Citation universitaire du jour

«Parallèlement, dans chaque société, l’université voit son rôle réduit au nom de prétendus impératifs fonctionnels : rentabiliser des investissements énormes, former la main-d’œuvre spécialisée que la société technologique réclame. Gouvernements, milieux des affaires, médias de retrouvent pour une fois d’accord : les universitaires n’ont pas le sens des responsabilités; leur poursuite désintéressée de la connaissance et leurs idéaux d’éducation libérale ou humaniste appartiennent à un stade dépassé de l’histoire» (p. 125).

Cette citation de Robert Melançon date de 1991. On a pu tenir des propos semblables en 1996. On en tient encore en 2014.

 

Référence

Melançon, Robert, «Du bon usage des colloques», Études françaises, 27, 3, 1991, p. 119-127. https://doi.org/10.7202/035862ar

Autopromotion 149

Études françaises, 50, 3, 2014, couverture

Dans le cadre de son cinquantième anniversaire, la revue Études françaises publie le troisième numéro de son «Volume jubilaire» (le numéro double 1-2 ayant paru à la fin de l’été).

Sous la direction de Francis Gingras, ce numéro propose six articles :

Francis Gingras
«Cinquante ans d’Études françaises» (p. 5-14)

Martine-Emmanuelle Lapointe
«Faire la littérature. La réception des textes et des auteurs québécois à la revue Études françaises (1965-2014)» (p. 17-36)

Michel Lacroix
«“L’épreuve de la lecture publique” : Études françaises, la disciplinarisation du savoir et l’idéal du critique-écrivain» (p. 39-80)

Marcello Vitali-Rosati
«Les revues littéraires en ligne : entre éditorialisation et réseaux d’intelligences» (p. 83-104)

Benoît Melançon
«Éditer des revues savantes : le point de vue des presses universitaires» (p. 105-111)

Élisabeth Nardout-Lafarge
«Relais» (p. 113-119)

Le texte de l’Oreille tendue est en consultation libre ici.

Les abonnés de la plateforme Érudit peuvent y lire l’ensemble des textes.

La revue est également disponible en kiosque.

«Volume jubilaire», Études françaises, volume 50, numéro 3, 2014, 126 p. ISSN : 0014-2085 (imprimé); 1492-1405 (numérique). ISBN : 978-2-7606-3466-4.

Illustration de la couverture : François Desharnais, «Études françaises», 2014, acrylique, huile et collage sur toiles (101, 6 X 76, 2 cm)

Autopromotion 145

On n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Ce jeudi, le 20 novembre, à midi (heure de Montréal), l’Oreille tendue parlera de l’Oreille tendue dans le cadre du séminaire «Écritures numériques et éditorialisation» de Marcello Vitali-Rosati. Plus précisément, elle essaiera de voir en quoi l’Oreille tendue est, ou pas, un blogue de recherche, le thème de la séance étant «Entre blogue et revue savante : hybridation des pratiques de recherche»

À Montréal : Université de Montréal, CITÉ, porte V-13-1 du pavillon Roger-Gaudry.

À Paris, en duplex, 18 h : Centre Georges-Pompidou, salle Triangle.

Sur le Web : http://www.polemictweet.com/.

Argumentaire du séminaire : En démultipliant les formes de lecture et d’écriture dans la société non savante, le numérique a favorisé l’émergence de pratiques nouvelles où se mêlent communication, collection, archivage, littérature, etc. Dans ce contexte de fluidification des formes d’écriture, les pratiques des chercheurs se sont elles aussi diversifiées, empruntant souvent à des formes de production de contenus jusqu’alors inexistantes dans les méthodologies de la recherche. Cette hybridation des pratiques que l’on observe depuis peu semble ouvrir la recherche et la communauté des chercheurs à de nouvelles formes de production de savoir, bouleversant le processus classique de légitimation et de certification des connaissances. Les intervenants de la première séance seront Benoît Melançon, Joëlle Le Marec et Celya Gruson-Daniel.

Pour en savoir plus sur cette séance, c’est ici.

Sur le séminaire, c’est .

 

[Complément du 8 décembre 2014]

Marcello Vitali-Rosati, le co-organisateur de «Écritures numériques et éditorialisation», a mis en ligne ses notes prises pendant le séminaire.

Pour voir les diapositives PowerPoint qu’a utilisées l’Oreille tendue, c’est de ce côté.

 

[Complément du 12 décembre 2014]

On peut revoir le séminaire en ligne.

