Lacàlépaule

Hier, sur Twitter, s’agissant d’un témoignage devant la Commission (québécoise) d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, communément appelée Commission Charbonneau, du nom de la juge qui la préside, ceci :

En gros, Roche payait les vacances et les lacs à l’épaule des maires en retraite fermée à Pointe-au-Pic. #ceic (@brianmyles).

Lacs à l’épaule ?

En septembre 1962, le Parti libéral du Québec décida de convoquer des élections anticipées lors d’une réunion tenue dans un chalet sur les rives du lac à l’Épaule, dans les Laurentides, au nord de Québec.

Depuis, le lac-à-l’épaule désigne une sorte de sommet intime, généralement tenu dans les régions.

Remarque. Malgré la recommandation de l’Office québécois de la langue française («lac-à-l’épaule», sans guillemets), la graphie n’est pas tout à fait fixée.

«Un Lac à l’Épaule pour la mise en réseau du gouvernement ?» (Techno sciences, 29 avril 1998).

«Louis Lalande a récemment tenu un “lac-à-l’épaule”» (la Presse, 26 mai 2004, cahier Arts et spectacles, p. 1).

 

[Complément du 24 juillet 2015]

Il existe quelque chose de semblable en France : le Grenelle. «Par antonomase, un Grenelle est dans le langage médiatique français — par facilité politique et journalistique, puis par mimétisme — un débat réunissant des représentants du gouvernement et d’associations professionnelles et/ou d’ONG, portant sur un thème spécifique et visant à légiférer ou à prendre position. La lexicalisation, plus ou moins admise, du terme est le fruit d’une ellipse stylistique : “Les accords de la rue de Grenelle” => “Les accords de Grenelle” => “Le Grenelle”» (Wikipédia).

 

[Complément du 17 octobre 2016]

À l’automne 2016, l’Association des professionnels de congrès du Québec lançait, numériquement, son Vocabulaire du tourisme d’affaires. Définition du «lac-à-l’épaule (n. m.)» : «Rencontre importante non publicisée et tenue à huis clos, hors du milieu de travail, normalement dans un lieu retiré.»

 

[Complément du 12 février 2017]

Une occurrence romanesque ? «Lac-à-l’épaule : expression désignant, au Québec, un séjour de brassage d’idées, de ressourcement et de planification stratégique entrepris par un groupe d’individus dans un lieu isolé» (Louis Hamelin, Autour d’Éva, p. 284). À votre service.

 

Référence

Hamelin, Louis, Autour d’Éva. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 418 p.

L’universitaire dans la Cité

L’universaire et les médias, ouvrage collectif, 2013, couverture

Universitaire de son état, l’Oreille tendue dit rarement non à une demande d’intervention publique (radio, journaux, Internet). Le statut de l’intellectuel au Québec l’occupe périodiquement (voir ici et ). Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif que vient de diriger Alain Létourneau, l’Universitaire et les médias. Une collaboration risquée mais nécessaire (Montréal, Liber, 2013).

Le livre mêle témoignage (Michel Lacombe) et articles scientifiques (Raymond Corriveau; Serge Larivée, Carole Sénéchal et Françoys Gagné; André H. Caron, Catherine Mathys et Ninozka Marrder; Alain Létourneau). À mi-chemin, des textes parlent expertise politique (Jean-Herman Guay), parole sociologique (Corinne Gendron), et éthique (Sami Aoun; Armande Saint-Jean). La situation décrite est la québécoise.

Pour aller vite, les relations entre journalistes et universitaires peuvent être saisies soit comme une lutte («le combat du sens», p. 121), soit comme une collaboration («une construction commune d’opinion», p. 132). Que l’on choisisse une métaphore ou l’autre, il est indéniable que beaucoup de choses distinguent les travailleurs des médias des professeurs. Deux sont fréquemment rappelées par les collaborateurs de l’ouvrage.

Les modes de validation du travail scientifique des universitaires sont précisément encadrés par les processus d’évaluation par les pairs : les universitaires sont évalués par d’autres universitaires et ils connaissent les règles du jeu. Celles du monde journalistique ne sont évidemment pas les mêmes. Quand un universitaire parle à un journaliste, il ne s’adresse pas à un pair. Les lecteurs du journal, le spectateur de la télévision ou l’auditeur de la radio n’en sont pas non plus. La vulgarisation nécessite dès lors une série d’ajustements, auxquels on se prêtera plus ou moins volontiers, d’un côté comme de l’autre.

