Autopromotion 065 et esprit d’escalier

Dans le champ lexical, émission de radio, logo

L’Oreille tendue sera à l’émission Dans le champ lexical cet après-midi, entre 13 h et 14 h, sur les ondes de CIBL, pour parler murs. Il sera question de Montréal, Paris et Bangkok; de Maurice Richard, de Charles Baudelaire, de Jean-François Vilar et de Jean Echenoz; de graffitis, d’affiches et de publicités; de mots, d’images et de sons; de la ville comme livre, bref.

 

[Complément du 30 avril 2013]

On peut (ré)entendre l’émission ici ou sur iTunes.

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Ce n’est pas la première fois que l’Oreille a le plaisir de collaborer à cette émission. Le 24 janvier 2012, elle y a lu un texte sur les clichés du sport. Le voici.

On pourrait avoir l’impression que les choses sont simples. D’un côté, il y aurait les gens qui aiment le sport, les amateurs de sport, comme on dit à la radio, voire les gérants d’estrade, quand ce ne sont pas carrément des puck bunnies. De l’autre, il y aurait ces personnes qui ont tort de ne pas aimer le sport, qui pensent que le stade a remplacé l’église, bref que nous sommes soumis à un nouvel opium du peuple.

Mais les choses, vous le savez, ne sont jamais simples. Cette opposition entre croyants et mécréants masque une vérité fondamentale : nous baignons tous, que nous le voulions ou non, dans la culture du sport. C’est même elle qui nous unit parfois.

On pourrait faire savant et prouver cela en remontant à l’Antiquité et en dissertant sur les représentations d’athlètes qui ornent les vases grecs ou romains. Concentrons-nous plutôt sur le sport moderne, celui qui a été institutionnalisé à compter du XIXe siècle grosso modo. Plus précisément encore, parlons des images, des sons et des mots du sport professionnel d’aujourd’hui.

Souvenez-vous. C’était le 16 avril 1953. Au Forum de Montréal, les Canadiens remportent 1 à 0 leur match contre les vilains Bruins de Boston, et par le fait même la coupe Stanley. Elmer Lach marque le but gagnant tôt au cours de la première période de prolongation, sur une passe de nul autre, évidemment, que Maurice «Le Rocket» Richard. Le photographe Roger Saint-Jean rate le but lui-même, mais sa photo de Lach et Richard en train de s’envoler pour se féliciter va devenir célèbre. La preuve ? Quand le quotidien le Devoir choisit huit photos «connues par la grande majorité des Québécois», la première retenue est celle prise par Saint-Jean. Vous avez bien entendu : «la grande majorité des Québécois», pas «la grande majorité des Québécois de souche» ni «la grande majorité des amateurs de hockey» — non : «la grande majorité des Québécois».

Souvenez-vous maintenant du dernier match de baseball auquel vous avez assisté. Qu’est-ce que vous avez fait au milieu de la septième manche ? Vous avez fait comme tout le monde : vous vous êtes levé et vous vous êtes mis à chanter : «Take me out to the ball game / Take me out with the crowd.» Vous faussez ? Peu importe. Vous ne connaissez pas les paroles ? Tournez-vous vers le tableau d’affichage : elles sont là. Mais surtout regardez autour de vous, regardez vos semblables, vos frères, tous unis dans une même chanson parfaitement banale et parfaitement nécessaire.

Voici le moment venu d’ouvrir votre journal. Vos joueurs favoris, ceux du bleu blanc rouge, ne sont pas en déplacement; ils font un périple de quelques matchs. Vous êtes déçu de leurs résultats ? Soyez indulgent : ils donnent leur 110 %, mais la puck ne roule pas pour eux; leur gardien paraît mal et il donne des buts douteux; il contrôle mal son biscuit et il a une faiblesse entre les jambes. L’entraîneur, quelle que soit sa langue, a bien essayé de couper son banc, mais sans succès : personne n’est capable de déjouer le cerbère de l’autre équipe. Il va falloir vous faire une raison : la sainte flanelle n’est plus ce qu’elle était, les glorieux sont une espèce en voie de disparition et ça ne sent plus du tout la coupe dans la Mecque du hockey. Les bras meurtris des joueurs du tricolore ne sont plus capables de passer le flambeau; les fantômes du Forum sont inconsolables.

