Autopromotion 083

«La politique (en effet) se réalise dans les mots
autant que dans les actes.
Il y a des coups de mot
comme il y a des coups d’État
et des coups de foudre»
(Henri Meschonnich,
Des mots et des mondes.
Dictionnaires, encyclopédies,
grammaires, nomenclatures
,
1991).

 

Autour de 10 h 30 ce matin, l’Oreille tendue participera, dans le cadre de l’émission radiophonique Médium large de Catherine Perrin (Radio-Canada), à une discussion avec Carole Beaulieu du magazine l’Actualité sur les insultes politiques. Il y a de quoi faire.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

L’Oreille tendue avait préparé quelques brèves définitions en prévision de la discussion. Les voici. Elles n’engagent qu’elle.

Anarchiste

1. Défenseur d’une conception politique appelée l’anarchisme. Normand Baillargeon est un anarchiste.

2. Citoyen frustré qui décide de ne plus tenir compte des règles de la citoyenneté. Des manifestants violents se disaient anarchistes.

Capitaliste

N’existe plus. Voir néolibéral.

Communiste

Insulte qui a depuis longtemps dépassé sa date de péremption, sauf envers la Corée du Nord et envers Dennis Rodman.

Crypto-

«Élément, du grec kruptos “caché”» (le Petit Robert, édition numérique de 2014). Se dit, pour plus de prudence, de ses adversaires politiques et de leurs objectifs cachés. Selon ses opposants les plus radicaux, le gouvernement de Jean Charest, en 2012, n’était pas un gouvernement fasciste, mais un gouvernement cryptofasciste.

Fasciste

Voir Gestapo. «Jean Charest est fasciste», disait un anarchiste.

Gestapo

La police, quand elle s’en prend à nous et pas aux autres. «Le SPVM et la gestapo, c’est pareil», affirmaient les personnes arrêtées.

-isme

Doctrine à embrasser. Jadis, on embrassait le communisme.

-iste

Embrasseur de doctrine. S’en méfier. Les islamistes intégristes sont contre la Charte québécoise de la laïcité.

Léniniste

Insulte qui a depuis longtemps dépassé sa date de péremption, même en Corée du Nord.

Libéral

N’existe plus. Voir néolibéral.

Marxiste

Chez certains catholiques, méfiance envers les autres catholiques. «François est un pape marxiste», croient les ultraconservateurs; voir -iste.

Marxien

Marxiste qui se méfie des autres marxistes.

Néolibéral

Créature économico-politique dont l’objectif est de manger tous les enfants du monde au petit déjeuner. Le gouvernement Charest était néolibéral. Le gouvernement Marois est néolibéral. Le gouvernement Harper était et est néolibéral.

Socialiste

Défenseur du socialisme. Barack Obama est un socialiste, comme Claude Castonguay; voir –iste. Ne pas voir communiste.

Histoire de pont et de hockey

La Presse+, 16 décembre 2013

«notre nom est Maurice Richard»
(Roch Carrier, le Rocket, 2000)

 

Montréal est une île. Pour y accéder ou pour en sortir, il faut donc des ponts (et un tunnel). Parmi ceux-ci, le pont Champlain n’est pas le plus ancien (il date de la fin des années 1950), mais il est le plus abîmé. On doit le remplacer. On s’attellera à la tâche sous peu.

On discute déjà coût, calendrier, architecture — et nom. Pour des raisons assez obscures, certains aimeraient rebaptiser le pont Champlain. Les suggestions ne manquent pas, comme le révèle la Presse+ du 16 décembre : pont Lemoyne, pont Kondiaronk, pont Hochelaga, pont Maurice-Richard.

Maurice Richard ? Un célèbre joueur de hockey des Canadiens de Montréal, de 1942 à 1960. (L’Oreille tendue a écrit une «histoire culturelle» de celui qu’on appelle «Le Rocket», le mythique numéro 9.) Des villes, une province et un pays l’ont déjà beaucoup encensé. Doit-on faire plus ?

À Montréal, Maurice Richard a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. (Il a aussi sa place sur le Walk of Fame du Madison Square Garden de New York et sur le Canada’s Walk of Fame de Toronto.) À quatre statues : devant l’aréna qui porte son nom, à côté du Centre Bell, au rez-de-chaussée des cinémas AMC-Forum-Pepsi, dans le Complexe commercial Les Ailes. À son gymnase, celui de l’école Saint-Étienne.

