Peurs québécoises

Lula Carballo, Créatures du hasard, 2018, couverture, 2018, couverture

Le film de peur est un film film d’horreur : «Nous regardons un film de peur. Une jeune fille habite avec un tueur à gages. Elle prend sa douche et du sang se mêle à l’eau du jet qui s’écoule sur la porcelaine blanche» (Créatures du hasard, p. 68).

Qui part en peur, alors qu’il ne le devrait pas, se laisse emporter, exagère : «Et quand je disais qu’il nous en coûterait deux cent cinquante dollars par jour (hébergement inclus) pour subsister, je calculais trois repas par jour au restaurant, mais je me rends compte que je partais en peur» (Document 1, p. 146).

Si l’on en croit le Petit Robert (édition numérique de 2014), «Conter, raconter des peurs», c’est raconter «des histoires effrayantes, faire peur». Il n’est peut-être pas besoin d’aller jusque-là. Définition du Supplément 1981 du dictionnaire de Léandre Bergeron : «Se conter des peurs — Craindre sans raison. Imaginer des dangers inexistants» (p. 133). Chez Pierre DesRuisseaux : «Raconter des faussetés, tromper qqn, plaisanter» (p. 242). Exemple : «Ajoutons une autre notion, la notion de plaisir. Plaisir à se retrouver, à placoter, à se raconter des peurs, ça n’a jamais été un travail pénible, cette revue. Plaisir et amitié. Je pense que ça joue aussi. Comme qualité et comme considération» (Jean-Guy Pilon, «La 150e réunion», p. 35).

Pour bien souligner son étonnement devant une coïncidence, pour marquer que deux (grands) esprits se sont rencontrés, on pourra dire ça fait peur : «En même temps, Céline et Robert ont pensé inviter des éléphants au baptême; ça fait peur» (Dictionnaire québécois instantané, p. 162).

Voilà quelques peurs courantes au Québec, que ne connaissent pas tous les dictionnaires du français de référence.

P.-S.—Ce n’est pas la première fois que l’Oreille s’intéresse à partir en peur.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Blais, François, Document 1. Roman, Québec, L’instant même, 2012, 179 p.

Carballo, Lula, Créatures du hasard. Récit, Montréal, Cheval d’août, 2018, 144 p. Ill.

«La 150e réunion. Enregistrement d’une réunion de la revue Liberté où Jacques Folch-Ribas tenta de donner une dimension d’anniversaire à des conversations libres», Liberté, 95-96 (16, 5-6), septembre-décembre 1974, p. 5-43. https://id.erudit.org/iderudit/1492ac

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Deux portraits maternels

Lula Carballo, Créatures du hasard, 2018, couverture, 2018, couverture

1. Portrait de mère en machine à sous

«À son retour, ma mère porte son masque de clown triste. Dans ses yeux, les rouleaux s’arrêtent sur des symboles dépareillés. La chance ne lui sourit jamais» (p. 41).

2. Portait de mère en monstre

«Ses chandails sont déformés par les pinces à linge qu’elle y accroche. Le panier à lessive posé à ses pieds, elle prend les pinces et les met dans sa bouche. Ma mère est un monstre sympathique avec des dents en bois» (p. 61).

Lula Carballo, Créatures du hasard. Récit, Montréal, Cheval d’août, 2018, 144 p. Ill.

Les zeugmes du dimanche matin et de Naomi Fontaine

Naomi Fontaine, Kuessipan, couverture

«Les traitements se donnaient dans la grande ville. Tu as quitté ton village, ta misère, ta destruction, tes amis, ta famille. Recommencer ailleurs, essayer, tenter le coup. Se soigner, pour survivre. Être survivant, de son propre corps. Il le fallait. Au bout de cette sale voie, il te restait encore de l’espoir. Partir» (p. 31).

«Une table de chevet salie par la cire des chandelles, la cendre de cigarette, les marques de crayon-feutre, la poussière des absences, le temps» (p. 91).

Naomi Fontaine, Kuessipan, Montréal, Mémoire d’encrier, coll. «Legba», 2017, 109 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’étable lexicale

Bœuf, gravure de Jos. Scholz, 1829-1880, Rijksmuseum, Amsterdam

Les amateurs de hockey connaissent le joueur réputé pour sa taille et son poids : «Un autre bœuf de l’Ouest devient le premier choix de l’organisation» (le Journal de Montréal, 15 septembre 2018). Oui, c’est de la langue de puck.

Ceux de football savent que, dans certaines situations de course, il vaut mieux mettre «du bœuf» sur la ligne offensive. Peu importe sa provenance, semble-t-il : taille et poids suffisent.

Il y a ces bœufs sportifs. Il y a aussi les beus des forces de l’ordre : «On a eu une maudite armée de bœufs sur le dos et tout ce que je sais, c’est qu’on s’est retrouvés menottés, Lewis et moi, et jetés à l’arrière d’une voiture de police» (Hockey de rue, p. 71). Ce beu-là est donc un poulet.

Le beu peut aussi être automobile : «J’ai été impressionné par les montagnes Rocheuses et les interminables cols que la pauvre Coccinelle traversait de peine et de misère sur son petit “beu” […]» (les Yeux tristes de mon camion, p. 40). Explication d’Ephrem Desjardins : «Sur un véhicule à transmission automatique, vitesse la plus basse ou 1re vitesse» (Petit lexique […], p. 46).

Qui a une face de bœuf n’inspire guère la sympathie : «Nos récits, nos photos refouleront les seuils qu’il aura fallu passer, les étapes indistinctes, le piétinement, les battements du cœur, les faces de bœufs des fonctionnaires, le contact visuel avec des inconnus, les accès de découragement» (Montréal-Mirabel, p. 70-71).

Cette face de bœuf peut aussi bien être un air de bœuf : «Albertine arbore son air de beu habituel […]» (la Grande Mêlée, p. 816).

Au cours du débat électoral tenu à Montréal la semaine dernière, une citoyenne a posé une question d’un ton bourru. Elle n’a pas été convaincue par les réponses qu’on lui a données («Pas tellement») et elle n’a pas regretté son expression faciale.

«Face de boeuf», tweet de Les Perreaux, 14 septembre 2018

En revanche, de beu, pour caractériser la bravade, peut avoir valeur positive : «Au milieu de l’étonnement et de l’horreur qu’il a lus sur le visage du soldat, Édouard a cru deviner une espèce de respect, d’admiration peut-être, devant son front de beu, sa provocation. Son courage. Tenir tête, c’est le secret de tout ! Et la tenir haute !» (la Traversée du malheur, p. 1279)

Tant de bœufs, si peu de jours.

 

Illustration : gravure de Jos. Scholz, 1829-1880, Rijksmuseum, Amsterdam

 

Références

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Huglo, Marie-Pascale, Montréal-Mirabel. Lignes de séparation. Récit, Montréal, Leméac, 2017, 152 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Skuy, David, Hockey de rue, Montréal, Hurtubise, 2012, 232 p. Traduction de Laurent Chabin. Édition originale : 2011.

Tremblay, Michel, la Grande Mêlée, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 659-836. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2011.

Tremblay, Michel, la Traversée du malheur, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 1253-1389. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2015.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture