Autopromotion 135

Mœbius, 142, 2014, couverture

La 142e livraison de la revue Mœbius sort ces jours-ci. Son thème ? «Ridicule».

L’Oreille tendue y signe un texte sur le répertoire des «Propos non parlementaires» de l’Assemblée nationale du Québec.

Une version légèrement raccourcie de ce texte, «Vie et mort de l’éloquence parlementaire québécoise», paraît aujourd’hui dans les pages du quotidien le Devoir, rubrique «Des idées en revues» (p. A7).

Merci à Antoine Robitaille de l’y accueillir et à l’équipe de Mœbius d’avoir accepté cette prépublication.

 

[Complément du 31 décembre 2014]

La Presse+ du 27 décembre 2014 recense les six ajouts à cette liste en 2014 : Ding et Dong, débile, Lucky Luke de Twitter, conflit d’intérêts, visage à deux faces, servilité.

 

[Complément du 18 juillet 2015]

Neuf ajouts à cette liste, recensés dans la Presse+ du jour : âneries, détournement de fonds, harcèlement, hypocrites, maquiller, méchanceté, raciste, shylock, stratagème.

 

[Complément du 25 juin 2016]

Parmi les nouveautés de cette année ? Ponce Pilate, Odeur de corruption, Syndrome Gérald Tremblay, Roi du sophisme, Capitaine Bonhomme, Faux documents, Méconnaissance crasse. C’est la Presse+ qui le dit.

 

[Complément du 7 août 2017]

Récolte annuelle : complice de l’opacité, despote éclairé, corruption, désinformation, mensonge, protéger la famille libérale, têtu. Merci encore à la Presse+.

Chanter le printemps 2012

«Casseroles», chanson de Damien Robitaille

Il y a eu — et il continue d’y avoir — des livres consacrés complètement aux grèves étudiantes de 2012 au Québec. L’Oreille tendue en propose une liste, sûrement incomplète, ici.

Il y a eu des romanciers qui leur ont fait allusion, par exemple Vickie Gendreau (2012), Claire Legendre (2013), Sophie Létourneau (2013) ou William S. Messier (2013), ainsi que des bédéistes (). Autre liste évidemment incomplète.

Et on a aussi chanté le Printemps érable. C’est l’objet d’un article de Sarah Elfassy-Bitoun, paru en 2013 dans Dire. Revue des cycles supérieurs de l’Université de Montréal. L’auteure avait alors repéré six chansons, originales ou ajustées aux événements du jour : «Casseroles» de Damien Robitaille, «Casseroles» de Trois gars su’l sofa, «Jeudi 17 mai» d’Ariane Moffatt, «Monsieur l’président» de Jean-François Lessard, «Lipdub rouge» de Marc-Antoine Doyon et Véronique Dagenais, «Le Printemps québécois. Quand le peuple s’éveille…» de Mario Jean (sur un texte de Georges Moustaki). Troisième liste prévisiblement incomplète.

 

[Complément du 18 septembre 2014]

Ce billet rédigé, l’Oreille découvre une liste de plus de… trente chansons liées au Printemps érable, surtout créées par des amateurs. À lire sur le site les Tribulations d’un mouton marron, le 18 février 2013.

 

[Complément du 28 septembre 2014]

L’Oreille tendue essaie de ne pas louper un épisode du podcast musical de Ma mère était hipster, Oreille gauche / oreille droite. Pourtant, elle avait raté celui du 29 août (douzième épisode). Voilà pourquoi elle ne connaissait pas l’album Bernhari, qui porte sur le Printemps érable. Elle s’en veut.

 

Références

Elfassy-Bitoun, Sarah, «Emprunt et création musicale durant le Printemps érable : quel avenir pour la chanson contestataire ?», Dire. Revue des cycles supérieurs de l’Université de Montréal, 22, 1, hiver 2013, p. 12-19.

Gendreau, Vickie, Testament. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 60, 2012, 156 p.