Vous venez d’entendre une série de clichés. Vous les avez compris ? Allez allez : dites la vérité. Ces lieux communs jouent exactement le même rôle que les images et que les sons dont il a été question tout à l’heure. Ils servent à créer des communautés : la communauté des partisans d’une équipe; la communauté des passionnés d’un sport; la communauté soudée derrière un joueur; la communauté d’une ville, d’une province, d’un pays.

Vous pouvez bien essayer de vous isoler de cette communauté, mais vous n’y arriverez pas. Que vous y croyiez ou non, que vous le vouliez ou non, que vous le sachiez ou non, le sport, c’est vous.

Les zeugmes du dimanche matin, des Papous et des illusions

Des papous dans la tête

Aux Papous dans la tête, sur France Culture, on aime les zeugmes (exemples du 22 janvier 2012, du 15 avril 2012, du 10 juin 2012, du 25 novembre 2012, du 16 décembre 2012 et du 31 mars 2013).

Deux occurrences récentes, l’une parlée, l’autre chantée.

Durant l’émission du 31 mars 2013, Pascal Fioretto parle de la «perte de ses clefs et de ses illusions».

Dans celle du 7 avril, Guy Ciancia chante «En voiture Arthur» de François Caradec :

C’est dans un trou à Charleville
Qu’il a perdu ses illusions
Ses tifs, ses yeux, ses agobilles
On peut dire qu’il a pas eu d’fion

N.B. Qui est ce «il» ? Rimbaud, bien sûr.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’universitaire dans la Cité

L’universaire et les médias, ouvrage collectif, 2013, couverture

Universitaire de son état, l’Oreille tendue dit rarement non à une demande d’intervention publique (radio, journaux, Internet). Le statut de l’intellectuel au Québec l’occupe périodiquement (voir ici et ). Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif que vient de diriger Alain Létourneau, l’Universitaire et les médias. Une collaboration risquée mais nécessaire (Montréal, Liber, 2013).

Le livre mêle témoignage (Michel Lacombe) et articles scientifiques (Raymond Corriveau; Serge Larivée, Carole Sénéchal et Françoys Gagné; André H. Caron, Catherine Mathys et Ninozka Marrder; Alain Létourneau). À mi-chemin, des textes parlent expertise politique (Jean-Herman Guay), parole sociologique (Corinne Gendron), et éthique (Sami Aoun; Armande Saint-Jean). La situation décrite est la québécoise.

Pour aller vite, les relations entre journalistes et universitaires peuvent être saisies soit comme une lutte («le combat du sens», p. 121), soit comme une collaboration («une construction commune d’opinion», p. 132). Que l’on choisisse une métaphore ou l’autre, il est indéniable que beaucoup de choses distinguent les travailleurs des médias des professeurs. Deux sont fréquemment rappelées par les collaborateurs de l’ouvrage.

Les modes de validation du travail scientifique des universitaires sont précisément encadrés par les processus d’évaluation par les pairs : les universitaires sont évalués par d’autres universitaires et ils connaissent les règles du jeu. Celles du monde journalistique ne sont évidemment pas les mêmes. Quand un universitaire parle à un journaliste, il ne s’adresse pas à un pair. Les lecteurs du journal, le spectateur de la télévision ou l’auditeur de la radio n’en sont pas non plus. La vulgarisation nécessite dès lors une série d’ajustements, auxquels on se prêtera plus ou moins volontiers, d’un côté comme de l’autre.

Plus profondément, ce qui distingue le scientifique du journaliste est le rapport au temps. Le second est souvent pressé par le temps et il doit faire bref. Le premier est non seulement habitué aux longues expositions, mais il a besoin de celles-ci pour présenter ses conclusions. Sur ce plan, il ne peut qu’être bousculé par les médias.

Malgré ces divergences profondes, les uns et les autres arrivent à trouver un terrain d’entente. C’est particulièrement vrai de Jean-Herman Guay (politique nord-américaine) et de Sami Aoun (politique internationale), qui sont des figures connues des médias québécois. Dans l’ensemble, le portrait que dessine l’Universitaire et les médias est optimiste, comme l’indique son sous-titre (Une collaboration risquée mais nécessaire). De toute façon, peut-on imaginer un monde public dont les scientifiques se retireraient ? «Lorsque l’universitaire se tait, écrit Raymond Corriveau, d’autres parlent, et très fort» (p. 23).

