Chantons sport

18 novembre 2010 : depuis la mise en ligne du billet qui suit, le jukebox numérique a été retiré du site de Cyberpresse.

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Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue donnait une entrevue à Jean-François Bégin du quotidien la Presse. De cette entrevue sont sortis un article, un jukebox numérique et un sondage. Son thème ? Quelle est la «meilleure chanson» sur l’équipe de hockey des Canadiens de Montréal ?

Le résultat a été annoncé ce samedi dans le cahier des sports du journal (p. 4). Parmi les 63 chansons recensées, «Le but» (2009) de Loco Locass a été choisie par près d’un internaute sur cinq.

Pourquoi celle-là plutôt que la délicieuse «Ah ! le hockey» de Léo LeSieur (1930) ou que l’entraînante «Rocket Rock and Roll» de Denise Filiatrault (1957) ? Pourquoi avoir laissé de côté Oscar Thiffault, Jean Lapointe (et les Jérolas) ou le groupe Les Cowboys fringants, avec quatre chansons chacun ?

Hypothèses d’explication.

Loco Locass est probablement le groupe de rap le plus populaire au Québec et «Le but» a été très largement commenté dans les médias depuis sa sortie d’abord sur le site Web du trio, puis sur les sites de vente en ligne dans Internet. Pareil battage publicitaire favorise évidemment cette chanson, beaucoup plus, par exemple, que «La soirée du hockey» de Christine Corneau (1988).

La musique joue bien évidemment un rôle dans l’affaire. Loco Locass pratique un rap qui rejoint des publics très différents, des adolescents aux professeurs d’université quinquagénaires; cela distingue cette formation d’un groupe plus «rugueux» comme Manu Militari («Le premier», 2009). De plus — surtout, peut-être —, «Le but» pourrait facilement devenir un chant de ralliement populaire : on imagine bien ses «Allez allez allez allez Montréal» être repris en chœur et résonner au Centre Bell — mieux en tout cas que le refrain du «Maurice Richard» de Pierre Létourneau (1971). Cela nous changerait des «Ohé ohé ohé ohé» habituels.

La musique est faite pour rallier et entraîner un large public; c’est aussi vrai des paroles, où la dimension nationaliste le dispute à la montréalaise.

Sous la plume de Loco Locass, les Canadiens, et plus largement le hockey, sont des biens nationaux. C’est particulièrement évident au début de la chanson, quand les couleurs de l’équipe sont liées au «cœur de la nation» :

À une époque où les pucks étaient faites de crottin
On a réuni des hommes dont le destin commun
Est comme un film sans fin
En technicolor et tricolore
Bleu comme le Saint-Laurent
Blanc comme l’hiver
Rouge comme le sang qui nous coule à travers
Le corps de l’équipe c’est le cœur de la nation

De là, on passe sans mal à la ville qui adule son équipe, «la sainte flanelle» :

À chaque année faut clore avec une célébration
I l’diront jamais tel quel aux nouvelles
Mais le tissu social de Montréal
C’est de la sainte flanelle

Loco Locass le répète sous diverses formes : les Canadiens incarnent tant la nation que la ville.

Ok c’est plus qu’un sport
C’t’une métaphore de not’sort
C’est ça qui nous ressemble
C’est ça qui nous rassemble

On insiste pourtant sur le fait que cette nation et cette ville, pour le dire dans les termes de la vie politique contemporaine, sont inclusives : «Anglo franco peu importe ta couleur de peau».

Un dernier facteur contribue au succès du «But», mais l’Oreille n’est pas sûre que les membres de Loco Locass en aient été parfaitement conscients : leur chanson s’inscrit parfaitement dans la campagne de marketing des Canadiens au cours des dernières années.

En effet, au moment de célébrer (très longuement) son centenaire, l’équipe a décidé de jouer à fond la carte du passé glorieux, le thème de cette campagne étant «L’histoire se joue ici». Il s’agissait de montrer combien la valeur patrimoniale des Canadiens était indiscutable.

Loco Locass, mais aussi Mes Aïeux («Le fantôme du Forum», 2008) et Annakin Slayd («La 25ième», 2009), ne fait pas autre chose. Quand ils énumèrent plus d’une trentaine de joueurs, du début du siècle (1909) à aujourd’hui, les rappeurs disent la geste du sport national, ils rappellent la profondeur de son passé, ils l’inscrivent, et s’inscrivent, dans une histoire.