Plus profondément, ce qui distingue le scientifique du journaliste est le rapport au temps. Le second est souvent pressé par le temps et il doit faire bref. Le premier est non seulement habitué aux longues expositions, mais il a besoin de celles-ci pour présenter ses conclusions. Sur ce plan, il ne peut qu’être bousculé par les médias.

Malgré ces divergences profondes, les uns et les autres arrivent à trouver un terrain d’entente. C’est particulièrement vrai de Jean-Herman Guay (politique nord-américaine) et de Sami Aoun (politique internationale), qui sont des figures connues des médias québécois. Dans l’ensemble, le portrait que dessine l’Universitaire et les médias est optimiste, comme l’indique son sous-titre (Une collaboration risquée mais nécessaire). De toute façon, peut-on imaginer un monde public dont les scientifiques se retireraient ? «Lorsque l’universitaire se tait, écrit Raymond Corriveau, d’autres parlent, et très fort» (p. 23).

Le lecteur reste toutefois sur sa faim.

À l’exception d’Armande Saint-Jean, aucun des collaborateurs ne s’interroge sur l’histoire des rapports malaisés entre journalistes et universitaires : les situations décrites sont toutes immédiatement contemporaines, comme si elles n’étaient pas déterminées par une transformation dans la durée. De même, une réflexion historique aurait permis d’approfondir une question abordée beaucoup trop allusivement, celle de la distinction à établir entre les diverses figures de l’intervention dans la vie de la Cité : on ne demande pas la même chose à l’intellectuel, à l’expert et au professeur. Les bouleversements induits par le numérique sur la diffusion, généraliste et professionnelle, du savoir sont évoqués à quelques reprises, mais pas de façon soutenue; or, comme l’écrivent, André H. Caron, Catherine Mathys et Ninozka Marrder, «L’internet a passablement reconfiguré la diffusion des sciences et plus largement la diffusion de l’information» (p. 128). Dans le même ordre d’idées, Jean-Herman Guay va jusqu’à parler de «double tourmente» (p. 22), celle des journalistes et celle des scientifiques.

Le titre parle de «l’universitaire», mais le livre laisse de côté un pan complet de l’Université, le secteur des lettres (les sciences humaines sont à peine mieux traitées) : les spécialistes de ces disciplines sont pourtant présents sur diverses tribunes. Le mot «médias» pose aussi problème : les cadres d’intervention des universitaires peuvent être fort différents les uns des autres et il aurait été bon de distinguer plus souvent que cela n’a été fait le «clip» sonore de l’entrevue de fond, le texte d’opinion de la chronique. Cette absence de précision est d’autant plus étonnante qu’un texte comme celui de Caron, Mathys et Marrder montre combien la communication scientifique est tributaire des conditions concrètes de son énonciation (qui parle à qui dans quel cadre).

Au fil des pages, quelques écueils de la collaboration journalistes-universitaires apparaissent. Jean-Herman Guay se méfie du populisme (p. 16-17). Sami Aoun énumère cinq «risques» : «désir de plaire», «vedettariat», «personnification de l’analyse», volonté de jouer à «l’intellectuel rebelle», «penchant médiatique pour le spectaculaire et le catastrophique» (p. 41). Corinne Gendron décrit «trois types de pièges : l’opinion à chaud, la mise en scène conflictuelle, et le vedettariat» (p. 71).

Il est un écueil plus dangereux : une mauvaise «recherche» ne donnera jamais un bon reportage. Le texte de Serge Larivée, Carole Sénéchal et Françoys Gagné, «Scientifiques et journalistes : condamnés à collaborer» (p. 49-63), en est un malheureux exemple. Les auteurs collent bout à bout des remarques sur l’état des connaissances psychologiques dans la société, cela d’une façon particulièrement cavalière. Deux exemples devraient suffire à le faire voir. À la note 6 de la p. 54, on lit : «Nous avons recensé quarante-trois ouvrages en français et cent treize en anglais — dont huit contemporains de Freud — qui soutiennent soit que le père de la psychanalyse a fraudé, soit que la psychanalyse est à certains égards une imposture, soit qu’elle n’est pas une science.» Cela est-il une preuve ? De quoi ? Peut-on tirer quelque conclusion que ce soit de pareille arithmétique ? À la p. 60, les auteurs ouvrent une section de leur texte par ceci : «La déclaration du Dr Mailloux à la télévision de Radio-Canada, lors de l’émission Tout le monde en parle du 25 septembre 2005, a suscité toutes sortes de réactions dans les médias, principalement au cours de la semaine suivante.» Quelle est cette déclaration ? On ne le dit pas.