Il y a un lac Maurice-Richard, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. Il y a le lac et la baie du Rocket près de La Tuque. Il y a une rue Maurice-Richard et une place Maurice-Richard, à Vaudreuil-Dorion, en banlieue de Montréal.

Le Canada n’est pas en reste. L’État fédéral a érigé une statue de Maurice Richard devant le Musée canadien des civilisations, celui où a été montée en 2004 l’exposition, devenue itinérante depuis, «Une légende, un héritage. “Rocket Richard”. The Legend — The Legacy». Il a émis un timbre à l’effigie du hockeyeur et il lui fait allusion, par Roch Carrier interposé, sur les billets de banque de 5 $. L’Oreille s’est laissé dire que, à Calgary, une «Richard’s Way» (ou serait-ce une «Richard’s Road» ?) l’aurait honoré. Du temps où les affaires allaient moins mal, il y avait une salle Maurice-Richard au siège social de Research in Motion (le Blackberry), à Waterloo; peut-être y est-elle toujours.

N’est-ce pas suffisant pour celui qui disait de lui-même «Chus juste rien qu’un joueur de hockey» ? L’Oreille aurait tendance à le croire.

P.-S. — On a souvent comparé «la diva de Charlemagne» à Maurice Richard. Est-ce à dire qu’il faudra un jour penser baptiser un pont Céline-Dion ? Ce serait une bonne raison de ne pas renommer le pont Champlain. Ne créons pas de précédent dangereux.

P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois qu’une pareille opération toponymique est évoquée. Il en été question dans la Presse du 6 octobre 2011, sous la plume de Stéphane Laporte, et dans le Devoir du 20 juin 2012, dans une caricature de Garnotte. Celui-ci fait dire au ministre fédéral responsable du projet, Denis Lebel : «En son honneur, je songe à un pont… suspendu !» Maurice Richard a en effet, au cours de sa carrière, été suspendu plusieurs fois.

 

[Complément du 1er novembre 2014]

Le Parti conservateur de Stephen Harper, au pouvoir au gouvernement fédéral canadien à Ottawa, en fait une obsession. «Exclusif. Le Rocket aura son pont», affirme le quotidien la Presse en une aujourd’hui : «Le pont Champlain cédera sa place au pont Maurice-Richard, a tranché Ottawa. Le gouvernement Harper devrait en faire l’annonce le 9 décembre, un clin d’œil au numéro de la légende du Canadien.» En page 3, en titre : «Maurice Richard déloge ChamplainL’Oreille n’en croit pas ses oreilles.

 

[Complément du 5 novembre 2014]

Dans la Presse+ de ce matin, l’Oreille tendue découvre qu’un «corridor emprunté par le quart des vols en partance ou à destination de Montréal» porte, depuis 2012, le nom MORIC (pour Maurice Richard). Plus précisément, il s’agit d’«un point de cheminement en haute altitude situé au nord-ouest de Montréal». Maurice Richard au / dans le ciel.

P.-S. — Le Rocket n’est pas seul :

En 2012, les contrôleurs de Montréal guidant les pilotes ont commencé à utiliser les points de cheminement MORIC (pour Maurice Richard), LFLER (Guy Lafleur), BLIVO (Jean Béliveau) et ARVIE (Doug Harvey), tandis que GAINY (Bob Gainey) était le nom d’une procédure d’arrivée vers les pistes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, à Dorval — YUL pour les aviateurs. Ces cinq anciens joueurs sont membres du Temple de la Renommée du hockey. De plus, le principal corridor en direction ouest, vers Chicago et Toronto, a été baptisé HABBS, qui a la même sonorité que le vénérable surnom du Canadien, «Les Habitants», prononcé à l’anglaise. […] Les Expos sont aussi dans le ciel montréalais : deux procédures de départ dans le corridor arrivant des États-Unis s’appellent CARTR, en l’honneur du receveur Gary Carter, membre du Temple de la renommée du baseball majeur. […] Une position de départ de l’aéroport Jean-Lesage, à Québec, s’appelle NORDIK.

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Antidote littéraire

Réjean Ducharme, HA ha !…, 1982, couverture

Hier, à Ottawa, le gouverneur général du Canada, David Johnston, a fait lecture du discours du Trône du gouvernement fédéral.

Article du Devoir :

Le septième discours du Trône de Stephen Harper lu mercredi par le gouverneur général se veut [sic] le plan de match des troupes pour le dernier sprint d’ici la prochaine élection générale. Et pour ce faire, il table sur des valeurs conservatrices sûres : la gestion financière serrée de l’appareil étatique, le resserrement de la justice criminelle et la glorification des exploits militaires.