Lecture recommandée du jour

L’Oreille tendue est professeure (à l’Université de Montréal) et éditrice (aux Presses de l’Université de Montréal). Comme professeure, elle a eu à gérer son lot de plagiaires, à tous les cycles universitaires. Comme éditrice, elle vient d’apprendre qu’une des revues des Presses de l’Université de Montréal, Études françaises, a été victime, ainsi que plusieurs autres, d’un plagiaire en série, un être à l’identité trouble, «R.-L. Etienne Barnett» (les guillemets s’imposent).

Michel Charles le démasque sur le site Fabula dans un article passionnant intitulé «Le plagiat sans fard. Recette d’une singulière imposture». Il présente trente-cinq cas de plagiat sous la signature de «Barnett». («Misère», écrit euphémiquement une victime du plagiaire sur Facebook.)

Parfois le ton de Charles est léger :

Son curriculum vitae complet reste introuvable et ne semble exister que sous la forme de «paquets» de titres et de fragments plus ou moins romancés, il n’entretient apparemment pas de page personnelle, je ne connais personne qui l’ait vu; ce dernier point est remarquable, mais je dois dire que, dans cette affaire, je m’en suis tenu presque exclusivement aux textes — et eux-mêmes ne l’ont pas beaucoup vu.

À d’autres moments, il est plus grave, car l’article met au jour des dysfonctionnements de l’édition scientifique telle qu’elle se pratique aujourd’hui (évaluation par les pairs, fonctionnement de la recherche, veille bibliographique, constitution des comités de rédaction de revue, classement «mondial» des universités, politiques de libre accès [open access], etc.).

Le texte est long, mais à lire (ici). L’Oreille l’a notamment recommandé aux étudiants de son séminaire de doctorat.

 

[Complément du 12 novembre 2014]

Comme on l’imagine, l’affaire révélée hier par Fabula fait beaucoup causer dans les chaumières académiques.

Certains collègues de l’Oreille tendue s’amusent des agissements de «R.-L. Etienne Barnett» (pas elle).

D’autres apportent de l’eau au moulin de Michel Charles. Un professeur d’outre-Outaouais a eu récemment à évaluer un texte pour une revue sud-américaine; il s’est aperçu du plagiat et l’a dénoncé à la revue. Le texte original, déjà plagié par «R.-L. Etienne Barnett», est le numéro 19 de la liste de Charles.

Un dernier collègue voit dans le parcours «universitaire» de «R.-L. Etienne Barnett» un nouveau signe de la «dérive mercantile des University Inc.». Ce serait un autre des dysfonctionnements qu’évoquait l’Oreille hier.

Si les chercheurs sont troublés, les éditeurs savants ne le sont pas moins. Des revues s’interrogent sur leur mode de fonctionnement. Au moins un grand groupe éditorial a lancé une enquête interne.

Sur un mode plus léger, on se souviendra qu’il existe des dysfonctionnements du monde de l’édition scientifique plus cocasses que ceux exposés pas Fabula.

Il y a deux ans, presque jour pour jour, l’Oreille reproduisait une sibylline note d’un article de critique littéraire.

Aujourd’hui même, l’excellent @AcademicsSay reproduit un passage d’un article de biologie, manifestement pas destiné à la publication.

Il faut toujours se relire avant de publier

Quelques minutes plus tard, le même compte Twitter annonçait que le texte original avait été corrigé.

Le même article après correction

On le regrette presque, tellement les auteurs paraissaient sincères dans leur première version.

 

[Complément du 13 novembre 2014]

Les comportements de «R.-L. Etienne Barnett» méritent d’être dénoncés.

Cette dénonciation a malheureusement des effets pervers. Elle permet à certains de s’en prendre, indistinctement et de manière non informée, à nombre d’aspects du travail savant : l’évaluation par les pairs, les modes de subvention de la recherche universitaire, l’expertise des carrières, les nouveaux circuits de diffusion (le libre accès, par exemple). Cela s’appelle jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut se méfier de pareils dérapages.

 

[Complément du 20 novembre 2014]

Dans un texte qui vient tout juste de paraître, un collègue de l’Oreille, René Audet, situe le cas de «R.-L. Etienne Barnett» dans le contexte plus large de l’édition scientifique en sciences humaines. C’est à lire, ici.

 

[Complément du 16 février 2015]

Dans un texte intitulé «Retraction Note to: Various articles by R.-L. Etienne Barnett in Neohelicon», la revue Neohelicon vient d’annoncer qu’elle retire de son site treize textes «signés» par «R.-L. Etienne Barnett». Voir ici.

 

[Complément du 14 mai 2015]

La revue Symposium s’est fait prendre elle aussi. Rétractation .

