Les cataractes de l’érudition

Fichiers de bibliothèque

 

«Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l’érudition prêtes à se rompre.

“Maître, fis-je d’une voix émue, j’ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l’art pingouin ?

— Monsieur, me répondit le maître, je possède tout l’art, vous m’entendez, tout l’art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s’y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.”

J’obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s’en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s’ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et, de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d’une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu’aux genoux, Fulgence Tapir, d’un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et pâlit d’épouvante.

“Que d’art !” s’écria-t-il.

Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d’or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu’aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s’éleva, l’enveloppant d’un tourbillon gigantesque. Je vis, durant l’espace d’une seconde, dans le gouffre, le crâne poli du savant et ses petites mains grasses; puis l’abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l’immobilité. Menacé moi-même d’être englouti avec mon échelle, je m’enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.»

Anatole France, l’Île des Pingouins, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 406, 1994, tome IV, p. 1-248, «Préface», p. 10-11. Édition établie, présentée et annotée par Marie-Claire Bancquart. Édition originale : 1908.

Les zeugmes du dimanche matin et de Grégoire Courtois

Grégoire Courtois, les Lois du ciel, 2016, couverture

«Si ce type n’arrivait pas dans les cinq prochaines minutes, elle se disait qu’elle n’aurait plus qu’à se laisser tomber de l’autre côté du tronc, baisser son short et sa culotte et passer la nuit là, sur le flanc, se vidant douloureusement de ce qui lui restait de bile et de décence» (p. 38).

«Quand on a six ans et qu’on rampe dans un boyau mouillé qui s’effrite sous les doigts et trempe les paumes et les genoux et qu’on a peur la nuit de ne plus jamais revoir ses parents, ni ses frères et sœurs ni peut-être la lumière du jour, cette odeur et cette sensation c’est comme si l’arbre vous mangeait» (p. 83).

«Alors une branche de conifère avait stoppé net la litanie de Nathan en même temps que sa course, écorchant partiellement la peau de son visage» (p. 115).

«Nathan avait passé plusieurs heures à crier, à appeler sa mère, ou quiconque aurait pu passer par là et par miracle au beau milieu de la nuit» (p. 131).

«Sans clé, sans route, sans camp, sans signe ni flèche ni plan, dans les méandres d’un labyrinthe courbe, fait de vent et de vagabondage, nous sommes là […]» (p. 136).

«l’apaiser plutôt, l’encourager à s’asseoir et attendre que la nuit tombe et puis que la nuit passe à consoler ce petit être perdu dans le bois et le reste de sa vie» (p. 149).

«Et ces trois enfants de même mouraient devant eux, vomissant du vide et l’horreur d’être encore en vie […]» (p. 159).

«Si c’était le cas, Enzo n’en avait rien vu et n’avait trouvé en fouillant l’orbite que pulpe et sang, mélasse salissante et déception de renoncer une fois de plus à une part de la magie qu’on lui avait promise» (p. 162).

Grégoire Courtois, les Lois du ciel. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 15 mars 2017.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Grégoire Courtois

Grégoire Courtois, les Lois du ciel, 2016, couverture«Quelque part, très loin, Yasmine et Emma sanglotaient aussi, et Nathan, et Océane et Louis, et dans cette obscure forêt, dans ce petit périmètre qui devait représenter le centième de l’étendue globale de cette zone boisée, où qu’on tende l’oreille, c’était une symphonie de “maman !” éplorés qui s’était élevée au-dessus de la cime des arbres, qu’ils aient été formulés véritablement ou pensés si fort qu’ils avaient résonné dans le cœur de sève des grands feuillus et des larges conifères, les cris des enfants qui appelaient leur maman avaient envahi tout l’espace, et faisaient tout trembler, ébranlaient jusqu’à la plus obtuse des consciences, bouleversaient quiconque en percevait la vibration, c’est-à-dire personne d’autre que vous, lecteur, qui en avez le privilège et la malédiction, de saisir en entier l’image odieuse d’une forêt, plongée dans la noirceur d’une nuit anodine, et de laquelle s’élèvent les appels au secours de ces enfants livrés à eux-mêmes, de ces enfants qui meurent, ou qui vont mourir, et pour le salut desquels vous ne pouvez rien. Voilà votre lot, et voilà le leur, des rôles tragiques qu’il conviendra à chacun de tenir du mieux qu’il pourra, jusqu’à la dernière page.»

Grégoire Courtois, les Lois du ciel. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p., p. 90-91.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 15 mars 2017.

Autopromotion 286

Victor Hugo, Notre-Dame-de-Paris, éd. de 1969, couverture

 

Le 15 mars 1831 paraissait Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, dixit @GallicaBNF.

Un jour, l’Oreille tendue s’est prise pour lui. C’est ici.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Ceci tuer@-t-il cel@ ?», dans Maxime Prévost et Yan Hamel (édit.), Victor Hugo (2003-1802). Images et transfigurations. Actes du colloque «Imago Hugolis» organisé par le Collège de sociocritique de Montréal, Montréal, Fides, 2003, p. 77-87. https://doi.org/1866/13812

Les 9 R

Grégoire Courtois, les Lois du ciel, 2016, couverture

Résumé. Une gastro, puis seize morts, dont une majorité d’enfants, en forêt, dans l’horreur maintenue mais renouvelée en ses formes.

Rouge : sang.

Représentativité. Cette phrase n’est pas du tout représentative du ton du roman : «Parfois les enfants aiment à se perdre dans la contemplation des choses simples» (p. 126). Surtout pas du ton des pages finales, plus gore que gore.

Répétitions. Grégoire Courtois aime beaucoup l’expression tendre l’oreille; il l’utilise au moins sept fois.

Rhétorique. L’amateur de zeugmes se régalera.

Réflexivité. La littérature n’est pas morale (p. 154-155). Pas du tout.

Recommandation. À lire. Ouf et ouf et ouf.

Restricted, comme on dit au cinéma. Âmes sensibles, cependant, s’abstenir. Vous aurez été prévenues.

 

[Complément du jour]

Allons-y pour un autre R.

Remarquable. L’écriture de ce roman l’est.

 

Référence

Courtois, Grégoire, les Lois du ciel. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p.