À ce genre de texte, l’Oreille tendue préfère Réjean Ducharme :

Des déclics de magnétophone, des cris de bande rembobinée. Lumières. Roger qui recommence l’enregistrement de son «Bedit Discours». Il le lit sur un bout de papier froissé en se bouchant le nez.

Roger : Bedit Discours du trône à quatre pattes dont deux molles : «La nouvelle pissance bio-dégradante du Danemark amélioré aux enzymes ravive les gouleurs foncées du Saint-Relent, le fleuve qui l’arrose, comme une mouffette. (Il fait jouer le nouvel enregistrement. Il se félicite en s’écoutant : ) Infect !… Abject !… Ignoble !… Répugnant !… Ah stextra ! stexcellent ! (HA ha !…, p. 15)

Cet incipit théâtral change de la prose de Stephen Harper.

 

Référence

Ducharme, Réjean, HA ha !…, Montréal, Lacombe, 1982, 108 p. Préface de Jean-Pierre Ronfard.

La semaine de (dé)câlisse(r)

Un juron québécois (câlisse) et une de ses formes dérivées (décâlisser) sont à l’honneur cette semaine.

C’était mardi à l’hôtel du Parlement du Québec.

«Crucifix, décâlisse !»

C’était ce matin à la Commission (québécoise) d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics, dite Commission Charbonneau.

Ken Pereira à la CEIC

Et nous ne sommes que jeudi midi.

 

[Complément du 4 octobre 2013]

Plus tard le même jour.

Au courrier, le recueil de nouvelles de Françoise Major, Dans le noir jamais noir (Montréal, La mèche, 2013, 127 p.). Page 13, on lit, tout en majuscules, «MAN, EST GROSSE, ON DÉCÂLISSE».

Sur le blogue OffQc :

Blogue OffQc

Sacrer à l’Assemblée nationale les seins nus

«Crucifix, décâlisse !»

Tout le monde le dit et le répète : les jurons du Québec sont caractérisés par une forte présence de l’attirail liturgique (tabernacle faisant tabarnak, calice devenant câlisse, ciboire évoluant en cibouère). On y est moins portés qu’ailleurs sur Dieu, mais Son fils est partout (Christ se retrouvant sous les traits de crisse).

Au fil des ans, la dimension sacrilège des sacres québécois s’est fortement atténuée. D’une part, la déchristianisation de la population a coupé cet usage linguistique de son arrière-plan sacré : dire sacrament quand on ne va pas à l’église a moins de poids que si on est pratiquant. D’autre part, il existe au Québec une constante euphémisation des jurons, qui a eu pour effet de (presque) ravaler, par exemple, crisse au rang d’un banal crime.

(L’Oreille tendue a consacré nombre de textes à ces questions. Ils sont regroupés ici.)

L’hôtel du Parlement du Québec vient d’être le théâtre de pareille euphémisation. Pas plus tard que cet après-midi, des femmes s’y sont dénudé la poitrine en hurlant «Crucifix, décâlisse !». Sur leurs seins, la même formule était écrite. Elles seraient associées au groupe Femen.

(Pourquoi ? Parce que, dans le débat actuel sur le projet de Charte des valeurs québécoises, il est beaucoup question du maintien, ou du retrait, du crucifix qui orne les murs de l’hôtel du Parlement du Québec depuis 1936.)

Le choix du verbe décâlisser est intéressant. Celui-ci signifie partir, s’en aller. Traduction libre : Crucifix, va-t-en !

Crucifix, décrisse ! n’aurait-il pas été un meilleur choix, bien plus fort ? Dire au Christ du crucifix de décrisser, voilà qui aurait été vraiment blasphématoire.

D’une certaine façon, les protestataires se sont gardé une petite gêne.

P.-S. — Crucifix étant aussi un juron québécois, cela peut mener à une certaine confusion du message. Soit on demande au crucifix de décâlisser. Soit on enjoint à quelqu’un de décâlisser, en utilisant crucifix comme marqueur d’intensité.

P.-P.-S. — Sur Twitter, @kick1972 le faisait remarquer : la langue populaire se porte bien au Salon bleu. La semaine dernière, une députée, en pleins débats parlementaires, a envoyé «chier» la première ministre du Québec, Pauline Marois.