Legendre, Claire, Vérité et amour. Roman, Paris, Grasset, 2013, 302 p.

Létourneau, Sophie, l’Été 95, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 5, 2013, 49 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

L’autre langue

En 2011, Jean Charest, qui était alors premier ministre du Québec, annonçait que l’enseignement intensif de l’anglais langue seconde deviendrait obligatoire dans les écoles du Québec pour tous les élèves de la sixième année de l’école primaire à compter de septembre 2015. Le Parti québécois de Pauline Marois, au moment de succéder au Parti libéral, décida de reporter l’application de cette mesure et commanda une étude à l’École nationale d’administration publique (le rapport de l’ÉNAP est ici). Revenus au pouvoir sous la direction de Philippe Couillard, les libéraux mirent fin au moratoire et le premier ministre confia ce dossier à l’ineffable Yves Bolduc, ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport et ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science. La semaine dernière, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec déposait son avis sur la même question (version courte, version longue).

Au micro de Michel Lacombe, dans le cadre de l’émission radiophonique de Radio-Canada Faut pas croire tout ce qu’on dit du 30 août, l’Oreille tendue a été appelée à donner, avec d’autres, son avis sur ce programme d’anglais intensif. Elle l’a fait à deux titres.

D’une part, son fils cadet est entré, le 28 août, dans un tel programme. (Nouvelles du front : après deux jours, il n’est ni bilingue, ni anglicisé, ni assimilé.)

D’autre part, l’Oreille aime bien réfléchir aux discours sur la langue au Québec. En matière d’enseignement de l’anglais, trois choses la frappent.

La première est que le débat repose sur des bases bien peu solides. Certains confondent l’immersion (toutes les matières enseignées dans la langue seconde) et l’enseignement intensif (une seule matière enseignée de façon intensive, en l’occurrence l’anglais). Cet enseignement ne vise pas à former des locuteurs bilingues, comme semble le croire le premier ministre du Québec, mais à donner aux élèves une maîtrise «fonctionnelle» d’une autre langue. Rien là de bien nouveau : cela se pratique, au Québec, depuis… 1976. Les effets de cette pratique pédagogique ont été beaucoup étudiés. Parmi les conclusions de ces études, deux sont à retenir : «un enseignement de l’anglais conforme au programme a également des effets positifs sur la maîtrise du français et sur toutes les tâches qui exigent de lire et d’analyser» (Avis du Conseil supérieur de l’éducation, p. 87); l’enseignement d’une langue seconde doit être offert à tous les élèves, y compris les élèves à risque et les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage. Sur toutes ces questions, et d’autres encore, il faut lire l’avis du Conseil supérieur de l’éducation; il est instructif et parfaitement clair. (L’Oreille y aurait coupé quelques faire en sorte que, mais c’est une de ses obsessions du moment. Il ne faut pas lui en vouloir.)

Deuxième remarque : ceux qui s’opposent à l’introduction de l’enseignement intensif de l’anglais en sixième année du primaire sous la forme que défend le gouvernement de Philippe Couillard le font pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises.

Certaines sont largement partagées. La plupart des personnes saisies de ce dossier sont d’accord pour dire que l’échéancier libéral est irréaliste : comment imaginer étendre en deux ans à la majorité des élèves québécois un programme qui ne touchait que 14,51 % de ceux-ci en 2013-2014 (Avis, p. 46) ? Il faudra former des professeurs, modifier le régime pédagogique, aménager des horaires, etc. En ce domaine, les besoins des uns et des autres varient grandement. (Ce programme ne saurait être universel. Il va de soi que les élèves bilingues des écoles francophones, par exemple, devraient en être exclus d’office.)

