Jackie Robinson aujourd’hui

Michael G. Long (édit.), 42 Today, 2021, couverture

«Not even Jackie Robinson subscribed
to this magical construction of Jackie Robinson
»
(Kevin Merida).

L’Oreille tendue l’a dit et répété : elle admire l’ancien joueur de baseball Jackie Robinson. Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif qu’on lui a consacré en 2021 sous le titre 42 Today. Que reste-t-il de Robinson aujourd’hui ?

Les auteurs rassemblés par Michael G. Long avaient pour mission de réévaluer l’héritage du célèbre numéro 42 en allant, au besoin, contre la vulgate robinsonienne, voire contre la mémoire défendue par sa veuve, Rachel Robinson (p. 3). Il s’agissait de rendre toute sa complexité à cet homme entier, farouchement indépendant d’esprit, à ses convictions et à ses combats comme à ses contradictions. Pareilles attitudes mènent à des interprétations parfois divergentes dans le public et chez les chercheurs, et à une relative solitude chez le principal intéressé.

Certains textes de 42 Today reprennent des choses connues, par exemple sur le style de jeu batailleur de Robinson (George Vecsey). Un autre, sur sa religion, le méthodisme, manque de relief (Randal Maurice Jelks). Celui de Yohuru Williams, sur la lutte de Robinson pour la défense des droits des Noirs aux États-Unis, fait double emploi avec plusieurs textes de l’ouvrage collectif.

Des approches sont plus neuves : sur la signification du numéro 42 (Jonathan Eig) et sur l’interdiction de le porter parmi les joueurs de la Ligue nationale de baseball depuis 1997 (David Naze); sur le choix tout pragmatique de la non-violence par Robinson, comme chez Martin Luther King (Mark Kurlansky); sur l’incapacité des médias «blancs» à reconnaître l’importance du recrutement de Robinson par Branch Rickey au milieu des années 1940 (Chris Lamb); sur son adhésion ponctuelle au Parti républicain et sur son appui temporaire à Richard Nixon (Gerald Early).

Sridhar Pappu montre que les échecs de Robinson ne doivent pas être minimisés — il parle de «tragédie» (p. 85) —, mais qu’il faut les mesurer à ses ambitions. Alors qu’il était peut-être, au début des années 1960, la personnalité noire la plus puissante des États-Unis (p. 88), il n’aura pas pu parvenir à ses objectifs. En fait, un des leitmotive du livre est que personne, à ce jour, n’a modifié profondément la nature raciste de ce pays.

Si Robinson n’a pas obtenu ce qu’il revendiquait, Peter Dreier, dans le plus long chapitre de l’ouvrage, «The First Famous Jock for Justice», rappelle combien d’athlètes ont, à sa suite, mené un combat politique : Billie Jean King, Megan Rapinoe, Curt Flood, Colin Kaepernick, plusieurs autres encore. Ils sont ses émules, mais aucun ne l’a surpassé dans ses luttes sociales : «Robinson set the stage for other athletes to speak out, but no other professional athlete, before or since, has been so deeply involved in social change movements» (p. 136).

Une réflexion comme celle de Dreier permet de réfléchir à des questions peu abordées jusqu’à maintenant par les spécialistes, par exemple le rôle de modèle de Robinson pour les athlètes féminines (Amira Rose Davis). Dans le dernier texte de l’ouvrage, en contrepoint à celui de Davis, Adam Amel Rogers souligne combien la recherche par la communauté LGBTQ du «gay Jackie Robinson» est vouée à l’échec : c’est mettre la barre beaucoup trop haut («an unrealistic standard of excellence», p. 200).

La contribution la plus forte de 42 Today est toutefois la première. Dans «The Owner», Howard Bryant oppose deux façons de défendre les droits des Noirs aux États-Unis. Beaucoup prônent l’«advancement»; ils espèrent que ces droits seront progressivement reconnus par l’ensemble de la population. Jackie Robinson pensait exactement le contraire : selon sa logique («ownership»), il était un Américain comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Il n’attendait pas que quelqu’un lui accorde quoi que ce soit. Ce patriote, parfois conservateur, parfois progressiste, était chez lui aux États-Unis, et il n’a cessé de le clamer.