Le lecteur reste toutefois sur sa faim.

À l’exception d’Armande Saint-Jean, aucun des collaborateurs ne s’interroge sur l’histoire des rapports malaisés entre journalistes et universitaires : les situations décrites sont toutes immédiatement contemporaines, comme si elles n’étaient pas déterminées par une transformation dans la durée. De même, une réflexion historique aurait permis d’approfondir une question abordée beaucoup trop allusivement, celle de la distinction à établir entre les diverses figures de l’intervention dans la vie de la Cité : on ne demande pas la même chose à l’intellectuel, à l’expert et au professeur. Les bouleversements induits par le numérique sur la diffusion, généraliste et professionnelle, du savoir sont évoqués à quelques reprises, mais pas de façon soutenue; or, comme l’écrivent, André H. Caron, Catherine Mathys et Ninozka Marrder, «L’internet a passablement reconfiguré la diffusion des sciences et plus largement la diffusion de l’information» (p. 128). Dans le même ordre d’idées, Jean-Herman Guay va jusqu’à parler de «double tourmente» (p. 22), celle des journalistes et celle des scientifiques.

Le titre parle de «l’universitaire», mais le livre laisse de côté un pan complet de l’Université, le secteur des lettres (les sciences humaines sont à peine mieux traitées) : les spécialistes de ces disciplines sont pourtant présents sur diverses tribunes. Le mot «médias» pose aussi problème : les cadres d’intervention des universitaires peuvent être fort différents les uns des autres et il aurait été bon de distinguer plus souvent que cela n’a été fait le «clip» sonore de l’entrevue de fond, le texte d’opinion de la chronique. Cette absence de précision est d’autant plus étonnante qu’un texte comme celui de Caron, Mathys et Marrder montre combien la communication scientifique est tributaire des conditions concrètes de son énonciation (qui parle à qui dans quel cadre).

Au fil des pages, quelques écueils de la collaboration journalistes-universitaires apparaissent. Jean-Herman Guay se méfie du populisme (p. 16-17). Sami Aoun énumère cinq «risques» : «désir de plaire», «vedettariat», «personnification de l’analyse», volonté de jouer à «l’intellectuel rebelle», «penchant médiatique pour le spectaculaire et le catastrophique» (p. 41). Corinne Gendron décrit «trois types de pièges : l’opinion à chaud, la mise en scène conflictuelle, et le vedettariat» (p. 71).

Il est un écueil plus dangereux : une mauvaise «recherche» ne donnera jamais un bon reportage. Le texte de Serge Larivée, Carole Sénéchal et Françoys Gagné, «Scientifiques et journalistes : condamnés à collaborer» (p. 49-63), en est un malheureux exemple. Les auteurs collent bout à bout des remarques sur l’état des connaissances psychologiques dans la société, cela d’une façon particulièrement cavalière. Deux exemples devraient suffire à le faire voir. À la note 6 de la p. 54, on lit : «Nous avons recensé quarante-trois ouvrages en français et cent treize en anglais — dont huit contemporains de Freud — qui soutiennent soit que le père de la psychanalyse a fraudé, soit que la psychanalyse est à certains égards une imposture, soit qu’elle n’est pas une science.» Cela est-il une preuve ? De quoi ? Peut-on tirer quelque conclusion que ce soit de pareille arithmétique ? À la p. 60, les auteurs ouvrent une section de leur texte par ceci : «La déclaration du Dr Mailloux à la télévision de Radio-Canada, lors de l’émission Tout le monde en parle du 25 septembre 2005, a suscité toutes sortes de réactions dans les médias, principalement au cours de la semaine suivante.» Quelle est cette déclaration ? On ne le dit pas.

Les relations entre les universitaires et les médias peuvent être difficiles. À la lecture de pareil texte, on comprend mieux pourquoi.

P.-S. — Non, Jean-François Lisée n’était pas professeur à l’Université de Montréal (p. 136).

P.-P.-S. — Myriam Daguzan Bernier et Valérie Levée ont rendu compte de l’ouvrage.

 

Référence

Létourneau, Alain (édit.), l’Universitaire et les médias. Une collaboration risquée mais nécessaire, Montréal, Liber, 2013, 154 p.