Le Conseil supérieur de l’éducation répond avec clarté à ceux qui craignent que l’enseignement de l’anglais langue seconde ne menace le français :

le véritable risque pour la pérennité du français au Québec ne réside pas dans un enseignement plus efficace de l’anglais, langue seconde, mais dans un manque de conscientisation des individus aux conséquences de leurs comportements langagiers et dans un affaiblissement des institutions qui défendent la langue officielle. La pérennité du français exige donc une vigilance constante de l’État, car elle ne pourra jamais être tenue pour acquise dans le contexte nord-américain. Cependant, protéger le français ne signifie pas renoncer à des compétences en anglais, puisque, au contraire, apprendre une autre langue augmente la capacité de réfléchir sur le fonctionnement de sa propre langue (Avis, p. 86).

Cela est clair.

Enfin, d’autres raisons des opposants sont, elles, difficiles à considérer avec sérieux. À croire certains lecteurs de la Presse ou du Devoir, il y aurait, derrière le projet libéral, une manœuvre d’anglicisation du Québec, voire une étape de plus dans l’assimilation des Québécois francophones. Il en est même qui brandissent le nom de Lord Durham. L’Oreille voit mal comment son fils pourrait être anglicisé, voire assimilé, parce qu’il aurait suivi cinq mois de cours intensifs d’anglais dans un parcours scolaire en français d’un minimum de onze ans (six ans de primaire, cinq ans de secondaire). Il est vrai qu’elle n’est guère portée sur la théorie du complot.

Reste une troisième et dernière chose à évoquer. Que faire de Montréal ? Parmi les exceptions qu’envisagerait d’appliquer le ministre Bolduc, certaines concerneraient les «quartiers allophones» de Montréal. L’Oreille tendue l’a dit en ondes : cela lui paraît absurde. Pourquoi ? Elle ne voit pas bien comment on pourrait refuser à certains élèves québécois un programme qui serait offert à d’autres sur la seule base d’une chose aussi floue que l’idée de «quartiers allophones». Par ailleurs, l’idée selon laquelle les élèves «allophones» parleraient évidemment l’anglais — et l’auraient appris sur des bases solides — est facilement contredite par la description de la réalité linguistique montréalaise. Les «allophones» parlent bien d’autres langues à la maison que l’anglais. (Le représentant syndical Sylvain Mallette, à Faut pas croire tout ce qu’on dit, rappelait qu’il se parle 159 langues maternelles sur le territoire de la Commission scolaire de Montréal.)

Cela amène à réfléchir aux rapports des langues entre elles. S’agissant toujours de la situation linguistique montréalaise, on se dit, à la lecture de la pléthore de textes sur le projet du gouvernement Couillard, que l’occasion serait belle, au moment où on réfléchit à l’enseignement de la langue seconde au Québec, pour essayer de sortir de la polarisation entre l’anglais et le français. Le pseudo-débat sur le «franglais» du mois de juillet aurait dû déjà le montrer : l’époque où l’on pouvait faire semblant qu’il n’y a que deux langues au Québec est révolue. Le Conseil supérieur de l’éducation suggère d’ailleurs de mettre en place, au préscolaire et au début du primaire, des activités d’«éveil aux langues» (Avis, p. 31). L’idée est bienvenue.

Cela étant, le débat n’est pas prêt de s’éteindre. Au Québec comme ailleurs — mais peut-être un peu plus au Québec —, les discussions en matière de langue sont toujours lourdement chargées d’émotions. En effet, le statut de l’enseignement de l’anglais ne peut pas ne pas renvoyer à celui de l’enseignement du français et, par extension, à celui du français dans l’espace public. Or les questions identitaires se règlent rarement dans la sérénité.

P.-S. — Par communiqué, le Conseil supérieur de la langue française «reçoit avec intérêt» l’avis du Conseil supérieur de l’éducation. Voilà qui devrait en rassurer quelques-uns parmi les craintifs. (Malheureusement, dans la phrase, incontestable, «Le français, langue commune et langue officielle du Québec, est indissociable de la culture et de l’identité québécoise», il manque un s à «québécoise».)

 

[Complément du 2 septembre 2014]

Dans le Soleil du jour, le caricaturiste André-Philippe Côté indique un bénéfice inattendu de l’enseignement intensif de l’anglais.