Cette façon de penser n’était certainement pas la plus facile à défendre, mais c’était la sienne et il n’a jamais hésiter à l’affirmer. Son principal héritage n’est-il pas là ?

 

Référence

Long, Michael G. (édit.), 42 Today. Jackie Robinson and His Legacy, New York, New York University Press, A Washington Mews Book, 2021, xiv/239 p. Ill. Foreword by Ken Burns, Sarah Burns, and David McMahon. Afterword by Kevin Merida.

L’oreille tendue de… Sophie Montreuil

Logo de l’Association francophone pour le savoir (Acfas)

À l’Acfas, «Nous travaillons pour une cause : faire connaître et apprécier les travaux des chercheuses et des chercheurs francophones, qui se mènent à l’échelle de la planète. Si cette cause est embrassée par des partenaires au Canada, en Europe ou ailleurs, et si nos idées se diffusent et sont reprises, nous sommes ravis. C’est une stratégie de développement naturelle qui se met en place par parenté de missions. À plusieurs, on sert mieux la cause et on accentue nos rayonnements respectifs. Travailler de concert nous donne donc un gain de visibilité, notamment auprès des politiques qui tendent mieux l’oreille en apprenant nos liens avec des organismes en France.»

«Promouvoir les sciences en français est un travail de tous les jours», entrevue avec Sophie Montreuil, CNRS info, 29 novembre 2022.

In memoriam. Réal Ouellet (1935-2022)

Portrait de Réal Ouellet

 

«Bélanger salua d’un geste de la main,
enleva sa bougrine et son bonnet, puis s’assit devant son assiette.
Les épaules larges et hautes, le cheveu anarchique poivre et sel,
il parlait peu. On avait du mal à deviner son expression
tellement sa barbe envahissait tout son visage.»
L’Aventurier du hasard

Ces jours derniers, l’Oreille tendue travaillait sur l’œuvre de Louis-Antoine de Bougainville. Elle relisait alors des travaux de son collègue et ami Réal Ouellet. Au même moment, elle apprend sa mort, le 20 février.

Réal Ouellet était un des spécialistes les plus réputés du récit de voyage; d’abord centrées sur le XVIIIe siècle en Nouvelle-France, ses recherches s’étaient progressivement étendues historiquement — vers les XVIe et XVIIe siècles — et géographiquement — vers les Antilles. Sa bibliographie comporte autant des éditions de texte (Champlain, Sagard, Leclercq, Exquemelin, Pelleprat, Bouton, Saugrain, Lahontan, etc.) que des travaux critiques fondamentaux. Il laisse aussi des manuels sur l’étude du roman et du théâtre, des œuvres de fiction (poèmes, nouvelles, romans) et une anthologie de Nouvelles françaises du XVIIIe siècle.

En 2008, la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle en faisait un de ses membres d’honneur.

Premier président de notre société (1971-1972), organisateur du congrès de 1975 (Québec), Réal Ouellet a fait une fructueuse carrière au Département des littératures de l’Université Laval et enseigné à titre de professeur invité à Ferrare, en Martinique de même qu’en Colombie-Britannique. Spécialiste du roman classique, du théâtre, de la relation de voyage, des écrits missionnaires, de la représentation littéraire de la Nouvelle-France et des Antilles, en passant par les figures de l’Amérindien et du flibustier, Réal Ouellet a produit une œuvre critique sensible à toutes les formes d’altérité culturelle et géographique. Il s’est également illustré dans le domaine de l’édition critique (Lahontan, Sagard et Champlain, entre autres auteurs) et de la création littéraire (nouvelles, romans). Fondateur de la revue Études littéraires, membre actif du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT), M. Ouellet a vu son travail récompensé par la prestigieuse bourse Killam du Conseil des arts du Canada (1988-1989).