Faisant entendre les bruits traditionnels d’un match (coups de patin, rondelle et bâtons, orgue du Forum de Montréal, voix d’un commentateur, reprise d’«Ils ont gagné leurs épaulettes», cris de la foule), rappelant les noms et prénoms des «fantômes du Forum», exposant des valeurs réputées communes (effort, honneur), utilisant un imaginaire aussi bien romanesque («Nos chevaliers sont en cavale pour ramener le Graal») que religieux («À Montréal le tournoi est un chemin de croix»), clamant leur attachement à un sport et à une équipe, ils vantent en même temps les mérites d’une marque savamment mise en marché.

Cela n’enlève rien au mérite de leur chanson, mais cela explique (partiellement) son succès.

 

[Complément du 22 avril 2014]

Depuis la rédaction de ce billet, la chanson «Le but» est fréquemment entendue au Centre Bell, au point où Loco Locass vient d’en sortir une nouvelle version, préparée en collaboration avec l’administration des Canadiens de Montréal, sous le titre «Le But (Allez Montréal) – version CH». C’est ce que révèle un article du Huffington Post Québec publié aujourd’hui.

Loco Locass, «Le but», 2009, pochette

Le guide alimentaire canadien, bis

En première page du journal la Presse les 6-7 novembre : «Quand les restaurants mangent leurs bas.» Voilà qui devrait étonner.

S’il est vrai que l’on nous recommande souvent de manger régulièrement des fibres, ce titre peut paraître aller un tantinet trop loin. N’est-ce pas exagérer le souci de son transit intestinal ? Est-ce pour cela que le magazine Québec science a déjà parlé du Québécois comme d’un «mangeur distinct» (été 2009) ?

On aurait tort de le penser : au Québec, manger ses bas n’a rien à voir avec l’alimentation. L’expression désigne plutôt un échec complet, ou du moins un échec appréhendé : voilà ce qu’il nous reste quand tout a échoué. Celui qui mange ses bas doit ravaler son honneur. Désespéré, il est à la dernière extrémité.

L’Oreille tendue se demande — mais sans impatience excessive — d’où pareille expression peut bien venir.

P.-S. — Manger ses bas peut aussi signifier être nerveux. «J’ai pensé à Denys Arcand, qui devait être en train de manger ses bas […]» (la Presse, 26 mai 2003). Ce n’est pas l’usage le plus courant.

Le poids des mots

Le 6 novembre, à la radio de Radio-Canada, entendu ceci aux informations : à cause des résultats des élections de mi-mandat aux États-Unis, la politique américaine en matière d’environnement devrait changer et, «par conséquent», celle du Canada. Deux mots, toute une géopolitique : «par conséquent».

Une tabarnac de maestria

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de causer jurons, notamment ici, et d’avouer sa longue relation affectueuse avec le mot tabarnac. Elle ne peut donc que s’incliner devant la maestria dont fait preuve Julien Poulin, l’interprète du personne d’Elvis Gratton, quand il se plie aux demandes du réalisateur Pierre Falardeau.

Cela, en effet, mérite applaudissements.

 

[Complément du 27 janvier 2019]

En version hexagonale, avec putain, cela donnerait ceci :

Clémentine Latron, blogue Dessine-moi un expat, Courrier international, 12 octobre 2018Source : Clémentine Latron, blogue Dessine-moi un expat, Courrier international, 12 octobre 2018

La langue du baseball à travers les âges (genre)

Note. Ce jeudi 4 novembre est un journée sportivement chargée pour l’Oreille tendue : entrevue dans la Presse (cahier Au jeu, p. 5), lancement sur Cyberpresse d’un jukebox numérique auquel elle a collaboré, réflexion ci-dessous sur l’évolution de la langue du sport. [18 novembre 2010 : depuis la mise en ligne du billet qui suit, le jukebox numérique a été retiré du site de Cyberpresse.]

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Un lecteur non averti pourra être étonné à la lecture de la phrase suivante, tirée des Caprices du sport. Roman fragmenté, que vient de faire paraître Renald Bérubé : «merci, Sandy Amoros, ex-Royal de Montréal, voltigeur de gauche d’origine cubaine appelé en fin de match à jouer à la vache par mesure défensive» (p. 138). Jouer à la vache ? L’amateur de baseball québécois comprendra instantanément : jouer sur l’herbe du champ extérieur, là où on pourrait sans mal imaginer des vaches en train de brouter.