 

[Complément du 16 juin 2018]

«R.-L. Etienne Barnett» a publié un livre en 2017. Le collègue Volker Schröder décrit ce livre sur son blogue, Anecdota, dans un texte intitulé «Barnett redivivus». Merci.

Plus ça change…

L’Oreille tendue — si si — a déjà été jeune. Professeure récemment embauchée à l’Université de Montréal, elle a publié le texte ci-dessous, à propos des compressions budgétaires en matière d’éducation supérieure qu’on imposait déjà alors. Elle le relit dix-huit ans plus tard et elle se dit que, malheureusement, elle y changerait peu de choses.

*****

Dans une société qui n’en a que pour l’argent, on ne s’étonnera pas de voir l’économisme envahir l’ensemble des pratiques sociales : le rire épais est légitime parce qu’il encaisse, les mises à pied massives sont nécessaires pour que roulent les affaires (et se fassent rouler les chômeurs), le déficit gouvernemental est l’aune à laquelle mesurer tout choix de société, si tant est qu’une telle expression ait encore un sens. L’Université n’est évidemment pas épargnée par ce discours de la rentabilité immédiate et définitive. Cela s’est-il exacerbé au cours des quinze dernières années ? Sans aucun doute — et ce n’est pas terminé : les faussetés que l’on entend un peu partout aujourd’hui sur les institutions supérieures de savoir ne laissent pas entrevoir des lendemains qui chantent. Cela ne libère pas de l’obligation de les dénoncer.

L’Université est une. À entendre ses détracteurs et — ce qui est pire — ses prétendus zélateurs, il y aurait une Université, identique à elle-même en chacune de ses constituantes. Ce pseudo-argument est d’un poids considérable à une époque où chacun a le mot rationalisation à la bouche : on coupe uniformément, puisque chacun a les mêmes besoins. C’est faux. Les provinces canadiennes ne sont pas égales en ce qui concerne l’accès au postsecondaire : pour les études de premier cycle, le Québec, société distincte là aussi, tire toujours de la patte par rapport aux autres. Les établissements en région ont des difficultés (et des avantages) qui leur sont propres et qui les distinguent de ceux des grands centres (l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue n’est pas l’Université du Québec à Montréal), et cela est également vrai dans ces grands centres (Concordia n’est pas McGill). La nature des équipements indispensables varie d’une discipline à l’autre : le laboratoire d’un biologiste n’est pas la bibliothèque de l’humaniste. Suivant les spécialités de chacun, la diffusion du savoir ne se fait ni au même rythme (article ou livre ?) ni dans les mêmes conditions (recherche individuelle ou collective ?) ni en fonction des mêmes impératifs linguistiques (l’anglo-américain ou une langue nationale ?). L’enseignement ne se dispense pas de façon semblable selon que l’on veut former des informaticiens ou des philosophes, que les programmes sont contingentés ou non, que la persévérance est encouragée ou pas, que les groupes sont petits ou gros, que l’on est en début ou en fin de carrière. À tout seigneur tout honneur : l’argent, lui, ne pèse pas du même poids sur un oncologiste et sur un épistologue (un exégète de la lettre), surtout s’il provient d’une commandite plutôt que d’une subvention publique.

L’Université est une entreprise. Le courage politique nécessaire à la défense de la primauté de l’éducation faisant défaut et le discours de la compression résonnant dans tous les secteurs de la société, plusieurs ont voulu convertir l’Université en une entreprise comme les autres, à mener comme les autres, à dégraisser comme les autres. Or l’Université n’est pas une entreprise : on n’y trouve pas des clients, mais des étudiants; on n’y offre pas des produits clés en main, mais une formation intellectuelle dont on souhaite qu’elle soit la plus large et la plus adaptable possible; les rythmes de la réflexion n’y sont pas soumis aux impératifs du marché et aux exigences du court terme; la logique de la rentabilité et de la productivité y est contraire au développement de l’esprit critique et de la faculté d’analyse (apprendre, ça prend du temps). Peut-on gérer certains services de l’Université comme on le fait dans le privé ? Certes. Faut-il combattre la suradministration qui y règne parfois ? Sans aucun doute. Peut-on la traiter dans son ensemble comme une entreprise ? Non. Ce serait céder aux intérêts à courte vue de ceux pour lesquels le savoir est dangereux s’il est couplé à la liberté, celle-ci entraînant une prise de distance à l’égard du triomphalisme monétaire ambiant et des discours pompiers sur l’excellence.