Les relations entre les universitaires et les médias peuvent être difficiles. À la lecture de pareil texte, on comprend mieux pourquoi.

P.-S. — Non, Jean-François Lisée n’était pas professeur à l’Université de Montréal (p. 136).

P.-P.-S. — Myriam Daguzan Bernier et Valérie Levée ont rendu compte de l’ouvrage.

 

Référence

Létourneau, Alain (édit.), l’Universitaire et les médias. Une collaboration risquée mais nécessaire, Montréal, Liber, 2013, 154 p.

Familiarité de la pancarte

On a beaucoup vu de pancartes au Québec depuis un an.

Ci-dessous, cinq exemples, choisis pour leurs caractéristiques communes, dont les deux premiers sont tirés de l’actualité immédiate.

«Heille Agnès
Couper les moins nantis
C’est cheap en esti !» (le Devoir, 5 mars 2013, p. A3).

«Pauline
c’est pas
vargeux
ton
affaire» (le Devoir, 26 février 2013, p. A3).

«Line
mange un
osti d’charest
d’marde !
Les étudiants» (les Pancartes de la GGI).

«Bachand,
tes
hausses
de tarifs
fous-toi
les dans
le cul !» (les Pancartes de la GGI).

«Charest !!!
Décalisse
C’est tu clair» (le Devoir, 2-3 juin 2012, p. A1).

Ces caractéristiques ? Le tutoiement. L’interlocution directe («Heille»), soit par le prénom (pour les femmes : Agnès Maltais, Pauline Marois, Line Beauchamp), soit par le patronyme (pour les hommes : Raymond Bachand, Jean Charest). Le recours au juron («esti», «osti», «Décalisse») ou à la vulgarité («marde», «cul»).

Peut-on dire de ces pancartes qu’elles sont représentatives de l’ensemble de celles qu’on a vues pendant le Printemps érable et depuis ? Évidemment pas : il aurait été impossible de relever le contenu de toutes les pancartes alors brandies. Peuvent-elles servir, seules, de corpus pour essayer de comprendre le rapport des Québécois à l’autre ? Pas plus. Disent-elles néanmoins quelque chose de ce rapport ? Sans aucun doute : que la familiarité reste un des traits profonds de la société québécoise, jusque dans son langage politique.

Précautions pré-commentaires

On objectera à l’Oreille tendue que toutes les pancartes n’avaient pas recours à cette proximité supposée. C’est vrai : «Où s’en va le Québec ? / M. Charest, / je veux connaître / votre itinéraire» (les Pancartes de la GGI); «Charest / reculez» (le Devoir, 17 avril 2012, p. A5); «Charest / les / voyous / c’est / vous» (le Devoir, 25 mai 2012, p. A1).

On lui objectera que certains manifestants avaient un vrai sens de la formule, familiarité ou pas. C’est encore vrai : pour l’Oreille, «Mon père est dans l’anti-émeute» (les Pancartes de la GGI) est un texte de pancarte admirable.

On lui objectera enfin que la vulgarité avait un ton bonhomme. Là-dessus, l’Oreille ne sera pas d’accord. «1625 / moé l’cul» (les Pancartes de la GGI); « Charest / Ta yeule / On peut s’crosser tu-seuls» et «Charest / Salaud / Le peuple aura ta peau» (le Devoir, 2-3 juin 2012, p. A1 et la Presse, 16 juin 2012, p. A20); «Charest, en prison, échappe pas ton savon» (la Presse, 16 juin 2012, p. A20); «Étudiants / fourrés / Beauchamp / mal / baisée !» : non, ce ne sont pas des textes bonhommes.