L’Oreille avait fait connaissance avec Réal Ouellet à la fin des années 1980, quand il était venu présenter une conférence à l’Université de Montréal devant la Société montréalaise du XVIIIe siècle. Au début des années 1990, il avait accepté de diriger ses recherches postdoctorales, à l’Université Laval et à l’Université Paris X-Nanterre, justement sur Bougainville. Au fil des ans, leurs chemins ont continué à se croiser, pour des conférences, dans des colloques, par courriel, au téléphone, avec des échanges de publications. La curiosité et la générosité de Réal Ouellet ne se sont jamais démenties, de même que sa faculté d’indignation («Voltaire a toujours déclenché chez moi une agressivité que j’ai du mal à contrôler», écrivait-il dans un courriel de février 2015; «Lui, c’est un insignifiant», disait-il de tel collègue peu apprécié, nonobstant son prestige).

Sa disparition, après celle de Gilles Marcotte, de Larry Bongie et de Laurent Mailhot touche l’Oreille. Ça commence à faire beaucoup — et ça ne va pas s’améliorer.

 

[Complément du 10 mars 2022]

Marie-Christine Pioffet a rendu hommage à Réal Ouellet pour le site de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle.

 

Référence

Ouellet, Réal, l’Aventurier du hasard. Le baron de Lahontan. Roman, Québec, Septentrion, 1996, 435 p.

Quelques livres de Réal Ouellet

Accouplements 174

Pierre Popovic et Érik Vigneault (édit.), les Dérèglements de l’art, 2000, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Un juge québécois vient d’interdire aux comédiens de fumer sur scène. Réaction de l’homme de théâtre Serge Denoncourt dans la Presse+ du 14 novembre : «On n’accepte plus la cigarette. Mais l’alcool, l’héroïne, le suicide, le meurtre, l’avortement sur scène ? Ces actions sont-elles plus acceptables ?»

Lisant dans cette phrase le mot «avortement», l’Oreille tendue a repensé à un article de son collègue, et néanmoins ami, Yvan Leclerc. Dans «En marge du naturalisme» (2000), il étudie «le “théâtre réaliste” de Frédéric de Chirac» (1869-1906), notamment la pièce l’Avortement (1891).

Deux extraits :

Selon les indications du manuscrit, Marceline, fille publique, grosse des œuvres de son souteneur, après des hésitations, finit par consentir à se faire avorter. Elle ôte «sa camisole et son jupon de dessous», se jette sur un lit, prête à subir les manœuvres de la mère Mathieu. Celle-ci s’approche du lit et, après avoir ceint un tablier blanc, opère la patiente, qui pousse des gémissements par intervalle. Un langage significatif accompagne les gestes de l’avorteuse : […] «Elle pose un bol plein d’alcool sur la table et s’essuie les mains rouges de sang après son tablier» (256).

«La sage-femme sortait en effet de dessous les rideaux du lit avec les mains rouges de sang, qu’elle essuyait sur son tablier.» C’est ici que bascule la représentation, entendue au double sens de performance d’un soir (ce fut un acte unique, sans répétition ni reprise) et d’essence théâtrale. À la vue de ce sang, les spectateurs ont violemment protesté. Alors que dans la scène de possession [le Gueux], ils criaient plutôt pour encourager les acteurs, dans la scène d’avortement, ils n’ont pas supporté la vue du sang qu’ils savaient pourtant n’être pas réel. Chirac s’est fait traiter d’assassin et on a dû baisser le rideau (p. 258-259).

Tout, sur scène, n’est pas représentable, hier comme aujourd’hui.

 

Référence

Leclerc, Yvan, «En marge du naturalisme : le “théâtre réaliste” de Frédéric de Chirac», dans Pierre Popovic et Érik Vigneault (édit.), les Dérèglements de l’art. Formes et procédures de l’illégitimité culturelle en France (1715-1914), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, p. 247-263.