C’est que chaque sport a son vocabulaire, et celui-ci évolue. Voici deux exemples, s’agissant du baseball, le plus beau des sports.

Dans ses 2000 mots bilingues par l’image, l’abbé Étienne Blanchard, entre autres sujets, offre un glossaire du baseball, la «balle au camp». (Il y a aussi un glossaire du «hoquet», le hockey. Ils sont joliment désuets l’un comme l’autre.)

Abbé Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l'image, 1920, p. 59

Sur le baseball, on apprend plein de choses par l’image (p. 58-59). Même s’il ressemble phonétiquement à umpire, il faut délaisser le mot empailleur pour arbitre (fig. 3). En bon apôtre de «la soudure des mots composés» (p. 3), Blanchard propose champdroit, champgauche et centrechamp, alors qu’on dirait aujourd’hui champ droit, champ gauche et champ centre (fig. 8). Notre receveur est le gobeur de l’abbé — «C’est le terme usité en France dans le jeu de thèque»; son corselet ou sa poitrinière, notre plastron (fig. 2 et 9).

Les trois pages de la section «Termes de la balle au camp (Baseball)» (p. 106-108) regorgent, elles aussi, de trouvailles (oubliées). Une balle mouillée (spit ball) est un crachat. Les physiciens risquent d’être troublés par certaine courbe de la courbe (curve); s’agit-il d’une balle droite ? Le lapin de 1920 (grounder) est plus joli que le roulant d’aujourd’hui. Pourtant, le baseball de l’époque paraît plus violent que le nôtre : on peut être tué sur but (out on base) ou fusillé (strike out).

Le même Étienne Blanchard consacrera une page de sa Stylistique canadienne à des «Termes divers» de sport, surtout de baseball, lapin inclus (p. 96). Passons.

Venons-en au Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball) publié à Québec en 1937 «avec la bienveillante autorisation de la Société du parler français».

Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball), 1937, couverture

La Société, comme l’abbé Blanchard avant elle, n’aime pas le mot baseball. Sa balle aux buts n’aura cependant pas plus de succès que la balle au camp de l’autre. Les rédacteurs du Vocabulaire accordent à ce sport plus d’importance (15 pages) qu’au hockey (6 pages) et qu’au tennis (7 pages). Leurs choix n’ont pas tous été entendus, mais plusieurs sont devenus courants : champ droit, champ gauche, champ centre, receveur, plastron, courbe. Pas de lapin, mais un coup rasant.

Une chose est sûre : parmi les animaux du sport, aucun de ces textes ne connaît la vache.

P.-S. — Une fois n’est pas coutume : prenons le Petit Robert en défaut. À plastron, on lit «Vêtement de protection, au hockey. Plastron de receveur» (édition numérique de 2010). Or tout le monde devrait le savoir : le receveur existe au baseball, pas au hockey.

Profitons-en aussi pour prendre l’abbé Blanchard en défaut : le vocabulaire proposé p. 58-59 n’est pas tout à fait le même que celui des p. 106-108.

 

[Complément du 13 juillet 2012]

L’Oreille tendue plastronne (à tort ou à raison). Elle avait signalé par courriel leur erreur aux gens du Robert. Que lit-elle dans l’édition papier du Petit Robert 2012 ? «Plastron : Vêtement de protection, au hockey, au baseball. Plastron de receveur.» Voilà qui est mieux.

 

[Complément du 8 septembre 2021]

L’Oreille tendue vient de mettre la main sur une version antérieure, mais identique, de la partie consacrée au baseball, sous le titre Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball). Elle date de 1935.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec en offre une autre version, numérisée celle-là, aussi de 1935.

Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball)

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Blanchard, abbé Étienne, 2000 mots bilingues par l’image, Montréal, L’Imprimerie des marchands limitée, 1920, 112 p. Ill.

Blanchard, abbé Étienne, Stylistique canadienne. Cinquième édition du Manuel du bon parler, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, [1940], 111 p.

Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball), Québec, La librairie de l’Action catholique, 1937, 29 p. «Publié avec la bienveillante autorisation de la Société du parler français, qui a rédigé ce Vocabulaire.»

Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball), Québec, L’action sociale (limitée), 1935, 15 p. «Hommage de la Société du Parler français au Canada (Université Laval, Québec).»