Les professeurs d’université sont des privilégiés. Vouloir rentabiliser l’Université en la transformant en usine, c’est notamment s’attaquer à ce que l’on perçoit trop souvent comme des privilèges indus : permanence, emploi du temps réputé léger, salaires faramineux, etc. Si, pour les économistes et les éditorialistes néolibéraux, occuper un emploi est un privilège, il va de soi qu’être professeur à l’Université est le privilège par excellence, la permanence y étant généralement acquise après quelques années d’exercice de la profession. Les choses sont beaucoup moins simples si, au contraire, on pense que travailler n’est pas un privilège, mais un droit ou une responsabilité, et que la sécurité d’emploi n’engendre pas fatalement paresse et refus du renouvellement. Le lieu commun selon lequel les professeurs bénéficieraient de sinécures parce qu’ils n’enseigneraient que six heures par semaine et qu’ils auraient droit à plusieurs mois de vacances par année est d’une telle bêtise qu’il laisse pantois : quiconque a suivi une semaine d’un professeur sait qu’entre l’enseignement, la recherche, l’administration, l’encadrement des étudiants, les services à la collectivité et le rayonnement (pour le dire en termes bureaucratiques) il reste peu de temps pour le farniente. Des professeurs ont la semaine de quarante heures ? Qu’ils se fassent connaître ! En matière de salaires, enfin, on se souviendra que les échelles de rémunération — qui varient selon les universités, mais ça ne change rien à l’affaire — ne permettent à personne de s’enrichir aux frais des contribuables; on ne devient pas professeur par cupidité.

L’informatique va sauver l’Université. Si le modèle de l’entreprise est inadapté à l’activité intellectuelle et si les professeurs sont déjà débordés, quelles solutions apporter à la crise financière de l’enseignement supérieur, attendu que le ministère de l’Éducation a décidé qu’il y avait crise et que la seule issue à cette crise passerait par des budgets diminués et des charges de travail accrues ? Une panacée s’offrait, nineties oblige : l’informatique. De la même façon que l’Université ne peut être une entreprise dans la totalité de ses tâches, l’informatisation ne peut s’appliquer qu’en des domaines circonscrits de son fonctionnement : un ordinateur peut remplacer un fichier de bibliothèques (ce sera moins bien, comme l’a admirablement démontré Nicholson Baker dans The New Yorker, mais c’est concevable), les communications électroniques simplifient l’échange de renseignements, la gestion quotidienne est facilitée par les machines, mais, cela, ce n’est pas l’essentiel à l’Université. Elle est en effet un lieu de discussions, l’espace où se rencontrent concrètement des savoirs, une aire de confrontation entre maîtres et élèves, aussi bien qu’entre élèves (on entendra ces substantifs avec une flexibilité maximale). L’Université, c’est de l’intersubjectivité, et pour qu’il y ait intersubjectivité il faut qu’il y ait présence. Quand tel professeur de sociologie écrit qu’il «interagit» avec des banques de données, il montre qu’il n’a rien compris à la nature du travail intellectuel — ni à celle de l’informatique. (Il y a des écervelés à l’Université comme ailleurs : pas plus, pas moins.)

On peut faire plus avec moins. Tarte à la crème des tartes à la crème, slogan creux des creux slogans, bêtise ultime des niaiseries indépassables : faire plus avec moins. Avec moins, on peut faire moins, on peut faire différent, on peut faire autre chose, on peut faire pire — on ne peut pas faire mieux (ça se saurait). Ce vœu pieux de comptable en mal de réponses, ce lieu commun du discours de la crise, cet aveu de démission n’est que le signe d’une impuissance généralisée — à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Université — à promouvoir la formation universitaire pour ce qu’elle est : une entreprise — là, le mot est juste — qui demande des moyens, du temps et une volonté.

Il y a des manières de travailler intellectuellement qui dépendent d’impératifs spécifiques, des structures qui ne s’administrent pas comme les autres, des métiers qui exigent des conditions particulières, des pans de la pensée humaine qui ne se décomposent pas en séquences numériques, des enclaves où il n’est pas toujours loisible de faire plus avec moins. Ça s’appelle l’Université et c’est de plus en plus menacé. Certains applaudiront cette dévaluation de ce qu’ils considèrent à tort comme un luxe, d’autres gémiront; tous devraient réfléchir au sort d’une institution dont, jusqu’à maintenant, aucune société n’a pu faire l’économie.

 

Référence

Melançon, Benoît, «5 faussetés sur l’Université», Spirale, 150, septembre-octobre 1996, p. 9. Repris partiellement, sous le titre «Cinq faussetés sur l’université», dans la Presse, 16 octobre 1996, p. B3.