Accouplements 206

Le restaurant Madame Bovary, à Boucherville, présenté dans la Presse+ en 2017

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la Presse+ du jour, Dominic Tardif rend compte du premier roman d’Étienne Tremblay, le Plein d’ordinaire (Montréal, Les Herbes rouges, 2023, 320 p.), et interviewe son auteur.

À un moment, ils causent Flaubert :

Inspiré par l’aversion pour la métaphore d’un Paul Léautaud — «J’apprécie les belles images, mais je n’ai pas beaucoup de patience pour la fumisterie des artifices inutiles» —, Étienne Tremblay dit aussi avoir été marqué par l’absence de jugement avec laquelle Flaubert considère ses personnages. Votre journaliste lui souligne que son flemmard de narrateur a beaucoup en commun avec une certaine Emma Bovary, qui ne parvenait à pleinement exister que par l’entremise de sa riche imagination.

«C’est vrai qu’il y a un certain bovarysme bouchervillois chez Mathieu», acquiesce le jeune auteur en riant, fort probablement la première fois de l’histoire de l’humanité que ces deux mots furent prononcés dans la même phrase.

L’association des mots bovarysme et bouchervillois n’irait donc pas de soi. Ça se discute.

En effet, dans la même Presse+, le 24 juin 2017, une chronique gastronomique s’intitule «Flaubert à Boucherville». Elle porte sur le restaurant Madame Bovary.

Méditons sur ces liens plus fréquents qu’on ne le pense.

P.-S.—Tardif offre une belle diaphore à ses lecteurs : «Mathieu vend de l’essence et s’éloigne peu à peu de la sienne.»

Les mystères de la conception expliqués aux enfants et au XVIIIe siècle

Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras, éd. de 2006, couverture

Le chevalier de Mouhy (1701-1784) est un prolifique auteur du Siècle des lumières. La première édition de son roman Mémoires d’Anne-Marie de Moras paraît en 1739.

On y trouve un échange entre deux personnes du sexe, l’une âgée de dix ans, l’autre, de treize.

La première s’interroge :

Je conçois bien que le mariage unit un cavalier avec une demoiselle; que ces deux personnes vivent ensemble étroitement si l’inclination est mutuelle, qu’il provient de cette union des enfants, qui portent le nom de l’époux; mais je ne conçois pas comment tout cela se fait (éd. de 2006, p. 53).

La seconde répond :

Ne vous souvenez-vous pas d’avoir vu faire des bouteilles [des bulles] de savon aux petites filles ? […] Hé bien, continua Julie, voilà le secret que vous me demandez. […] Le brin de paille par lequel on souffle l’eau de savon, la bouteille qui est d’abord petite, et puis qui s’enfle peu à peu. Voilà l’énigme. Ne m’en demandez pas davantage; on ne m’en a pas plus appris, et vous m’interrogeriez vainement (éd. de 2006, p. 55).

Voilà : vous savez tout.

P.-S.—Il y a des façons plus crues de dire la même chose.

 

Référence

Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2006, 232 p. Version de 1769. Texte établi, annoté et postfacé par René Démoris.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Adeline Dieudonné

Adeline Dieudonné, Reste, 2023, couverture

«Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin.»

«Sur la route, le ballet des vacanciers reprenait doucement. Kayaks ou vélos sur les toits des voitures, de la vallée au sommet ou inversement, le troupeau promenait ses mômes et son ennui.»

Adeline Dieudonné, Reste. Roman, Paris, Éditions de l’Iconoclaste, 2023. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Simenon

Georges Simenon, Félicie est là, éd. de 2011, couverture

«Elle tend l’oreille. Qu’est-ce que c’est ? Il y a quelqu’un dans la cuisine. Elle reconnaît le bruit familier du moulin à café. Elle rêve. Il n’est pas possible que quelqu’un soit occupé à moudre du café.»

Georges Simenon, Félicie est là, dans Tout Simenon 24, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1992, p. 563-646, p. 641. Édition originale : 1944.

Citation outrée du jour

Adeline Dieudonné, Reste, 2023, couverture

Ceci, dans Reste (2023), le plus récent roman d’Adeline Dieudonné :

Le monde d’Hugo ne m’intéressait pas parce qu’il me rendait triste. Il m’a fallu plusieurs mois après notre séparation pour identifier exactement l’origine de cette tristesse. C’était son vocabulaire. Management, CEO, implémenter, data, digitalisation, customer, gestion des flux, expérience client, ressources humaines, target. Un vocabulaire de nazi. Hugo et moi ne parlions pas la même langue. Pourtant c’était un homme intelligent. Peut-être que c’est ça aussi qui me rendait triste. Toute cette intelligence gâchée.

Jusqu’à «nazi», l’Oreille tendue était assez d’accord avec cette détestation de la place des mots (anglais, notamment) de la gestion dans l’univers linguistique contemporain.

P.-S.—On ne confondra évidemment pas ce que dit un personnage et ce que pense sa créatrice.

 

Référence

Dieudonné, Adeline, Reste. Roman, Paris, Éditions de l’Iconoclaste, 2023. Édition numérique.