S’indigner devant le Printemps érable

Paul Chamberland, les Pantins de la destruction, 2012, couverture

[Septième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Les Pantins de la destruction, l’essai qu’a publié Paul Chamberland en septembre de l’année dernière, n’est pas à proprement parler un livre sur ce que l’on appelle maintenant le Printemps érable. Seul le premier de ses trois chapitres, «Croc à phynances et carré rouge» (p. 9-32), aborde explicitement ce qui s’est passé au Québec en 2012. Au mieux, la «crise étudiante» est la «toile de fond» de l’ouvrage (quatrième de couverture).

De quoi est-il question alors dans ce livre ? De «la Destruction en cours» du monde dans lequel nous vivons, sous la poussée de divers courants mortifères : Nécronomie, Némocratie, thanatocratie, nécrodictature, etc. (L’auteur aime les néologismes et les majuscules.)

En un (rare) passage synthétique, les incarnations de Thanatos, la pulsion de mort, sont décrites :

Colossales et conjuguées, trois vagues de fond, trois forces de destruction massive emportent désormais le cours du monde. La première résulte de l’exploitation effrénée et irresponsable des ressources de la biosphère, provoquant du coup la dégradation du milieu qui forme la niche de l’espèce humaine. La deuxième doit sa malfaisance à la voracité mondialisée, et sévissant en toute impunité, de l’oligarchie des superprédateurs financiers, à qui les chefs d’État «démocratiques» donnent le champ libre au détriment des peuples. La troisième investit toute la vie en société grâce au dispositif de gestion technocratique et biopolitique des populations de manière à codifier et à «normaliser» l’ensemble des comportements selon une logique instrumentale tout à fait indifférente aux aspirations qui donnent son sens proprement humain à une vie digne d’être vécue (p. 83-84).

Si tant est qu’un lien clair puisse être établi entre les trois forces de ce «système globalitaire» (p. 84) et les événements de 2012, il faudrait probablement le chercher du côté de la deuxième et, surtout, de la troisième. Un ancien premier ministre du Québec («Grossevoix Lucien Bouchard», p. 13), un ancien ministre des finances («Ubu-Bachand», passim) et des financiers («les Paul Desmarais de ce monde, père et fils», p. 19) feraient partie de ces «pantins» toujours prêts à écraser les autres sans se rendre compte que la logique du monde tel qu’il va a programmé qu’ils seront eux aussi écrasés à leur tour. La situation québécoise ne serait qu’une manifestation de plus d’une déréliction généralisée, un exemple de plus parmi ceux que Chamberland empile les uns sur les autres tout au long du deuxième chapitre.

S’il n’évoque les grèves étudiantes de 2012 qu’allusivement, les Pantins de la destruction permet néanmoins de poser une question à l’ensemble des textes les abordant : pourquoi écrire sur elles ?

Certains se contenteront de rapporter, presque sur le vif, ce qui a été vécu. D’autres voudront prendre du recul et essayer de comprendre ce qui s’est passé, voire de proposer des pistes de solution. D’autres, enfin, utiliseront la fiction pour problématiser la crise sociale. Ceux-là postulent l’existence d’un interlocuteur : à interpeler, à convaincre, à séduire — à qui s’adresser.

Pendant les 100 premières pages de l’essai de Paul Chamberland (qui en compte 109), il n’en va pas de même. Le lecteur est placé devant un soliloque. La basse continue de ce «véritable manifeste citoyen» (quatrième de couverture) est l’indignation contre la situation du monde. Y est postulée une fin inéluctable. Un point de comparaison est sans cesse présent : le nazisme. Que répondre à une phrase comme «Les puissants d’aujourd’hui, puisqu’ils en ont les moyens, entendent assujettir à leur règne l’humanité entière» (p. 57) ? Ce cri est à prendre ou à laisser.

Il faut attendre le troisième chapitre, et tardivement dans ce chapitre, pour voir se dessiner quelque chose de l’ordre de la sortie de l’état de crise. Un «Nous» apparaît (p. 100-101), auquel une forme de «résistance» est proposée. Personne n’est à même de mettre un frein aux forces de Thanatos, mais des choix éthiques s’offrent tout de même à ceux qui refusent «l’avancée de l’inhumain» (p. 85).

Pareille position est parfaitement légitime. Elle confine néanmoins au solipsisme.

 

Référence

Chamberland, Paul, les Pantins de la destruction, Montréal, Poètes de brousse, coll. «Essai libre», 2012, 109 p.

Raconter le Printemps érable, bis

Collectif, Printemps spécial, 2012, couverture

[Sixième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Printemps spécial. Fictions a été achevé d’imprimer le 17 septembre 2012. Les douze collaborateurs de l’ouvrage, tous romanciers publiés aux éditions Héliotrope, ont donc écrit dans l’urgence sur ce qu’on a appelé le «printemps québécois» (p. 19, p. 24 et p. 66) ou le «printemps érable» (p. 31 et p. 38), les grèves étudiantes qui ont secoué le Québec tout au long de 2012 et qui n’étaient pas terminées au moment d’aller sous presse. «Leurs textes ici ne visent pas l’analyse, ils ne cherchent pas à convaincre non plus. Ils sont l’expression tour à tour lyrique, ironique, admirative ou mélancolique d’un printemps à nul autre pareil» (p. 4).

Cette proximité avec les événements pose au moins deux questions aux auteurs de fiction. Que peut la littérature devant une révolte comme celle-là ? Où se situer, dedans (avec les grévistes et manifestants) ou dehors (à distance) ?

Le réflexe d’un écrivain est de s’accrocher aux mots, et le Québec de 2012 en a fourni plusieurs aux auteurs de Printemps spécial : «rue» (p. 19, p. 67 et p. 68), «belle vie» (p. 32), «majorité silencieuse» (p. 32), «néolibéral» (p. 37, p. 52 et p. 58), «violence» (p. 40), «intimidation» (p. 40), «indignés» (p. 59-60, p. 68 et p. 111), «enfants-rois» (p. 78), «juste part» (p. 32). C’est ce «juste part» qui, à la toute fin de «La jeune fille et les porcs» de Nicolas Chalifour (p. 15), sauve un texte autrement englué dans le mépris. Photos et textes rappellent les slogans des manifestants : «La loi spéciale, on s’en câlisse !» (p. 67). La littérature est à l’écoute.

Plusieurs auteurs de Printemps spécial écrivent hors du «bourbier montréalais» (p. 90) : de Berlin (André Marois), de New York et de «Occupy Wall Street» (Gail Scott), de Paris (Patrice Lessard, Michèle Lesbre). Le texte de Gabriel Anctil, «La révolte», ne dit strictement rien de plus que les discours médiatiques, même s’il s’ouvre sur une mise à distance : «Le silence qui flotte sur l’étage est mortuaire, comme si cette révolte populaire se déroulait à l’autre bout du monde et non à quelques pas d’ici» (p. 64). Faut-il s’éloigner pour dire quelque chose de neuf ?

Comment situer ce qui se passe au Québec dans un cadre plus large ? Le personnage de Martine Delvaux («Autoportrait en militante») est prudent : «Tu sursautes quand on établit des parallèles entre le printemps érable et le printemps arabe, entre le Québec et la Russie, entre la brutalité policière et les crimes que l’État commet au même moment en Syrie» (p. 31). Ni André Marois («J’ai l’impression que je vais débarquer en terre étrangère, dans une Hongrie de 1956», p. 37) ni Gabriel Anctil (p. 69) n’ont sa retenue.

Chez Catherine Mavrikakis, Simon Paquet et Olga Duhamel-Noyer, l’extériorité est paradoxalement proche et ce choix esthétique fait entrer du trouble dans les discours tout faits. La première, dans «À la casserole», met en scène un personnage venu du passé de la narratrice, Hervé, un clochard sourd aux bruits de la contestation. Le deuxième montre par l’ironie combien il peut être difficile de s’intégrer aux manifestants quand on arrive d’ailleurs, géographiquement et socialement («L’inactiviste»). La dernière, dans le texte le plus fort du recueil, «La corde», imagine une femme victime de violence pendant que passe une manifestation à côté de l’appartement où elle est ligotée, yeux bandés, entourée de gens qu’elle ne peut qu’entendre («Ils commentent des images», p. 102). Ni l’agression ni la manifestation ne paraissent avoir de sens, sans que naisse pour autant l’inquiétude. La fiction sert à montrer cela aussi.

Saisir les mots de la grève est important. Réussir à la déranger est autrement plus difficile, et nécessaire.

 

Référence

Printemps spécial. Fictions, Montréal, Héliotrope, «série K», 2012, 113 p. Ill.