Le zeugme du dimanche matin et de Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, 2012, couverture

«Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis, debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.»

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, 2012, couverture

«De nouveau le train. Roulis monotone, cliquètements cycliques, essieux qui chauffent, criailleries du métal et, si l’on tend l’oreille, comme une infime piste sonore tissée dans ce boucan d’enfer, on captera aussi le tourment du cœur d’Aliocha, là, de retour dans le dernier compartiment du Transsibérien, à sa place devant la lucarne, et de nouveau hypnotisé par les rails, courte portion de voie que les feux arrière du train éclairent une fraction de seconde et traînée blanchâtre qui referme aussitôt l’espace sur son passage, le reléguant derrière elle, informe et pulsatile, livré au noir amniotique des origines.»

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

Accouplements 220

Bondrée et Tangente vers l’est, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition numérique. Édition originale : 2014.

«Certains croyaient que Larue avait nommé sa fille Emma à cause de l’admiration qu’il portait à Flaubert et à Emma Bovary, mais ce n’était pas le cas. S’il appréciait Flaubert, il fuyait les Bovary comme la peste. C’était sa femme qui avait choisi ce prénom, y voyant une parenté avec le verbe “aimer”. Larue était trop stupide, à cette époque, trop amoureux pour la contredire et lui indiquer qu’Emma mettait le verbe au passé, j’aimai, tu aimas, il aima. Il le regrettait aujourd’hui, quand il songeait que sa fille portait le nom d’une héroïne dont l’amour dérivait dans le souvenir.»

Kerangal, Maylis de, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

«Ils se sont donné leurs prénoms, se sont donné du feu, se sont donné des clopes. Elle lui a précisé qu’elle était française, frantsouzkaïa et toujours ce geste de poser la paume sur le sternum en appuyant la seconde syllabe, frantsouzkaïa, et en face d’elle, Aliocha a hoché la tête. Une Française, il est déçu — ne sait pourtant rien des femmes françaises, rien, ne connaît d’elles que des Fantine, des Eugénie ou des Emma, femmes obligatoires dont il avait entrevu des fragments de psyché dans des manuels scolaires et reléguées loin de celles qui l’éblouissent, Lady Gaga en tête.»

 

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première Emma que nous croisons chez Maylis de Kerangal (voir ici).

Néologisme du mois

Portrait de Bernardin de Saint-Pierre

Bernardin de Saint-Pierre, 22 avril 1775 : «Petite pluie fine par grumeaux très féconde. Quand on voir tomber ces pluies, on dit qu’il avrile» (éd. de 2015, p. 140).

 

[Complément du jour]

Grâce à @machinaecrire et au Centre national de ressources textuelles et lexicales, l’Oreille tendue découvre l’existence du blé avrillé / avriller / avriller, «semé en avril».

 

Référence

Bernardin de Saint-Pierre, Voyage en Normandie. 1775, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. «Lumières normandes», 2015, 231 p. Ill. Texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain.

Les zeugmes du dimanche matin et de Nicolas Bouvier

«Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois» (p. 10).

«Beaucoup d’entre eux [les revenants des beaux quartiers], revenus au pays après l’amnistie d’octobre 1951, occupaient la plus petite pièce de leur ancien logis et les situations les plus imprévues» (p. 20).

«Le désarroi, la solitude sont des choses que les Serbes reconnaissent au premier coup d’œil, et ils sont là tout de suite avec une bouteille, quelques petites poires meurtries et leur bonne présence à vous offrir» (p. 28).

«À des allures d’animaux de trait ils cheminent [des camions], parfois pendant des semaines, vers un bazar perdu, vers un poste militaire, et tout aussi sûrement vers des pannes et des ruptures qui les immobilisent pour plus longtemps encore» (p. 206).

«Bien loin de l’outrager, nous lui faisons fête, compliment de son français, offrande de cigares baloutchs tandis qu’il chantonne, l’air absent, battant la mesure sur sa chaise» (p. 320).

Nicolas Bouvier, lUsage du monde, Montréal, Boréal, 2014, 375 p. Édition originale : 1963.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)